Henri Bergson, les limites du langage

par Robin Guilloux
mardi 23 mars 2021

L'auteur : Henri Bergson, né le 18 octobre 1859 à Paris, ville où il meurt le 4 janvier 1941, est un philosophe français. Parmi les ouvrages qu'on lui doit, les quatre principaux sont l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Matière et mémoire (1896), L'Évolution créatrice (1907) et Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932). Bergson est élu à l'Académie Française en 1914 et il reçoit le prix Nobel de littérature en 1927. Il est également l'auteur du Rire, un essai sur la signification du comique (1900)

Le texte :

"Pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent tous des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience, avec les mille nuances fugitives et les milles résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles" (…)

BergsonLe rire.

La thèse de l'auteur est exprimée au début du texte : "Nous ne voyons pas les choses mêmes, nous nous bornons à lire des étiquettes collées sur elles." 

Elle apparaît comme paradoxale, dans la mesure où le langage, pour l'opinion commune et dans son usage ordinaire nous permet d'appréhender le monde extérieur (concept en allemand, begrief, signie "saisir", "s'emparer de") et nos états d'âme. Pour Bergson, au contraire, le langage ordinaire est un obstacle à une perception authentique du monde extérieur et intérieur. 

"Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles" : les étiquettes que nous lisons sur les choses au lieu de voir les choses mêmes, ce sont les mots. Selon Bergson, cette tendance est issue du besoin.

"Nous ne voyons pas les choses mêmes. Nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles", c'est-à-dire des mots tout faits, "prêts à porter" qui ne saisissent des choses que leur aspect le moins individuel, le plus général. 

Une "étiquette" est une information collée sur un récipient qui permet de connaître son contenu. Par exemple : "confiture de fraises". Une étiquette ne désigne le produit que sous son aspect le plus général, le plus impersonnel. Elle ne nous dit rien, par exemple, du goût de la confiture fraises. 

Le rapport au monde dans l'espèce humaine passe par le langage. Le langage joue le même rôle chez l'homme que l'instinct dans le règne animal, mais il est toujours, comme chez l'animal, au service du besoin. Nous ne retenons de l'objet que son aspect utilitaire : l'eau, par exemple, sert à étancher la soif, le feu à faire cuire les aliments, l'air à attiser le feu et la terre à fabriquer des poteries et les mots que nous employons : eau, air, terre, feu se ressentent de l'usage utilitaire que nous faisons des réalités qu'ils désignent. Les mots simplifient le réel à outrance. Quand il s'agit d'échapper à un danger, à un prédateur par exemple, il n'est pas utile de faire la différence entre deux espèces d'ours, un ours brun et un ours noir. Le mot "ours" suffit.

Nous ne voyons dans les objets que leur qualités d'ustentiles ou ce qui leur est commun. Le langage est au service de l'assouvissement des besoins et de l'action.

Notre horizon est obstrué par les mots. Nous ne voyons pas ce que Reiner-Maria Rilke appelle "l'ouvert" :

"De tous ses yeux la créature
voit l’Ouvert. Seuls nos yeux
sont comme retournés et posés autour d’elle
tels des pièges pour encercler sa libre issue.


Ce qui est au-dehors nous ne le connaissons
que par les yeux de l’animal. Car dès l’enfance
on nous retourne et nous contraint à voir l’envers,
les apparences, non l’ouvert, qui dans la vue
de l’animal est si profond. Libre de mort.
Nous qui ne voyons qu’elle, alors que l’animal
libre est toujours au-delà de sa fin :
il va vers Dieu ; et quand il marche,
c’est dans l’éternité, comme coule une source.
Mais nous autres, jamais nous n’avons un seul jour
le pur espace devant nous, où les fleurs s’ouvrent
à l’infini. 

Les mots, à l'exception des noms propres, note Bergson désignent tous des genres. Si je dis "cheval" par exemple, je ne désigne aucun cheval en particulier, aucun cheval réel, comme ce jeune poulain qui gambade hic et nunc (ici et maintenant) dans cette prairie printanière, que les linguistes appellent le "référent", mais une espèce, une généralité. "Le concept de lion de rugit pas", disait Wittgenstein.

Au contraire Marcel Proust s'enchantait du pouvoir évocateur de certains noms propres comme "Parme" ou "Florence".

Les "nominalistes" considéraient que les concepts sont des constructions humaines et que les noms qui s'y rapportent ne sont que des conventions de langage. Les êtres ne sont pas intrinsèquement porteurs des concepts par lesquels nous les appréhendons. Ils ne sont que des instruments permettant de décrire commodément le réel. Selon Hegel, C'est dans le nom (Näme) que nous pensons. Mais "qu'y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom".

Pour Bergson, ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, mais aussi nos propres états d'âme "qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu".

En d'autres termes, nous traitons nos états d'âme comme les objets du monde extérieur. Nous ne voyons en eux que leur aspect le plus impersonnel, le plus général, le moins original. Nous faisons rarement la différence entre les différentes nuances de la peur : appréhension, inquiétude, angoisse, panique, terreur, effroi, cauchemar...

Bergson donne l'exemple de l'amour et de la haine, de la joie et de la tristesse : "Si c'était notre sentiment lui-même qui arrivait à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonnances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre, nous serions tous romanciers, tous poètes, tous musiciens".

Les romanciers, les poètes, les musiciens entretiennent avec le monde extérieur et intérieur un autre rapport que la plupart des hommes. Ils se détournent de l'action au service du besoin pour appréhender le monde extérieur et intérieur de façon désintéressée, pour en noter l'aspect individuel, personnel, intime.

