Lettre d’un riche affairiste à son ami Paul Loup

par Bernard Dugué
vendredi 31 octobre 2008

Etrange crise que nous vivons. Imaginons un riche affairiste, bien au courant des mécanismes économiques, écrivant à un ami qu’il a rencontré un jour d’été dans un palace de la Côte d’Azur. La crise, c’est lorsque les riches en parlent que nous la comprenons un peu mieux.

Mon très cher Paul Loup, cela fait quelques moments que je comptais t’écrire, mais que d’événements ces dernières semaines. J’ai suivi toute cette crise avec un souci que tu dois imaginer. Les affaires passent avant toutes choses m’as-tu dit lors de notre rencontre cet été au Carlton. Et par les temps qui courent je dois te dire que tu as mille fois raison. Comment se porte ta chère et tendre Maggy ? Bien requinquée après son séjour de septembre à Davos ? La santé il n’y a que ça qui compte, après l’argent évidemment. Et le moral aussi. Ma chère épouse a eu un coup de déprime ces derniers jours. Je lui ai réservé une chambre dans un hôtel à Dubaï. Là-bas, le soleil est plus fort. La luminothérapie fonctionne à merveille. Mais, entre nous, je dois t’avouer que son moral est revenu grâce aux boutiques. Elle n’a fait que ça pendant une semaine. C’est ça les femmes. Pas besoin de cures thermales. Quelques essayages chez Prada ou Chanel et ça leur redonne une mine des premiers jours. Un peu comme pour nous le plaisir de rouler dans une Porsche. Au fait, comme va la tienne, depuis que tu lui as mis des pneus de 355 ? A moins que tu ne t’en sois séparé pour acquérir une Maserati.


Tiens, justement, je suppose que tu as dû faire quelques belles affaires en suivant mes conseils. Mon indic chez Porsche m’avait filé d’excellents tuyaux. Le rachat était prévisible et, comme j’avais anticipé quelques tensions sur les actions au vu du merdier financier actuel, j’avais pris quelques millions d’euros en actions Volkswagen en liquidant des actifs pourris juste avant que tout se sache. Jamais je n’aurais imaginé un tel bond. Tous ces actionnaires morts de faim se précipitant sur cette denrée devenue surévaluée. Des dingues. Je m’en amuse. La crise automobile nous pend au nez et tous vendent, y compris des positions correctes, pour prendre du Volkswagen. Du coup, j’ai tout vendu aujourd’hui, au plus haut. Je viens d’empocher 11 millions d’euros en une journée. J’avoue que je ne sais plus quoi faire de tout cet argent à part le faire prospérer. D’ici deux ou trois ans, les constructeurs sortiront des modèles plus puissants. Et comme tu connais mon goût pour les belles mécaniques, tu me comprends.


J’imagine que tu dois regarder avec attention le déroulement de la crise financière. Opportunité et danger disent les Chinois. Tel est notre secret à nous les affairistes. Pendant que les petites entreprises connaissent la crise, nos affaires resplendissent d’éclatants profits, avais-tu dit ce fameux soir où nous avions abusé du champagne sur la plage du Carlton, juste après cet incroyable feu d’artifice servi pas les artificiers venus de Chine. J’observe avec attention les évolutions du marché, tout en restant confiant plus que jamais. Tu avais raison, toi qui connais bien les rouages de nos gouvernants. Tout se passe comme prévu.


