Festival de Cannes : Rima Abdul-Malak répond à Justine Triet

par Sylvain Rakotoarison
samedi 3 juin 2023

« C’est cette majorité qui a défendu haut et fort notre exception culturelle ! Cette dernière est bien vivante : la preuve avec cette Palme d’or ! » (Rima Abdul-Malak, le 30 mai 2023 dans l'hémicycle).



Lors de la soirée finale du 76e Festival de Cannes le samedi 27 mai 2023, la réalisatrice française Justine Triet a été récompensée par la Palme d'Or pour son film "Anatomie d'une chute". Je n'ai pas (encore) eu la chance ni le privilège de voir ce film (qui sort officiellement dans les salles françaises le 23 août 2023), mais je ne doute pas que le jury du festival a honoré un grand film et c'est tout à la gloire tant des femmes que de la France : dixième réalisateur français et troisième femme en soixante-dix-neuf ans de festival à obtenir cette si recherchée palme.

On ne se rend pas compte en France que le Festival de Cannes est d'abord un festival international et pas seulement un festival franco-français, et c'est même, selon certains (pourtant peu suspect de chauvinisme), le plus grand festival du cinéma au monde. On peut imaginer que les Césars récompensent avant tout des Français, les Oscars des Américains, la Mostra de Venise des Italiens, etc. mais à ce festival de Cannes, peu de Français avaient encore reçu cette fameuse palme, et d'ailleurs, il suffit de regarder la composition du jury (cette année présidé par le réalisateur suédois Ruben Östlund), qui est totalement internationale, pour comprendre que la manifestation n'est pas franco-française.

Par ailleurs, il est de coutume, non seulement en France mais aussi dans d'autres pays (en particulier aux États-Unis), que les artistes récompensés, lorsqu'ils viennent chercher leur trésor de guerre, profitent de leur heure de gloire pour faire passer des messages, notamment humanitaires ou politiques. Cela n'a pas coupé pour Justine Triet qui a sorti ce qu'elle avait sur le cœur contre le gouvernement actuel, contre la réforme des retraites.

Un discours très militant, sans doute sincère, mais qui était excessif dans une enceinte comme celle-ci (a priori apolitique) : « Ce pays a été traversé par une contestation historique, extrêmement puissante, unanime de la réforme des retraites. Cette contestation a été niée et réprimée de façon choquante. Et ce schéma de pouvoir dominateur de plus en plus décomplexé éclate dans plusieurs domaines. Évidemment socialement, c'est le plus choquant. Mais on peut aussi le voir dans toutes les autres sphères de la société et le cinéma n'y échappe pas. La marchandisation de la culture que ce gouvernement néolibéral défend est en train de casser l'exception culturelle française. Cette même exception culturelle sans laquelle je ne serai pas là aujourd'hui devant vous. Je dédie ce prix à de jeunes réalisatrices et réalisateurs. Il faut leur donner une place dans ce monde dans lequel je suis entrée il y a quinze ans et qui était moins hostile. ». Cette tirade a reçu des applaudissements mais aussi des huées dans l'assistance (on n'a pas fait de vote pour savoir qui a gagné, les pour ou les contre).

C'est de bonne guerre, chacun a le droit d'exprimer son opinion et si on en a l'occasion, dans des circonstances qui lui donnent un écho médiatique particulier (ici, 20% de part de marché en "prime time" sur France 2 et 500 millions de vues sur les réseaux sociaux). Mais cela reste d'autant plus excessif qu'il est lâché comme un argument d'autorité, une sorte de vérité neutre, sans riposte possible de même nature avec le même écho.

Non seulement Justine Triet se trompe sur le fond, c'est-à-dire sur la supposée marchandisation de la culture actuelle et sur l'exception culturelle que le gouvernement ne soutiendrait plus, mais aussi sur l'interprétation de ce qui se passe.

Ainsi, le gouvernement actuel n'a rien de "néolibéral" ou de "libéral", il est sans doute celui, dans l'histoire de France, le moins libéral de toutes les républiques, celui qui a fait que l'État est le plus redistributeur, jamais la part de la redistribution sociale dans la richesse nationale n'a été aussi forte que sous Emmanuel Macron. En ce sens, Léon Blum (oui, affirmons-le ! regardons les chiffres !), Léon Blum est beaucoup plus libéral qu'Emmanuel Macron ; la France de 1936-1937 était immensément moins redistributrice que la France de 2023.

