Rencontre avec un sculpteur de verre, Antoine Leperlier, via sa rétrospective au Musée du Verre de Conches

par Vincent Delaury
jeudi 25 avril 2024

Jusqu’au 1er décembre prochain, le Musée du Verre François Décorchement à Conches (27, département de l’Eure, en région Normandie), focalisant sur ce formidable matériau solide, transparent, homogène et cassant, offre une expo-rétrospective, intitulée « Donner forme au temps », consacrée au vitrailliste et maitre verrier français Antoine Leperlier, né en 1953 à Évreux ; il vit et travaille à Conches-en-Ouche. Nommé « maître d’art » en 1994, ce « plasticien » a obtenu le Prix Liliane Bettencourt, pour une « intelligence de la main », en 2001. Le visiteur est immergé ici dans l’univers conceptuel et esthétique de cet expérimentateur hors normes qu’est Antoine Leperlier, « passe-verre » sans pareil, visant, via le verre, à exprimer la dimension plastique du temps, à travers une sélection de quatre-vingt-dix œuvres, d’une sidérante beauté (objets et sculptures en verre, cet artiste ayant réalisé à ce jour environ 1700 pièces, mais aussi dessins), choisies parmi les créations les plus emblématiques de la trajectoire, sur plus de quarante ans, d’un créateur hors normes, qui est à la fois l’un des grands artistes internationaux de la création contemporaine en verre et le petit-fils de François Décorchemont, l’un des premiers praticiens du début du XXe siècle de ce matériau et de cette technique si particuliers. 

Cette exposition montre, de manière rétrospective, les différentes étapes de la démarche artistique d’Antoine Leperlier, de ses premières œuvres, tel Vase méplat (1981), à la toute dernière, Veduta interna XXIII, réalisée en 2023, elle aborde de ce point de vue des thèmes et genres, comme le memento mori et la nature morte, qui ont traversé l’histoire de l’art occidental. Les œuvres présentées proviennent, entre autres, du Musée national de la Céramique (Sèvres), du MusVerre (Sars-poteries), du Musée du Verre de Charleroi, de la Collection Capazza (Nancay), du Musée du Verre François Décorchemont et de collections privées. La plupart sont des pièces uniques, valant sacrément le détour, car offrant une rêverie époustouflante dans la verrerie.

Ensemble « Vases Méplat », Antoine Leperlier, 1981, pâte de verre à cire perdue, 13,5 x 12,5 x 8,5 cm, collection de l’artiste

La persistance de la mémoire

Portrait d’Antoine Leperlier au Musée du Verre de Conches, Normandie, avril 2024, ©photo V. D.

Prolongeant à sa manière l’art de la pâte de verre redécouvert par Henri Cros (1840-1907) à la fin du XIXe siècle, technique ancienne qui a resurgi lors de la période Art nouveau, et pratiqué par quelques rares artistes, à l’instar de son grand-père François Décorchemont (1880-1971), au cours de la première moitié du siècle suivant, Antoine Leperlier façonne des œuvres qui rappellent le temps qui passe. Même si, en soi, ce thème n’est pas nouveau, il parcourt en effet depuis des lustres la production artistique de l’histoire occidentale, via reliquaires, vanités et autres natures mortes ; sa façon, néanmoins, de prendre à bras le corps le sujet est original. Que ce soit à travers le processus employé, qui fige la matière entre ses états liquides et solides (ce qui peut être considéré comme une métaphore du temps) ou en passant par le résultat formel de l’œuvre proposée (l’artiste jette beaucoup, ne gardant que la quintessence de ce qu’il juge à la hauteur de ses ambitions (« Je sais qu’une œuvre est bonne si je ressens physiquement quelque chose  »), qui évoque la dualité du message (Flux / Fixe ; Fleuve / Stèle…), tout participe à ce que la pâte de verre soit, pour l’artiste, le matériau le plus adéquat pour traiter de ce thème universel : le Temps.

