L’Utopie révolutionnaire est toujours vivante

par Denis Langlois
mardi 20 février 2007

En avril 2005, Denis Langlois, avocat et écrivain, auteur d’une vingtaine d’ouvrages dont « les Dossiers noirs de la police française », « La Politique expliquée aux enfants (illustrée par Plantu) ou « l’Affaire Seznec » (Prix des droits de l’homme 1989), a publié aux Editions Michalon un livre sur l’utopie révolutionnaire intitulé « L’utopie est morte ! vive l’utopie ! ». Il s’agit - l’auteur en est conscient - d’un livre à contre-courant, surtout dans une période délibérément électoraliste. Même les partis communistes ou gauchistes ne se recommandent plus de la révolution et ceux qui le font encore n’admettent pas qu’on qualifie leur idéologie d’utopique, c’est-à-dire d’irréalisable dans la forme qu’ils lui donnent. Cependant, le rêve de changer fondamentalement le monde dans un sens plus juste et plus libre, existe toujours dans l’esprit et le coeur d’un nombre important de citoyens. C’est pourquoi Denis Langlois nous a demandé de publier un extrait de l’introduction de son livre qui lui semble d’actualité, en espérant susciter les réactions constructives ou non de lecteurs.

"...Pas question de laisser la place à ceux qui ont réduit la politique au soin de gérer petitement le quotidien. Nous refusons de n’être que des spectateurs désengagés de l’histoire, de notre propre histoire. Au contraire, nous voulons la prendre à bras-le-corps, par la peau du cou, la maîtriser, la dominer, ne serait-ce qu’en pensée. En jouir pleinement. Retrouver la fièvre des grands récits, des grands voyages.

Or, en ces temps peu favorables aux projections dans l’avenir et aux boussoles emballées, les bien pensants, les politiquement corrects, les nouveaux citoyens aseptisés, nous ont fait remiser nos rêves révolutionnaires. Ils en ont même dressé l’acte de décès. Morts de leur belle mort, dépassés, ridicules, malsains, dangereux. D’après eux, c’étaient des enfantillages qui, concrètement, ne pouvaient aboutir qu’à un régime totalitaire, une dictature sanglante, exactement le contraire de ce que nous prétendions atteindre. Des épousailles pour le meilleur qui tournent au pire. Un cauchemar dissimulé derrière le mirage. Aujourd’hui, le mot même de révolution est devenu tabou. Les gauchistes officiels ne le prononcent plus, de crainte d’effaroucher leurs électeurs.

Bien sûr c’étaient des enfantillages, mais qui soutiendra que l’existence humaine peut être autre chose qu’un enfantillage, une façon tragico-bouffonne de se voiler la face, d’allumer des lampions aux branches des échafauds ? Comment pourrait-il en aller autrement de ces êtres qui se retrouvent sur une planète sans savoir d’où ils viennent et quel est le sens de cette vie qui les mène inexorablement vers la mort ?

Le capitalisme et le social-libéralisme qui sont aujourd’hui les deux seuls produits politiques disponibles en magasin ne sont-ils pas eux aussi des enfantillages ? Accumuler le plus de richesses et de pouvoirs possibles, vouloir en quelque sorte lester son existence, alors que la mort est la fin la plus misérable qui soit, alors que les linceuls n’ont pas de poches et les squelettes plus d’oreilles pour retenir les couronnes, n’est-ce pas un enfantillage ? Prétendre freiner cette accumulation au nom de valeurs vaguement réformatrices ou même contestatrices, n’est-ce pas jouer à l’enfant qui se met en travers de la voie et, les bras tendus, se figure qu’il va arrêter un train lancé à toute vitesse et en plus réussir à monter dedans ?

L’argent, le profit, la puissance, la gloire, la bonne conscience (souvent accompagnée elle aussi d’une soif de pouvoir), la morale distributrice de bons points, sont autant d’illusions et même - au risque de trahir le mot - d’utopies qui ne peuvent se réaliser faute d’une vie immortelle dont on connaîtrait exactement le mode d’emploi.

Tout est enfantillage ou rien ne l’est. Je penche délibérément pour la première hypothèse et cela ne me gêne pas. Les êtres humains - c’est une banalité de le rappeler - n’ont fait que progresser matériellement, se spécialiser, inventer des bidules de plus en plus perfectionnés, mais ils n’ont pas avancé d’un orteil dans le sens d’une maturité morale ou psychologique. Tout simplement parce que cela leur était impossible, parce que chaque fois ils venaient buter contre l’absurdité de la condition humaine. Alors, ils ont fui, ils se sont réfugiés dans l’utopie, dans le "non-lieu", dans l’univers de nulle part et d’ailleurs.