J’espère que tu as fait comme moi et liquidé toutes les positions douteuses. Le système est devenu malsain. Les gouvernants ont bien réagi, mieux que je n’espérais. Tous ces milliards déployés en Bon du Trésor, c’est du pain béni pour nous. Une vraie bouée de sauvetage. Dire qu’on est responsable du naufrage de la finance et que les Etats nous permettent de réinvestir tout ce pognon gagné en épargne conventionnelle. De quoi conserver notre trésor de guerre. Même si c’est du 4 ou 5 %. On pourra traverser la crise sans problème pendant trois ou quatre ans et, quand l’économie sera en bon état de marche, on sera prêt à miser de nouveau sur ce bien beau casino. Ce qui me semble étrange, c’est la réaction des médias. Il suffit qu’un seul journaliste affirme que 25 000 milliards ont disparu pour que tout le monde le croie. C’est décidément incroyable. Les citoyens avalent n’importe quoi. A croire qu’ils n’ont jamais pigé les mécanismes de la finance. Mais bon, comme tu le disais ce fameux soir à Cannes, il n’y a pas de mal à se faire de l’argent sur les ignorants. Certes, ce n’est pas moral, mais le citoyen qui ne s’intéresse pas aux mécanismes de l’économie alors qu’il en a les moyens, ce n’est pas moral non plus. A l’immoralité de la grande finance s’associe l’immoralité des petites ignorances. Tu as sans doute jeté un œil sur la dernière actu. L’affaire DSK. Tous se précipitent pour satisfaire leur voyeurisme de créatures vouées à la chair ou de misérables moralistes qu’aurait certainement moqué le camarade Nietzsche. Pendant ce temps, les affaires continuent. Surtout pour nous. Mais que d’agitations, de fluctuations. On doit travailler plus ces temps-ci. Suivre les évolutions du marché. Je suppose que tu vas examiner avec attention les liquidités en jeu. Et revoir tes projets en Arabie vu la baisse du pétrole. A mon avis, le Japon reste une valeur refuge avec ses entreprises de très belle technologie. Je t’avoue que je ne me lasse pas de voir quand mon timing le permet quelques concerts et films sur mon écran plasma de 4 mètres de diagonale. Le plus grand écran au monde, que j’ai payé seulement 35 000 euros. Et quand le prochain va sortir, je n’hésiterai pas à débourser le double. Puisque les affaires continuent, il n’y a pas de mal à se faire quelques petits plaisirs.


Tu connais mon âge, je veux profiter maintenant. Un projet en vue. Taquiner le gros avec mon pote William de Beverley qui m’a proposé une balade dans le Pacifique avec son yacht tout équipé. Mais, si des affaires sont en vue, alors je ne vais pas me défiler. Surtout que les profits seront aussi faciles à l’avenir. L’essentiel est comme tu le sais d’avoir les bonnes informations. Plus aucun gouvernement ni mouvement ne peut nous empêcher de faire nos emplettes sur les marchés et, d’ailleurs, sans nous, ils sont foutus, obligés de revenir à l’économie planifiée. A vrai dire, le seul grain dans notre machine, il pourrait venir de ce type dont tu m’as parlé, ce chroniqueur du site Agoravox, un certain Dugué. Un soir où j’avais du temps, j’ai pris le temps de lire ses écrits. Il a bien avancé. Il a un plan pour relancer la croissance. Incroyable ce type ! Non, je rigole, ce gars n’a aucune chance. Il a effectivement trouvé la faille dans notre système, le truc imparable qui pourrait rééquilibrer les choses et limiter nos profits. Avec son système de renflouement des ménages, il limite toutes nos espérances de profit. Fini les Bons du Trésors, on est obligé de racheter nos produits pourris ou laisser stagner notre argent sur des comptes. Une hérésie pardi ! Et puis, en redonnant de la solvabilité aux ménages, il limite aussi l’usage des crédits, bref, une bonne part de notre fonds de commerce. Les taux d’intérêts vont monter. Fini les coups spectaculaires. On va devoir revenir à la bonne vieille économie et nous satisfaire du rendement normal qu’offre l’économie réelle.