« Veduta interna XXIII », Antoine Leperlier, pâte de verre à cire perdue, inclusion poudre de verre, triple cuisson, 40 x 32 x 6 cm, Strasbourg, Michel Seybel Contemporary Art
Portrait d’Éric Louet, conservateur spécialiste du verre, directeur du Musée du Verre de Conches (©photo V. D., avril 2024), posant devant « Vanité au lapin II », pièce unique créée en 1999 par Antoine Leperlier, bloc 28/28, un artichaut, un lapin crucifié, Dante, tôle noire, texte Dante en continuité, France, collection particulière

Un mot d’Éric Louet, le directeur du Musée du Verre de Conches, institution installée depuis 2022 dans l’ancien hospice de la ville entièrement rénové, à propos de ce verrier à part : « Antoine est de Conches, c’est un enfant du pays, ça crée naturellement des liens. Et son grand-père, artiste peintre, céramiste et maître verrier français, François Décorchemont donne son nom au musée, c’était une grande figure de la pâte de verre. Antoine a fait sa carrière ici, il est passé par Paris également, pour des études de philosophie et d’arts plastiques à la Sorbonne, puis il est revenu. On a montré ici, il y a quelques années, son frère aîné Étienne, décédé hélas il y a 10 ans [en 2014 à Évreux, les deux s’étaient associés dès 1980, pour, par la suite, tracer leur propre sillon ; les premières expos personnelles d’Étienne, comme créateur, remontent à 1982]. Là, c'est au tour d’Antoine d’être montré, ça arrive à point nommé, avec notre nouveau musée, fraîchement restauré. Pour le mettre à l’honneur, quatre sections sont ici orchestrées, autour des entrées suivantes (De l’objet vitrine au domaine de la sculpture, Images et sculptures, Ordonner le monde, La tentation de la peinture), pour montrer sa trajectoire sur plusieurs décades. On dévoile ici, façon continuité et ruptures, tout un cheminement se déclinant par étapes, sans forcément rechercher la solution de continuité, il y a ici une connexion en continu, entre les pièces, qui s’établit dans les espaces en enfilade, malgré l’abstraction flottante et le chaos apparents. »

Vue d’ensemble de l’expo-somme Antoine Leperlier, « Donner forme au temps », au Musée du Verre de Conche-en-Ouche, dans l’Eure (27)
Figer une bulle de temps dans le verre, zoom sur une pièce unique d’Antoine Leperlier, tentant la peinture abstraite

En effet, le temps, avec la mémoire et le souvenir, prenant souvent la forme de traces mémorielles et d’une certaine mélancolie du passé à l’œuvre (cet artiste, depuis l’enfance, est fasciné par l’archéologie égyptienne), constituent la trame principale des recherches techniques et empiriques d’Antoine Leperlier sur la pâte de verre à cire perdue et le moulage. Que ses œuvres prennent la forme de la sculpture (La Porte, 1987) ou du tableau en verre (Espace d’un instant XLI – Hommage à Gustave Moreau, 2019), qu’elles soient figuratives ou abstraites (on pense tour à tour, devant, à Chardin, Rembrandt, Holbein le Jeune et son anamorphose insolite des Ambassadeurs (1533), Braque, Dalí, Dado, Giger, Pollock et Georges Mathieu), elles sont toujours le résultat d’une corrélation étroite entre le matériau et le concept. Donner forme au Temps : avec le perçant Leperlier, le verre devient, à n’en pas douter, le médium par excellence qui donne forme à l’éphémère et à l’éternel : en circulant, et ce de plus en plus librement, autour de ce thème central qu’est la recherche du temps perdu, cet artiste rare parvient à transcender les frontières de la matière pour capturer tant la fugacité des instants, façon Fugit Amor de Rodin, que la pérennité des souvenirs, ou persistance de la mémoire, dirait le surréaliste et cosmogonique Salvador Dalí, à la mystique nucléaire et aux montres molles coulant comme du camembert trop fait bien connues.