Si l’"utopie" capitaliste, celle des fous de l’or et de ses privilèges, s’est imposée en déployant ses tentacules sur la globalité du monde, ce n’est pas parce que c’est la meilleure, seulement parce que, dans son individualisme exacerbé, son arrogance, son avidité, dans ce qu’on peut appeler ses "mauvais sentiments", c’est la plus facile à mettre en oeuvre. Un jeu d’enfant précisément. Amasser le plus de richesses et de pouvoirs, les gosses de la maternelle savent le faire naturellement. Les plus doués, les plus gonflés, les plus costauds, pigent tout de suite comment on rafle les jouets des copains, comment on casse la gueule de ceux qui rouspètent et comment en plus on se fait admirer de la majorité passive.

(...) La révolution, celle qui consiste à vouloir démantibuler tout cela en s’imaginant qu’il en sortira quelque chose de meilleur, que l’homme deviendra partageur, n’est pas à première vue une utopie plus évoluée que les autres, car fatalement l’espèce humaine retombera dans la situation précédente. Elle n’est pas cependant moins évoluée. Elle se situe sur le même plan, celui de la vanité de tout effort pour se sortir de la condition humaine lorsqu’on est un être humain. Bref, a priori et, je le répète, sur un plan théorique, toutes les utopies se ressemblent pour la bonne raison qu’elles ont le point commun de n’être que des utopies et de ne pouvoir être autre chose que des utopies.

Alors, me demanderez-vous, pourquoi rejeter telle utopie et mettre en avant telle autre ? Au nom de la nuisance de certaines qui, imposées par la violence, provoqueraient des massacres impressionnants. Jusqu’ici, les carnages qui peuvent être imputés à la mise en pratique des utopies révolutionnaires et plus spécialement "communistes" sont certes impressionnants : le père Staline et son compère Mao ou encore les Khmers rouges n’y sont pas allés avec le dos de l’écumoire. Sous prétexte de construire le bonheur commun, l’Etat et le Parti ont détruit la société humaine à coups de purges, de terreur et de goulags.

Mais tout cela est insignifiant, du petit boulot, de l’artisanat, à côté des milliards de morts provoqués par la lutte classique pour l’argent et la puissance. (L’idéologie nazie et les fascismes en général se situent dans le droit fil de cette lutte, ils n’en sont qu’une monstrueuse variante.) Aujourd’hui, le capitalisme, mondialisé ou non, entraîne chaque jour des milliers et des milliers de morts bouffés par la misère, les cadences de travail, la pollution, sans parler des guerres qu’il provoque régulièrement. Le social-libéralisme (en fait la gestion sociale du capitalisme) ainsi que la nouvelle contestation réformiste qui marche sur ses traces, loin de freiner cette activité dévastatrice, ne peuvent que l’accompagner, jouer vaguement aux ambulanciers, coller deux trois rustines, inciter à la distribution de quelques miettes, chercher seulement à ce que la situation devienne un peu plus acceptable - un peu moins inacceptable - pour avoir été emballée dans des papiers aux couleurs rose bonbon, vert pastel ou rose pâlichon. La pièce de théâtre serait-elle moins sinistre, parce que le décor a été repeint pour la centième fois ?

Ecartons donc ces leçons de morale (ou de stratégie) que l’on prétend nous donner et revenons à notre point de départ. Toutes les utopies se ressemblent, parce que ce sont des utopies, une façon pour l’homme de transcender son propre esprit, d’être capable de penser des choses qui ne se réaliseront jamais, d’habiter des mondes que personne ne constuira.

Il n’y a en réalité que deux grandes utopies : celle qui consiste à dire comme les capitalistes "Toujours plus et chacun pour soi", avec la variante contestato-réformiste "Essayons de limiter les dégâts" ; et celle des révolutionnaires qui lancent "Bousculons tout et faisons du neuf", en sachant que la mise en application de cette dernière catégorie, nous l’avons appris à nos dépens, ne peut aboutir qu’à un éternel retour des choses.

En fin de compte d’ailleurs, du fait de cet inévitable retour à la case départ, on pourrait soutenir qu’il n’y a que des versions d’une seule et même utopie : celle qui consiste à crier plus ou moins désespérément "Vivons notre condition d’être humain", alors que nous ne savons pas grand chose sur les tenants et aboutissants de cette condition, alors que nous nous engageons dans un sens unique qui est en même temps - on peut le redouter - une voie sans issue. Si nous ajoutons que les croyances religieuses sont de simples variations de l’utopie principale qui présentent cette particularité de faire appel à une puissance supérieure et surnaturelle pour régler les problèmes, force est de reconnaître que par nécessité nous sommes tous des utopistes, des bâtisseurs de rêves, des buveurs de mirages.

