Changement de cape

par C’est Nabum
mercredi 15 novembre 2023

 

Trouver enfin sa voie.

 

Une baleine profita d'un jour de pluie pour changer d'air. La chose allait de soi pour elle, une pensée bien terre à terre pour celle qui se trouvait bien trop à l'étroit là où elle vivait, ne voyant le jour que bien trop rarement. Elle en avait assez de devoir ainsi se plier aux caprices d'un maître qui la bringuebalait sans cesse pour la solliciter si peu.

Il est vrai que vivre dans un parapluie, se plier en quatre pour tenir dans un sac, ne s'ouvrir au monde extérieur qu'à la demande, par une pression sur un bouton qui vous intime l'ordre de vous déployer avait de quoi vous mettre les nerfs en boule. Notre baleine aspirait à vivre au grand jour.

Elle saisit donc l'occasion d'une tempête à vous retourner tous les parapluies de l'endroit pour prendre la clef des champs et aller tenter l'aventure ailleurs. Elle était joueuse, aimait le danger, l’incertitude, la clandestinité. Elle opta sans la moindre hésitation pour un parapluie canne qui servait de table de jeu pour le bonneteau. Mal lui en pris, elle acheva cette très courte reconversion, oubliée dans un panier à salade.

Après une longue pénitence aux objets perdus, elle se dit qu'ouvrir le parapluie pour un oui ou pour un non n'était pas une sinécure. Elle entendait passer à travers les quelques gouttes, vivre au grand jour, la tête haute, acceptant même une part de risque et d'incertitude. Elle se fit adopter par une fildefériste qui tenait une ombrelle à la main pour se maintenir en équilibre.

Elle fut enthousiaste durant la longue période d'entraînement afin de préparer le numéro. Il s'était établi une complicité entre la ballerine circassienne et la baleine, un contrat de confiance qui lui donnait des ailes. Même si toutes les deux tombaient parfois de haut, ce n'était jamais bien grave, la confiance s'établissait entre elles et bientôt elles pourraient se produire sous les projecteurs et les bravos.

Ce fut là son drame et le prétexte pour une nouvelle désillusion. Le spectacle de l'équilibriste était si merveilleux, tellement gracieux et si parfaitement mené qu’il s'acheva sous un tonnerre d'applaudissements. Si l'artiste en fut enchantée, récoltant la juste récompense d'un travail acharné, il n'en fut pas de même pour la baleine qui vivait un véritable naufrage dans ce vacarme. Elle dut rompre sa collaboration avec la dame.

Une fois encore, la baleine était à la croisée des chemins. Elle devait choisir une reconversion qui allait la laisser en paix, loin des précipitations de toute nature qui avaient peuplé son quotidien. Vivre au soleil à ne rien faire était un rêve qu'elle réalisa en se mettant au service d'un parasol. Une vie de farniente pensa-t-elle bien naïvement.

Elle déchanta bien vite. Le soleil est un ennemi plus redoutable encore que la pluie. Elle brûlait sous ses rayons ardents tout en devinant les prémices d'un mélanome inquiétant. Il lui faudrait se protéger, se mettre de temps à autre à l'ombre comme au début de son histoire. Mais rien de tout ça ne pouvait se produire puisqu'elle était au service d'un loueur sur une plage huppée qui jamais ne mettait en repos ce parasol lucratif.

Elle reprit la route à la recherche d'une activité paisible. Elle se fourvoya totalement puisqu'elle se trouva embrigadée dans une aventure des plus scabreuses. Elle devint à l'insu de son plein gré l'instrument d'une pratique homicide dans une officine d'agents secrets. Elle se fit honteusement complice du fameux parapluie Bulgare. Elle dut se résoudre à la clandestinité un long moment pour se faire oublier.

Elle se retrouve alors en bord de rivière, cherchant à passer inaperçue. Elle atterrit chez un passionné de pêche qui pratique une curieuse activité. La pêche à la vermée, une technique à la ligne sans hameçon. Le pêcheur confectionne une pelote de lombrics enfilés au bout d’une fine cordelette attachée à l’extrémité d’une canne. Il dépose la vermée au fond de l’eau en donnant de légères impulsions à sa ligne. L’anguille, flairant l’odeur des vers, mord alors dans l’appât. Le pêcheur n’a plus qu’à relever la canne fermement et, l’anguille, surprise, chute dans le parapluie retourné.

Pour notre baleine, c'est le monde à l'envers. Si le ciel demeure bien au-dessus d'elle, l'eau est en dessous alors qu'elle se retrouve les quatre fers en l'air. Il y a de quoi en perdre la tête sans dans ce cas précis pouvoir affirmer qu'il y a anguille sous roche. Les pauvres bêtes viennent choir tout près d'elle. Elle éprouve plus encore que lors de son expérience précédente un terrible sentiment de culpabilité, étant indirectement responsable de la mort de celles de son espèce. Elle fila à l'anglaise lors de la fermeture de la pêche.

Une nouvelle fois, il lui fallut trouver un point de chute, un nouvel usage qui lui donnerait cette fois toute satisfaction. Elle ne pouvait se résoudre à multiplier ainsi les déconvenues et les situations peu honorables. Elle resta la tête à l'envers en liant sa destinée à un bonimenteur de marché qui vendait des paires de chaussettes, entassées dans un parapluie.

Notre baleine y vit comme un déclassement. Les produits ainsi entassés dans ce curieux réceptacle filaient un mauvais coton. Parfois même, elle se demandait si ce n'était qu'un vulgaire synthétique qui ne tiendrait pas longtemps la route. Pire encore, l'incessant bavardage du bonimenteur lui brisait les oreilles. Elle avait fait fausse route ce qui avec des chaussettes prouvait qu'elle marquait le pas.

Elle entendit prendre une nouvelle fois de la hauteur ayant un souvenir nostalgique de la fildefériste qu'elle avait quittée sur un coup de tête. Il importait de ne plus se tromper, elle se doutait qu'elle avait épuisé tous les possibles. Elle changea de cap, cessa de chercher à jouer les utilités pour entrer de plain-pied dans le monde de la décoration urbaine.

Elle lia sa destinée à un des nombreux parapluies colorés suspendus dans les rues de nos agglomérations. Phénomène, apparu au Portugal, ce spectacle enchante les passants et redore le blason de certaines cités tout en apportant des touches de couleur dans la ville. La baleine soudain se prit pour un poisson volant, elle n'en demandait pas plus.

Comme la décoration changeait régulièrement de ville, elle vit du pays et fut souvent prise en photographie. Elle avait enfin trouvé sa voie, fut-elle à quelques mètres des rues de nos villes. En suspension sans avoir à être suspendue à une main humaine, elle retrouvait le bonheur du fil et de la recherche de l'équilibre. Elle ne demandait rien de plus de l'existence.


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