Sens dessus dessous

par C’est Nabum
lundi 5 juin 2023

La compte à rebours

Il sera une autre fois pour Irène ! Cette vieille femme se trouvait au couchant de son existence, à l'heure du bilan avant le grand voyage. Elle n'avait été ni belle, ni riche, n'avait rencontré ni prince charmant ni gentil et brave garçon. Les circonstances de son parcours l'avaient laissée à l'écart de l'amour sans qu'elle l’eût décidé au plus profond de son cœur, pour une bonne cause ou bien un être suprême. Elle n'avait pas plus voué son trop plein de tendresse à des neveux ou des nièces, des enfants abandonnés ou de bonnes causes. Elle se devait de reconnaître que sa vie n'avait été qu’une longue succession d'échecs, de désillusions et de frustrations. Au moment de recevoir la camarde, pour l'ultime voyage, elle ne pouvait qu'avoir le cœur lourd d'un séjour sur terre qui s'avérait être d'une totale vacuité.

Entamant son compte à rebours, elle voulut manger une pomme qu'elle savait symbole de ce passage vers cet inconnu qui fascine tout autant qu'il inquiète. En route pour l'Île d'Avalon, il n'était plus opportune manière de montrer à Charon qu'elle ne le redoutait pas. Elle s'était résignée à ce qu'il vienne la cueillir comme un fruit blet, sans saveur ni histoire. Pourtant, dès sa décision prise de devancer ainsi sa dernière heure, tout s'était embrouillé dans le protocole qu'elle entendait donner à son ultime révérence.

Elle s'était rendue dans son cellier pour choisir un de ces fruits qu'elle conservait tout l'hiver dans des clayettes. En dépit du froid, en dépit du lieu, quelle ne fut pas sa surprise de trouver sur la terre battue, un serpent, lourd d'une menace qui pourtant ne l’effrayait nullement. L'animal pouvait lui injecter son terrible venin, il n'aurait fait que se faire le complice d'une décision qu'elle avait prise en toute conscience et en dépit des promesses de damnation que serinait le bon vicaire de la paroisse. Il lui rendrait même grandement service, lui épargnant l’humiliation de l'anathème.

Il en alla tout autrement. Le serpent s'adressa à elle en une langue qui n'avait rien de vipérine. Charmant tout autant que charmeur, le reptile lui conseilla de croquer la pomme, l'incitant à prendre la plus colorée, la plus grosse sans chercher à l'éplucher ou même la couper. Irène, sans se montrer plus étonnée que ça de cette rencontre surprenante, entama la conversation avec l'animal. Elle lui demanda ce qu'il faisait là en une saison où sa présence du reste semblait totalement hors de propos ce à quoi le serpent lui répondit qu'elle n'avait pas à se faire des nœuds dans la tête. Manifestement la curieuse bestiole n'avait nullement l'intention de s'expliquer.

Passant outre les autres interrogations de la femme, le serpent se fit plus sournois encore pour d'une voix doucereuse, réitérer sa demande : « Croquez avec le peu de dents qu'il vous reste la plus belle pomme de votre clayette ; ma chère Irène ! » La vieille femme, troublée tout autant que charmée succomba à la tentation et s'exécuta sur le champ. Elle prit, sans doute était-ce prémonitoire, une pomme rouge fort judicieusement nommée « Red Devil ». Avait-elle agi en conscience ? Nul ne saurait l'affirmer tandis que la suite prouva le bien fondé de ce nom.

Irène dans l'instant s'engorgea tant et si bien que la pauvre femme s'étouffa sans autre forme de procès. Le serpent pouvait tirer sa révérence, il avait une fois encore accompli sa mission tandis que gisait sur la terre battue le corps inanimé de la malheureuse. Elle allait vraisemblablement rester abandonnée de tous en ce lieu froid à l'écart des regards. Qui donc aurait l'idée de s'enquérir de celle qui se faisait si discrète ? Et si par hasard quelqu'un le fit, irait-il jusqu'à descendre dans cette pièce borgne ? La fin de la pauvre femme serait à l'image de son parcours sur terre, une immense déconfiture.

Nonobstant les probabilités, l'impensable eut lieu. Il faut reconnaître que la proximité des fêtes de fin d'année joua un rôle déterminant dans cet incroyable concours de circonstance. Le facteur assurait sa tournée des calendriers et le fonctionnaire était véritablement le seul lien d'Irène avec le monde des vivants. L'homme aimait à passer lui porter une de ses rares lettres, purement administrative, que recevait celle oubliée de tous sauf de l'administration française. Irène ne manquait jamais du reste l'occasion d'une conversation autour d'un verre de café.