Quel peut être alors le critère indiscutable qui fasse rejeter certaines utopies ? L’inefficacité. Mais, par définition, une utopie est inneficace. Elle n’est qu’une illusion, un trompe-l’oeil, un aveuglement. Une fiction. Sur ce plan-là, le capitalisme, le social-libéralisme, la contestation réformiste ou la révolution doivent être placés au même rang. Ils n’apportent aucune solution satisfaisante à la quête désespérée des humains. Ils n’apportent aucune solution du tout. Ils ne répondent, en ce qui concerne du moins les actes préconisés, à aucune des questions que se posent les hommes, lorsqu’il leur arrive à un moment ou l’autre de leur vie d’être conscients.

(...) A défaut d’efficacité, obligation est donc de faire appel à un critère que la politique écarte généralement : le plaisir, lié bien sûr au désir et à la passion. Une bonne utopie est celle qui procure une dose satisfaisante de plaisir à ceux qui y placent leurs espoirs. Aucune utopie ne mènera jamais à rien, mais au cours du voyage elle permettra de passer le temps le moins désagréablement possible.

(...) Dans ces conditions, il serait non seulement abusif mais sans effet réel de prétendre refuser à quelqu’un d’avoir des espoirs, de rechercher un certain plaisir, de s’en délecter individuellement ou collectivement. Il est bien connu que les désirs que l’on n’a jamais essayé de prendre pour des réalités pourrissent en nous et donnent un mauvais goût à la vie.

Ceci étant posé, je ne vois pas au nom de quoi on refuserait à qui que ce soit le droit de trouver son plaisir dans l’utopie révolutionnaire. Ce livre - nul n’en sera surpris et ne portera plainte pour tromperie sur la marchandise - visera donc à exposer pourquoi l’utopie révolutionnaire me semble la plus séduisante, la plus exaltante, la plus incandescente, tout en sachant - je le répète pour écarter délibérément tout malentendu - qu’elle n’est qu’une utopie et donc rien de plus ou rien de moins palpable que les autres utopies. Rien de réalisable. Rien de rien. Rien. Le seul luxe dérisoire que nous pouvons nous offrir. Le souffle de vent que nous pouvons saisir à pleines poignées, en sachant qu’en rouvrant nos mains nous ne trouverons que notre paume immanquablement nue.

(...) Dans ces conditions pourquoi consacrer un livre à l’utopie révolutionnaire ? Pourquoi la démythifier et, de façon plus que paradoxale, la prôner ?

Parce que la philosophie de la vie, je n’ose dire sa seule sagesse, en tout cas sa lucidité, c’est de désacraliser l’utopie, mais aussi de réhabiliter son imaginaire, pour qu’elle ne pèse pas trop.

Parce que justement l’utopie révolutionnaire, c’est ce qu’il y a de plus aérien sur les rayons du grand hypermarché de l’humanité. Parce que c’est la meilleure façon de se tenir la tête au-dessus de l’eau. Etre vivant avec intensité.

(...) Les générations d’êtres humains disparaîtront les unes après les autres. Le progrès scientifique, les manipulations génétiques, ne feront qu’en repousser le moment, mais ils n’aboliront jamais définitivement la mort. Par contre, l’utopie révolutionnaire, l’espoir désespéré de changer le monde, continueront d’enflammer le coeur et l’esprit des hommes.(...) Connaissez-vous quelqu’un capable d’éteindre l’incendie de l’espoir ? L’utopie révolutionnaire que certains croient avoir éradiquée, réduite définitivement au silence, reprendra d’elle-même son envol. C’est un besoin vital d’émancipation jamais assouvi de l’individu et de la communauté humaine, au moins d’une partie de la communauté humaine, la plus démunie, la plus écrasée. Une aspiration fondamentale à découvrir d’autres possibles, à les inventer. Un moteur rebelle de l’Histoire. Allez donc arrêter un moteur rebelle de l’Histoire !

L’éternelle utopie est plus que jamais à l’ordre du jour. Prenons le pari que les paroles de "L’Internationale" ("Nous ne sommes rien, soyons tout !") résonneront bientôt à nouveau dans les gorges et dans les rues. Celui qui s’estime capable de faire taire à jamais ces cris est un assassin d’utopie, mais aussi à sa manière un utopiste. Les mains nues, il est là face à la mer, essayant d’arrêter les vagues en dressant des digues de sable. "C’est la lutte finale, groupons-nous et demain..."


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