Sur ce concept du temps auquel il donne forme, Leperlier précise (propos issus du communiqué de presse portant l’événement ou bien de ma rencontre avec l’artiste in situ) : « Le temps, la durée, la mémoire et le souvenir… constituent le fil rouge de mes recherches. Ce sont des thèmes obsessionnels. L’art est lié à la vie, donc au temps… ou plutôt à la durée. Il faut regarder l’art d’un point de vue anthropologique. Si les hommes font des artefacts symboliques, c’est pour laisser une trace. C’est une façon qu’ont les vivants de dire à leurs successeurs : on a vécu, on a été là. Cette idée de trace laissée par le passage du temps m’intéresse. Le marbre et le bronze sont les matériaux de l’espace, le verre quant à lui est un matériau du temps. Il permet d’en saisir un moment, de le fixer. J’envisage la mémoire comme un matériau transparent dans lequel on verrait des images, des objets qui ne sont plus là mais qui auraient laissé leur empreinte. Marcel Duchamp a remarquablement parlé des dimensions de l’espace et du temps, de notre rapport au temps. "Chercher à discuter de la durée plastique", disait-il en 1914, pour revenir sur ce projet en 1967 : ‌"Je veux dire le temps en espace". Dans son Grand Verre, dans son usage de la perspective, il y a la métaphore d’une dimension supplémentaire, la dimension temporelle (4ème) seulement accessible de manière conceptuelle ou imaginaire. Duchamp ne reniait pas l’artisanat. Le peintre est ‌"en quelque sorte un artisan", disait-il. Rétrospectivement, je me rends compte que grâce au verre je suis passé par toutes les représentations de la temporalité à travers la trace, la mémoire, la vanité, le flux et le fixe… »

« Chair et Os V », détail, 2015, Antoine Leperlier, pâte à verre à cire perdue, inclusion émail, inclusion céramique, double cuisson, 31 x 31 x 8 cm, Belfort, collection particulière

Sans oublier bien sûr, pour dire le temps, la représentation du mouvement, en passant notamment par le biais de la métamorphose (qui induit un mouvement, allant jusqu’à la transformation), l’artiste ajoute, avec perspicacité : « Représenter le mouvement, la durée est sans doute ce qu’il y a de plus difficile et cependant ce qui anime l’art depuis ses origines. Francis Bacon est l’une de mes références. Sa peinture résulte à la fois de moyens techniques maîtrisés et d’effets du hasard, avec les coulures de peinture, notamment. Des images naissent de ce que l’artiste n’avait pas prévues et que le hasard lui suggère. Bacon est un artiste qui peint dans le verre. Je dispose de la figure dans le temps. Avec d’autres moyens, je cherche à capter le mouvement ; le moule, en contraignant la matière fluide, génère des formes par la couleur. Pour obtenir la sensation du mouvement, il faut qu’il y ait un point fixe. Ce point, je le sculpte dans les objets. Ce sont mes motifs. Dans le faire, il y a tout autant une philosophie concrète qu’une création technique… J’aime voir où le matériau me mène. J’apprends dans le cours de ce que je fais et par ce que le matériau me renvoie. Comme Salvador Dalí, je joue avec le dur et le mou, l’os et la chair. En réalisant des crânes mous, par exemple, je parle autant de la mémoire que de la durée. Il y a dans le matériau verre autant de réserve conceptuelle que de profondeur symbolique. Il donne à penser autant qu’à rêver. »

De la métamorphose à la métaphysique du verre

Connu dans le monde de l’art tant pour sa pratique aventureuse autour du verre, se risquant même aux abstractions gestuelles comme autant d’explosantes-fixes (figer les bulles, ces inclusions gazeuses considérées au départ, en général, tels des défauts ou accidents du verre passant alors pour mal affiné) que pour sa farouche opposition, via de nombreux textes et articles, envers ce qu’il appelle « une académie de l’art du concept », qui relègue au métier de l’artisanat l’artiste qui inscrit son œuvre dans une matière à la maîtrise lente et complexe (cet artiste alchimiste trace depuis maintenant quatre décennies son chemin à l’écart d’un système et d’un marché qui tend à catégoriser, pour mieux les cloisonner, les disciplines et les genres : les métiers d’art et l’art contemporain, le figuratif et l’abstrait…), Antoine Leperlier nous invite ici, ni plus ni moins, à plonger dans son univers conceptuel et esthétique affirmant, via la puissance des possibilités transformatrices de son matériau de prédilection, le verre, la plasticité du temps.