Le facteur savait que sa cliente se montrerait généreuse, sachant qu'elle pouvait compter sur ce gentil monsieur pour quelques menus services qu'il ne manquait jamais de lui consentir. Il fut surpris de trouver le misérable demeure ouverte et vide, comme si la femme était partie à l'improviste, ce qui ne lui ressemblait guère. Il se permit de fouiller la maison et finit par se rendre au cellier et y découvrir le corps.

Il fit ce qu'il convenait, appela les secours qui comme lui constatèrent le décès. Le médecin fut convoqué pour signer l'avis d'inhumation tandis que les pompes funèbres vinrent quérir une cliente qui ne leur assurerait pas de substantiels bénéfices. La malheureuse finirait dans le carré des indigents dans une vulgaire caisse en bois blanc. Nul héritier n'était là pour soigner le décorum. Le croque-mort voulut cette fois-là, justifier ce sobriquet professionnel en réalisant le geste auguste et ancestral qui avait valu cette curieuse réputation à ceux de sa profession …

Ce qu'il advint alors échappe à la logique tout en mettant grandement en cause les compétences du médecin appelé pour le constat de décès. Irène sous le coup de la morsure, au lieu d'avaler son bulletin de naissance, ce qui eut été logique, recracha le quartier de pomme qui lui avait obstrué les voies respiratoires. Celles du seigneur devront attendre encore un peu, la postulante au purgatoire venait de bénéficier d'un sursis.

Devant ce miracle, Adam, l'employé des pompes funèbres en eut des sueurs froides ce qui dans une chambre mortuaire aurait pu lui provoquer un « chaudi-fredi ». Au lieu de quoi ce fut un coup au cœur pour cet homme, vieux gars depuis toujours, qui vécut cette résurrection comme un signe divin. Il déclara sa flamme à celle qu'il venait de tirer des fourches du malin, une déclaration qui étrangement, reçu l'assentiment de celle qui n'avait jamais vu le loup.

La suite fut « croquignolesque » tant ces deux-là n'étaient pas programmés pour vivre ensemble à un âge où tout espoir est le plus souvent vain. Irène et Adam se trouvèrent en harmonie tout en découvrant le chemin du tendre sans qu'ils éprouvent le besoin de passer par chez monsieur le vicaire. La nouvelle de cette union impie fit rapidement le tour du bourg, débordant même sur toute la contrée. Les mauvaises langues s'en donnaient à cœur joie tandis que le serpent, en dépit d'une morphologie inadaptée, se frottait les mains du bon tour qu'il venait de jouer.

La découverte des mystères de la fusion de ces deux corps, qui n'avaient jamais jusqu'alors effleurés la marguerite ne fut pas une mince affaire. Irène se montrant d'une pudeur excessive tandis que son Adam était d'une timidité qui paralysait toutes ses initiatives. La consommation tardait à se matérialiser tandis qu'autour d'eux, les propos les plus graveleux venaient noircir un amour sincère. Les gens sont méchants et ceux-là qui se gaussaient de la vieille fille et du vieux gars, soudain étaient horrifiés à l'idée que l'amour puisse les titiller.

Leur découverte mutuelle finit par rendre possible et même tangible ce mystère qui préoccupe tant les jeunes gens et rend stupide les grandes personnes. Pour Adam et Irène cela se passa tout naturellement après qu'eurent tombé toutes leurs réticences. Ce fut un long préliminaire, un lent apprivoisement mutuel, une patiente quête de la tendresse et des émois qui aboutirent à ce mystère insondable.

Il n'y eut ni soupir, ni cris, ni plainte ni abandons extravagants. Cela vint tout naturellement sans même qu'ils se rendent compte de ce qu'il faisait véritablement. Il y eut une mutuelle explosion des sens, un émoi qui laissa pantois, une extase dont ils restèrent cois au point de s'endormir dans une étreinte d'une immense tendresse. Au pied du lit, le serpent tenait sa revanche, il se dressa pour admirer son œuvre avant que de disparaître dans un halo de lumière.

Au petit matin, Irène et Adam se réveillèrent avec une surprenante vitalité. Ils se regardèrent médusés, incapables de se souvenir de ce qui les avait menés là. Plus incroyable encore, ils étaient jeunes et une vie nouvelle se présentait à leur amour. Le compte à rebours d'Irène s'était pris les pieds dans la grande horloge du temps et franchement, tous deux ne pouvaient que se féliciter de ce fabuleux miracle.


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