Pourquoi alors s'étonner que le Président de la République n'ait pas adressé immédiatement ses félicitations à la réalisatrice récompensée, lui qui aime les talents français, avec une charge aussi sévère et aussi injuste ? Faudrait-il être maso ?

Rima Abdul-Malak, la Ministre de la Culture, a rapidement félicité par un tweet la réalisatrice de "Anatomie d'une chute", une vingtaine de minutes après l'annonce de la Palme d'or, mais elle n'a pas pu s'empêcher d'exprimer également son étonnement voire son amertume : « Heureuse de voir la Palme d’or décernée à Justine Triet, la 10ème pour la France ! Mais estomaquée par son discours si injuste. Ce film n’aurait pu voir le jour sans notre modèle français de financement du cinéma, qui permet une diversité unique au monde. Ne l’oublions pas. ».



La ministre n'est pas du genre à laisser les critiques sans rien dire, même dans les cérémonies officielles. Ainsi, lors de la 34e cérémonie des Molières le 24 avril 2023, deux artistes de la CGT l'avaient sévèrement interpellée : « Les acteurs ne sont pas des chiens, disait déjà Gérard Philipe, pour dénoncer la précarité dans nos carrières et la faiblesse des droits sociaux. (…) Est-ce que seulement vous avez un avis sur les budgets, sur les spectacles annulés pour cause de facture énergétique ? (…) Les travailleuses et les travailleurs du spectacle, de l’énergie, les cheminots et les cheminotes, celles et ceux qui ramassent nos ordures, qui nous soignent, les enseignantes, les enseignants… Toutes et tous, nous ne sommes pas des chiens. (…) Quand allez-vous décider de sortir de votre silence ? ».

La Ministre de la Culture, présente dans la salle, avait alors cassé les codes en se levant et en demandant avec sang-froid un micro pour prendre la parole et répondre immédiatement aux comédiennes : « D'habitude, le rôle du ministre, c'est de rester assis à ne rien dire, mais là, ce n'est pas possible. (…) Cette phrase de Gérard Philipe qui a été dite, elle date de 1957, il n’y avait même pas de ministère de la culture à l’époque ! (…) Inflation, facture d'énergie, j'ai débloqué des aides exceptionnelles. Vous le savez, certains syndicats sont là, pour venir en aide aux structures les plus fragiles. (…) Le dialogue avec les syndicats. Je veux rappeler pour ceux qui sont là et qui le savent : le 7 février, on avait une réunion, vous avez demandé à la reporter. On l'a reportée au 16 mars. Vous n'êtes pas venus, vous avez demandé à la reporter. Elle est reportée au 27 avril, c'est jeudi. Vous avez encore demandé à l'annuler. Il est encore temps de changer d'avis, je suis là. » (cette intervention était toutefois préparée car un technicien avait prévu de lui apporter un micro).

Trois jours après la remise de la Palme d'or, Rima Abdul-Malak est revenue sur la tirade injuste et infondée de la lauréat Justine Triet, au cours de la séance des questions au gouvernement à l'Assemblée Nationale le mardi 30 mai 2023. Elle l'a fait à trois reprises.



Dans un premier temps, en répondant à la question hostile de la députée FI Sarah Legrain : « Je n’ai jamais contesté le principe de sa déclaration. Les artistes sont libres de s’exprimer partout, où ils veulent, quand ils veulent. La liberté d’expression est un principe intangible de notre démocratie, que je défendrai toujours. Je ne réclame pas de gratitude, juste de l’honnêteté intellectuelle, à vous également. Quels faits et quels chiffres prouvent que, depuis 2017, ce Président et ses ministres ont détruit l’exception culturelle ou marchandisé la culture ? C’est tout le contraire ! Nous n’avons fait que renforcer ce modèle dont nous sommes fiers, qui existe depuis 1946 et la création du CNC. Quelle est la réalité ? Nous avons créé une nouvelle taxe sur les plate-formes pour faire entrer de nouvelles ressources dans le budget du CNC. Au niveau européen, nous avons soutenu la réforme des directives droits d’auteur et services de médias audiovisuels (SMA) qui imposent aux plate-formes de financer la création française et européenne à hauteur de 20% de leur chiffre d’affaires. (…) Pendant la crise sanitaire, nous avons déployé plus de 400 millions d’aides exceptionnelles pour le cinéma. Nous avons aussi préservé l’intermittence du spectacle. Vous avez mentionné le pass culture. C’est très intéressant : par ce biais, l’État, je le répète, l’État, a financé 4 millions et demi de places de cinéma, afin d’aider les jeunes à y aller et de créer du désir pour le cinéma dans notre pays. C’est cela l’exception culturelle, madame la députée ! ».