« Grande Vasque », Antoine Leperlier, 1982, pâte de verre à cire perdue, 22,8 x 31 x 12,7 cm, Conches, Musée du Verre François Décorchemont
Dessin de 1979, Antoine Leperlier, collection de l’artiste

Première section (De l’objet de vitrine au domaine de la sculpture), années 1980, avec un côté Art nouveau, voire Arts déco, on découvre de superbes vases méplats dont certains anthropomorphiques, représentant Janus, le dieu romain du passage, ainsi que de stupéfiantes feuilles aux formes biomorphiques, rappelant l’esthétique tourmentée et obscure de l’écorché vif H. R. Giger (1940-2014), le créateur du monstre terrifiant d’Alien. Puis, le concept du temps apparaît avec moult mentions écrites et symboles, notamment dans sa compactée Évidence de la pierre (1990), au titre explicite, en pâte de verre à cire perdue. Avec sa deuxième section (Images et sculptures), faisant référence à des graveurs, peintres et écrivains, du Moyen Âge et de la Renaissance, tels Dante (1265-1321), Pacioli (1447-1517), Dürer (1471-1528) et Münster (1489-1552), nous réfléchissons avec lui, comme si nous étions partie prenante, au conte fascinant qu’est la proposition, façon chanson de geste, Il était une fois… On y croise des calligraphies sur pâte de verre blanche, comme autant de Paroles vitrifiées (circa 1996), pendant que d'autres pièces sont davantage des tableaux, avec vanités et crânes.

« Le Tombeau de Monsieur Manet », Antoine Leperlier, 1994, pâte de verre à cire perdue, inclusion émail, double cuisson, 35 x 40 x 40 cm, Biot, collection privée

Le Tombeau de Monsieur Manet (1994), des plus translucides (combinant harmonieusement pâte de verre à cire perdue et inclusion émail), manifestement l’une des pièces maîtresses de cette manifestation - c’est à la fois une réflexion sur la fameuse et modeste Botte d'asperges (1880) peinte par Manet, que Leperlier perçoit comme un tableau disruptif, annonçant la mort d’un genre pictural, celui des vanités symbolisées par la botte d’asperges, remplacé par l’impressionnisme, s’intéressant désormais moins aux sujets qu’au simple motif des effets lumineux, la locution latine présente en surface « Et in Arcadia ego » [Moi (qui suis mort), je vécus aussi en Arcadie], renvoyant, quant à elle, aux peintures pastorales du XVIIe siècle, dont celle des Bergers d’Arcadie de Poussin (1594-1665) -, qui vient dialoguer avec des « tableaux » de verre, au support-plan noir affirmé, appartenant à plusieurs séries intitulées Still life / Still alive, Vanités aux poissons, Vanités aux lapins et Ombres portées. Ces productions, façonnées par assemblage, correspondent à des natures mortes de corbeilles de fruits, d’animaux et de crânes en pâte de verre translucide, moulées d’après nature, se positionnant dans des plaques noires sur lesquelles apparaissent des images fantômes, ou rémanentes, ainsi que des extraits de texte gravés et brunis.

« Vanité au repos XLVI - Kairos-chaos », Antoine Leperlier, 2010, pâte de verre à cire perdue, inclusion émail, double cuisson, 37 x 24 x 21 cm, Strasbourg, Michel Seybel Contemporary Art

Puis arrive la troisième section (Ordonner le monde), le temps n'est pas figé, il nous échappe, comme fuyant par les bords, il y a du mouvement, presque une partition, une technique nouvelle apparaît, avec une bulle déformante, émergeant d'un cube, l’artiste faisant apparaître une bulle à partir d’un cube qui se déforme. Technique et recherche artistique s’agrègent des plus finement, au sein d’un savant mélange, à la musicalité planante, dans un ensemble « cubique », aux formes organiques mouvantes (entre 2007 et 2010, des crânes fuient vers la partie supérieure du cadre en verre). Le Kairos - moment opportun, autrement dit c’est l’instant T, le point de basculement décisif, avec une notion d’un avant et d’un après : avant est trop tôt, et après est trop tard – est ici de la partie, comme pour fixer tant le temps suspendu, d’un instant de vie figé, que la mort au travail ; dans la métamorphose du temps, entre le hasard et le désir, entre soi et le monde, le Kairos, pour l’épervier Leperlier - il vole haut ! -, participe de l’ordonnancement du monde.