Marcel Proust, par exemple, se désolait qu'un de ses amis se révélât incapable de décrire une réception à l'ambassade d'Angleterre, autrement qu'en termes banaux : il y avait untel et untel, il y avait un buffet avec du saumon, etc. Il aurait voulu que son ami lui apportât davantage que de simples informations au sujet de la réception mais une évocation détaillée et vivante.

Berson prend aussi l'exemple de la musique qui est de tous les arts celui qui est le plus éloigné du langage. La musique est l'art le plus propre à exprimer les sentiments. "L'hyme à la joie" de Beethoven n'exprime pas seulement la joie, mais les nuances fugitives et les résonnances profondes de la joie.

D'autre part, le langage est discontinu, il relève d'un temps spatialisé ; la musique correspond à l'essence de la conscience qui est de l'ordre de la durée, d'un flux indivisible. Le langage est le domaine de l'intelligence, la musique celui de l'intuition.

De même, le poète, l'écrivain ne se servent pas du langage dans un but utilitaire. Il sont bien plutôt au service du langage dont ils dépassent la fonction purement utilitaire en faveur de la fonction expressive et poétique.

Dans Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley, "le sauvage" parvient à mettre des mots sur des sentiments et des émotions "à l'état brut" grâce à un livre, les oeuvres complètes de William Shakespeare, interdit dans le "meilleur des mondes" et qu'il a trouvé dans la réserve : "Semblables aux tambours, semblables aux hommes chantant l'incantation du blé, semblables à des formules magiques, les mots se répétaient et se répétaient dans sa tête. Après la sensation de froid, il eut soudain très chaud. Il avait les joues en feu sous l'afflux du sang, la chambre tournoyait et s'assombrissait devant ses yeux. Il grinça des dents : "Je le tuerai (l'amant de sa mère, Linda), je le tuerai, je le tuerai", disait-il sans fin. Et brusquement, il y eut d'autres mots encore :

"When he is drunk asleep, or in his rage

Or in the incestuous pleasure of his bed..." (Hamlet, II, 3)

"Quand il dormira, ivre mort, ou dans sa rage,

Ou dans le plaisir incestueux de son lit."

Le romancier ou le dramaturge nous aident à mettre des mots justes sur les sentiments que nous éprouvons et qui, sans eux, resteraient à l'état latent.

Le langage ordinaire note une fois pour toutes l'aspect impersonnel de nos sentiments, alors que le langage musical, poétique ou littéraire en note l'aspect personnel, individuel original et mouvant.

Le langage ordinaire est au service des besoins et de l'action, il est à peu près le même pour tous les hommes. Dans ces conditions, il est paradoxal, mais inévitable que "l'individualité nous échappe jusque dans notre propre individu". 

Proust ne se contente pas de dire j'ai mangé une madeleine. Il essaye de la cararactériser, d'exprimer ce qui la distingue des autres pâtisseries : "un de ces gâteaux courts et dodus appelés "Petites Madeleines" qui semblaient avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques", "Ce petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot".

Bergson emploie le mot "symbole" dans le sens de signe linguistique. Le signe est composé de deux éléments : le signifié et le signifiant. Le signifié désigne la représentation mentale du concept associé au signe, tandis que le signifiant désigne la représentation mentale de la forme et de l'aspect matériel du signe. Les linguistes introduisent une troisième notion, la notion de "référent". Le référent est l'objet désigné par le signe. "Nous nous mouvons parmi les généralités et les symboles" : Nous voyons des signes et nous avons tendance à prendre ces signes qui ne sont que des "étiquettes" sur les choses pour la réalité elle-même (le référent).

Pour percevoir la réalité elle-même, nous devons renoncer à l'usage impersonnel et utilitaire du langage, lire les poètes, les écrivains, écouter de la musique.

Bergson distingue implicitement dans ce texte deux fonctions distinctes du langage : l'expression et la communication. Quand on communique, on fait un usage impersonnel et utilitaire du langage, mais quand on s'exprime, on n'utilise pas le langage, on est à son service, on en fait un usage personnel et désintéressé. 

Selon Bergson, il y a une disproportion entre le langage qui a pour but de communiquer et la parole qui exprime l'intériorité personnelle. En effet, communiquer engage ce qui est commun. Le commun est ce qui est ordinaire et également ce qui est en partage entre plusieurs individus. Donc pas singulier, pas propre à soi. Ainsi, il y a toujours un décalage entre les mots et la pensée. 

Il faut distinguer entre le langage, la langue et la parole. Le langage, c'est la faculté, propre à l'homme, de parler, la langue, c'est la totalité des mots disponibles, tels qu'on les trouve dans le dictionnaire et qui sont en nombre fini et la parole qui se caractérise par l'invention, c'est-à-dire par la capacité de mettre des mots non pas les uns à coté des autres, mais à faire dire à la langue ce que jamais elle n'aurait imaginé pouvoir dire.

La langue est comme les règles du jeu d'échecs et la parole comme les parties en nombre infini que l'on peut jouer à partir de ces règles. Cette distinction entre la langue et la parole explique la difficulté que l'on peut rencontrer quand on veut exprimer ce qu'on éprouve.

La langue est finie, mais virtuellement infinie. La parole actualise le caractère virtuellement infini de la langue en lui faisant dire ce qu'elle ne savait pas qu'elle pouvait dire par la grâce d'une comparaison ou d'une la métaphore vive (Paul Ricoeur) : "Et les fruits passeront la promesse des fleurs", "La terre est bleue comme une orange", "la lucidité est la blessure la plus proche du soleil". "Parler donc est difficile, si c’est chercher… chercher quoi ? Une fidélité aux seuls moments, aux seules choses qui descendent en nous assez bas, qui se dérobent, si c’est tresser un vague abri pour une proie insaisissable…" (Philippe Jaccottet)

 

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