Je vais te donner mon avis définitif. Ce Dugué a parfaitement trouvé la faille, mais il sait, comme toi et moi, que son plan n’a aucune chance d’aboutir. Je vais te dire pourquoi. J’ai lu quelques commentaires et mes certitudes sont confirmées. Nous avons le champ libre parce que les citoyens sont complices de leur ignorance et jouets de leur méfiance, de leurs peurs. Si tu as un moment, jette un œil sur ceux qui manient avec leur mentor Bayrou la machette en plastique. Eh bien je te le donne dans le mille. Face au plan Dugué basé sur un usage raisonné de la planche à billet, tu sais, eh bien, que ça crée de l’inflation. Incroyable. Ces types, qui sans doute ont de petites économies sur leur Livret A ont peur de voir son épargne fondre. Autant dire que la messe est dite. Nous avons bien en main le système parce que les gens ont peur. C’est le ressort de nos affaires que la peur, qui fonctionne de pair avec l’avidité, l’envie. A vrai dire, je ne sais pas ce qui nous sépare des gens d’en bas. L’avidité ? Certainement pas. La plupart sont envieux quel que soit leur niveau et rêvent d’avoir ce que la classe au-dessus d’eux possède, jusqu’au sommet. S’ils avaient notre position, ils feraient autant de business. La peur ? Je ne sais pas. Eux ont peur, dès qu’ils ont un peu de biens. Faut les voir voter pour Le Pen. Avons-nous peur ? Je n’en sais rien. Notre univers est irréel et si nous ne commettons pas d’impair, notre situation est assurée. La seule peur qui pourrait nous gagner, c’est de ne pas pouvoir gagner plus. Il fut un temps où nos ancêtres étaient de véritables capitaines d’industrie, prenant des risques, de vrais aventuriers, et je t’avoue avoir gardé ce goût du risque. Ce qui nous sépare, en fait, c’est que nous avons réussi dans les affaires. Prends donc les anticapitalistes, remue leur psychisme et tu verras que la plupart envient les capitalistes sans pour autant rêver de l’être parce qu’ils n’ont pas les leviers pour le faire.


Au fait, j’espère que tu as fait de bonnes affaires. Il ne faut pas craquer. Quand on a quelques millions d’euros, faut y aller, avec une rage de joueur de poker et toute sa science du frisson bien maîtrisé. Quand je pense à tous ceux qui ont vendu leur petit paquet d’actions pour ouvrir un Livret A qui va maintenant leur rapporter 3 points et nous qui avons fait quelques très bonnes emplettes. Décidément, nous sommes les kings de la finance.


Pour tout te dire, cher Paul Loup, j’avoue parfois avoir quelques tourments de conscience, mais, au bout du compte, je n’ai aucun remords. Nous vivons dans un système de libre expression, de démocratie, et si la société nous permet de faire des affaires sur fond de chômage et de misère, c’est parce qu’elle l’a voulu. Les gens ont tous les instruments pour changer le système. Ils ne le font pas et nous accusent de les amener vers la misère. Tu parles, la plupart ont une maison, une voiture, un job, un chien, une famille, des vacances. Et si ça les fait chier le système, ils n’ont qu’à écouter Besancenot et faire la révolution. On sait où ça a mené dans les années 1930. En fait, ces gens ne feront ni la révolution politique ni la révolution économique parce que ce sont des petits joueurs de l’Histoire qui ont peur de perdre individuellement et ne prendront pas le risque de gagner collectivement. Alors, on ne va pas bouder notre plaisir. Au fait, toi qui as une calculette dans le cerveau, as-tu noté que ce 27 octobre, le Cac et le Jones ont tous deux frôlé le plus bas niveau depuis le krach du 10. C’est bien ce que tu avais prédit. La convergence des mouvements financiers en Europe, Etats-Unis et Japon. Nous y sommes. Le pétrole a baissé. J’avoue en bon mari, avoir cédé aux caprices de mon épouse. J’ai envoyé un jet aller chercher son Yorkshire qui lui manquait terriblement alors que nous étions en villégiature à Marrakech.


Cher Paul Loup, je pense bien à toi. Mes hommages à ta chère Maggy. Nous sommes les garants des vraies valeurs. Figure-toi que le vainqueur de Questions pour un champion s’est fait offrir par la chaîne une montre Tissot pour Monsieur et une pour Madame, sertie de petits diamants. Rien que de l’ordinaire pour nous qui sommes abonnés au Patek ; mais sans doute le signe que nos valeurs ont triomphé et, ma foi, ce Dugué, il peut aller se faire voir ! Nos valeurs mènent le monde !


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