Enfin, se projette, face à nous, la quatrième section (La tentation de la peinture, à partir de 2012), agissant in fine telle une échappée belle, à l'accent féminin, on glisse résolument vers l'abstrait et l'informe mode d'emploi, ce sont comme des images mentales de formes abstraites (on pense aux phosphènes persistants et corps flottants qui apparaissent, comme lorsque l’on appuie longtemps sur ses yeux fermés). Ici la couleur réapparaît, au moment hasardeux de son élaboration dans le four de cuisson. Son grand-père, ne l’oublions pas, était un grand coloriste. De toute évidence, sur plusieurs générations, la couleur coule dans leurs veines ! La fluidité des couleurs est contrebalancée, dans des espèces de cages de verre, par des inclusions fixes de céramique et de pâte de verre blanche dans les noyaux d’origine, l’artiste affirme ici, une nouvelle fois, son intérêt majeur pour dame Peinture, celle-ci échappant agilement, de par sa fluidité dansante, au plafond de verre. Le médium peinture est, on le sait bien, une fenêtre ouverte sur la réalité et un tremplin pour l'imaginaire. Ordonner des couleurs, à partir du chaos du vivant, et maîtriser le hasard de la cuisson pour donner naissance, et forme, au temps qui passe pour finir par mieux le cristalliser, quelle ambition, pas loin d’être démiurgique !

Deux aquarelles d’Antoine Leperlier, pièces uniques créées en 2021, Conches, collection de l’artiste

Dans cet ultime chapitre, les productions en verre, des plus évanescentes, comme fugitives, cohabitent avec une poignée d'aquarelles stellaires, histoire de rappeler la proximité évidente entre les deux pratiques, même si leur temporalité d’effectuation diffère, l’œuvre picturale en pâte de verre naît dans la lenteur de la cuisson tandis que l’aquarelle apparaît dans l’immédiateté des gestes, Antoine Leperlier notant : « L’aquarelle [pour moi] est une parenthèse, une évasion comme peut l’être la lecture. Je peux rester des heures sur une même feuille. Les aquarelles sont de l’ordre de l’hallucination, comme l’écriture automatique chez les surréalistes. Je ne calcule pas, je laisse faire. La couleur, quand elle se dilue dans l’eau, va plus vite que l’intention. L’aquarelle est gestuelle, intuitive, libre. Tout part d’une seule tache dans laquelle je travaille. Le verre et l’aquarelle m’ont toujours semblé être des pratiques séparées, clairement distinctes. C’est seulement avec la série Chair et Os, en 2015, que j’ai pu percevoir, pour la première fois, des correspondances entre mes dessins et mes œuvres en trois dimensions. Verre et aquarelle, au fond, pour les deux, je sollicite la liberté du matériau. Je converse avec la goutte d'eau dans l'aquarelle et la liquidité du verre. Inconsciemment ou non, tout est lié…  »

L’esprit du verre, matériau presque vivant

Un cœur qui bat dans le verre ? Détail de « Veduta interna XXIII », Antoine Leperlier, pâte de verre à cire perdue, inclusion poudre de verre, triple cuisson, 40 x 32 x 6 cm, Strasbourg, Michel Seybel Contemporary Art

Oui, tout est lié… Et liant. Jusqu’à l’attachement. La matière « parle » également. On pense au sculpteur Brancusi, exposé actuellement magistralement à Beaubourg (Paris) : « C’est en taillant la pierre que l’on découvre l’esprit de la matière, sa propre mesure. La main pense et suit la pensée de la matière. » Par exemple, avec surprise, dans la dernière réalisation en date d’Antoine Leperlier, Veduta interna XXIII (2023, pâte de verre à cire perdue et inclusion poudre de verre), la forme d’un cœur en suspension émerge étrangement, telle une curieuse épiphanie, du chaos : ce signe généreux est peut-être, me suis-je dit, la façon trouvée par le matériau Verre pour déclarer, avec les moyens et effets qui lui sont propres (entre transparence et opacité, haptique et distanciation, clarté et obscurité, abstraction et figuration, malléabilité et fixité), sa flamme... à ce créateur hors pair qu’est Leperlier qui, depuis de nombreuses années, passe tant d’heures dans la solitude de son atelier prométhéen afin d'en faire jaillir toute la beauté kaléidoscopique plurielle, aux confins de l’accidentel et du providentiel.