À la députée écologiste Sophie Taillé-Polian, la Ministre de la Culture a complété : « Je trouve important de rétablir la vérité quand, sur le fond, sont tenus des propos excessifs et très éloignés de la réalité : où sont les menaces qui pèsent sur la culture ? Où sont les dangers ? Un certain parti voudrait censurer des artistes, boycotter des journalistes et conditionner les aides du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) à des films qui feraient la promotion de l’histoire de France ; cela a été dit en commission des affaires culturelles. Un certain parti voudrait privatiser l’audiovisuel public, alors que celui-ci finance la création à hauteur de 500 millions d’euros par an ! Un président de région, que vous avez cité, distribue les bons et les mauvais points et décide de couper des subventions à ceux qui ne sont pas d’accord avec lui. Voilà les dérives autoritaires qui menacent notre modèle culturel ! La ministre qui se tient devant vous défend le budget le plus élevé que la culture ait obtenu depuis que le ministère existe, en augmentation de 7% par rapport à l’année dernière. La ministre de la culture qui se tient devant vous défend la liberté de création chaque fois qu’elle est menacée. La ministre qui se tient devant vous est aux côtés des élus et des collectivités de la région Auvergne-Rhône-Alpes pour trouver des solutions. Je vais vous donner un exemple : il y a quelques semaines, plusieurs artistes et professionnels de la culture ont signé une tribune contre la réforme des retraites ; ils ne sont pas d’accord avec le gouvernement. Si vous regardez cette liste en détail, vous y trouverez de nombreux directeurs d’institutions subventionnées. Avons-nous dit quelque chose ou diminué leurs subventions ? Bien sûr que non ! Nous les avons même augmentées pour faire face à l’inflation. Vous voyez bien que cela n’a jamais été un critère. ».

Enfin, intervenant une troisième fois sur le sujet et répondant à la question amicale de la députée Renaissance (ex-LR) Constance Le Grip, Rima Abdul-Malak a exposé sa politique de soutien au cinéma français : « Il faut se réjouir de la bonne santé de notre filière cinématographique et audiovisuelle, due au talent des professionnels et des cinéastes, mais aussi à l’engagement des pouvoirs publics depuis plusieurs années, notamment pendant la crise sanitaire. J’ai ainsi annoncé, la semaine dernière, à Cannes, un nouveau plan qui vise à financer à hauteur de 350 millions d’euros, dans le cadre de France 2030, le développement de nos infrastructures de tournage ; il s’agit de doubler, d’ici à 2030, nos capacités de tournage et de formation. En effet, l’un des principaux enjeux est bien celui de la relève : il faut former de nouveaux talents, aider les organismes de formation à se déployer plus largement et soutenir davantage la formation de nouveaux talents créatifs et techniques. Je rappelle également l’importance de la régulation. Nous avons en effet amené les plate-formes américaines, qui sont désormais nos partenaires, Netflix, Amazon, Disney, à investir dans le financement de la création 20% du chiffre d’affaires qu’elles réalisent sur notre territoire, quand cette contribution est de 3,5% en Espagne, qui a un gouvernement de gauche, pourtant. Vous le voyez, nous faisons le maximum pour défendre l’exception culturelle et notre modèle de soutien, qui permet la diversité des films. À aucun moment, il n’est décidé en amont de soutenir un film pour des raisons de rentabilité : la décision est prise avant même que l’on sache s’il aura du succès ou non. Les conditions de la diversité sont ainsi réunies. ».

La politique est un grand théâtre, en particulier dans l'hémicycle de l'Assemblée Nationale. Rima Abdul-Malak tient son rôle de défense de sa politique culturelle quand d'autres, moins bien inspirés, la contestent sur des bases complètement farfelues qui ne font appel qu'à une vague notion de ressenti si ce n'est à de la désinformation voulue et militante. S'il y a bien un pays que les artistes devraient féliciter avec la crise sanitaire, c'est la France qui a soutenu financièrement tous les acteurs de la culture pendant les confinements. Comme le dit la ministre, on peut être libre de son expression, mais ne pas dire n'importe quoi, surtout quand il s'agit de l'argent du contribuable... Et vive la France !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (30 mai 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Rima Abdul-Malak.
Justine Triet.
Clint Eastwood.
Les Randonneuses (série télévisée).
L'Affaire d'Outreau (documentaire télévisé).
Lycée Toulouse-Lautrec (série télévisée).
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