En outre, lorsqu’on demande au directeur du Musée du Verre François Décorchemont de Conches quelle est la spécificité du travail artistique d’Antoine Leperlier, à savoir ce qui en fait sa profonde singularité, Éric Louet répond : « Avoir un grand père artiste verrier lui a permis de se baigner très tôt dans la culture artistique. Sa force ? Il ne se cantonne pas à une seule technique du verre, il varie les approches, les procédés, en donnant à ce matériau une dimension inédite, réussissant, avec brio, à déployer son imaginaire artistique dans le verre : imaginaire et conception formelle sont ici ensemble, intrinsèquement liés, et c’est assez rare dans le domaine du verre. Il parvient à faire passer des concepts dans la matière. S’effectue alors, sous nos yeux, une aventure dans le matériau, et à travers, pour nous raconter des histoires du temps mais également hors du temps. »

L’artiste verrier Antoine Leperlier (©photo V. D., avril 2024), dans la dernière salle de son expo-rétrospective au Musée du Verre de Conches

Oui, regarder les pièces uniques, dans tous les sens du terme, signées Leperlier, c’est voyager dans les multiples facettes du verre, aux surfaces dédaléennes réfléchissantes, tournées tant vers l’avenir, que l’on devine de plus en plus explosif, que vers le passé, notamment en gardant la trace inspirante de son père François Décorchemont, précurseur dans l’art verrier : « Mon grand-père, précise Antoine, avait fait les Arts déco, il était peintre et céramiste. C’était son père, sculpteur, qui l’a engagé à s’orienter dans la voie de la pâte de verre. Au départ, François Décorchemont ne connaissait rien au verre. C’est la céramique qui l’a amené dans un processus d’hybridation terre-verre, à la pâte de verre. En tant qu’impressionniste il cherchait la lumière. Son enjeu esthétique, sa quête, fut, partant d’une matière totalement opaque, d’aller progressivement vers la transparence et la couleur. »

Bouteille bleue « Décor floral », François Décorchemont (1880-1971), Conches, 1922, pâte de verre moulée à cire perdue, collection permanente, vers les verres Art nouveau & Art déco, du Musée du Verre à Conches

Ainsi, après avoir parcouru cette présentation personnelle exceptionnelle, annonçant in fine l’échappement libre de la couleur chez Antoine Leperlier, je vous invite vivement, au vu de l’impressionnante collection permanente de ce réjouissant petit musée régional donnant la part belle, sur plus de 500 m² d’exposition, au verre, de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui, via trois axes chronologiques (verre Art nouveau, Verre Art déco ; le vitrail au XXe siècle ; le verre contemporain), à vous perdre volontairement dedans afin de vous y ressourcer au centuple. La rêverie revigorante avec la verrerie enchanteresse, ou a contrario lanceuse d’alerte, y bat son plein, non seulement par l’intermédiaire de feu François Décorchemont, maestro de la pâte de verre à Conches-en-Ouche, mais également par la contribution enthousiasmante de plein d’autres artistes du verre. Des classiques du genre, manufactures verrières (Gallé, Daum, Muller, Legras, Loetz) et artistes-artisans (Brocard, Reyen, Marinot, Colotte) réunis au complet, aux sculpteurs dernier cri du verre contemporain (Dejonghe, Fiserova, Leperlier, Martinez, Négreanu, Palova, Rybak, Zbynovsky, Zoritchak), en passant par la vivacité créative des vitraillistes modernes (Hébert-Stevens, Bony, Loire, Guérin et Guével), le circuit de visite s’avère, plongés soudain que nous sommes dans les couloirs du temps du mystérieux verre et les sortilèges du cristal, des plus dépaysants. Bref, bon voyage… verrier à vous !

Ça mord ? Sculpture « Poisson nettoyeur », Jaromir Rybak (né en 1952), République Tchèque, 2018, verre moulé, taillé, poli, achat Galerie internationale du verre de Biot - Serge Lechaczynski, avec l’aide du FRAM Normandie, pièce unique exposée dans les collections permanentes (le verre contemporain) du Musée du Verre de Conches

Expo-rétrospective Antoine Leperlier, « Donner forme au temps », jusqu’au 1er décembre 2024. ©Photos in situ V. D., Musée du Verre François Décorchemont. Conservateur : Éric Louet. Le V@l, 25 rue Paul Guilbaud – 27 190 Conches – France (Normandie). Musée ouvert de mars à novembre, du mercredi au dimanche, de 14h à 18h. Fermé les jours fériés, sauf le 14 juillet et le 15 août 2024. Tarif : 6€, gratuit le 1er dimanche de chaque mois. Catalogue de l’exposition Donner forme au temps (80 pages), prix public : 12€. Tél. : 02 32 30 90 41. Site : www.museeduverre.fr


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