De l’occultisme au pouvoir : la société Thulé et la naissance du parti nazi

par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
samedi 28 juin 2025

Sous le ciel de Munich, en 1918, dans l’ombre des ruines de la Grande Guerre, une société secrète naît dans l’effervescence des cafés enfumés et des arrière-salles où l’on conspire à voix basse. La société Thulé, drapée dans des mythes nordiques et des rêves de pureté aryenne, tisse une toile d’idées extrêmes qui séduira les premiers artisans du nazisme. Ses membres, issus de la bourgeoisie bavaroise, murmurent des visions d’un monde dominé par une race élue. Mais quel fut réellement leur rôle dans l’ascension du NSDAP ?

 

Les origines de la société Thulé : un creuset d’idées völkisch

Dans les rues pavées de Munich, encore marquées par les stigmates de la défaite de 1918, la société Thulé voit le jour sous l’impulsion de Rudolf von Sebottendorff, un personnage énigmatique aux allures d’aventurier. Fondée en août 1918, cette organisation se présente d’abord comme un groupe d’études ethnologiques, fasciné par l’Antiquité germanique et le mythe de Thulé, une île septentrionale décrite par l’explorateur grec Pythéas comme le bout du monde. Mais derrière cette façade savante se cache une idéologie völkisch, mêlant pangermanisme, racisme et occultisme, qui prospère dans le chaos de la République de Weimar.

 

 

La société Thulé n’est pas un simple club d’érudits. Ses réunions, tenues dans les salons cossus de l’hôtel Vier Jahreszeiten à Munich, attirent des officiers désabusés, des intellectuels nationalistes et des aristocrates en quête de revanche. Leur credo ? Une foi absolue en la supériorité de la "race aryenne", héritière supposée d’une Hyperborée mythique et une haine viscérale des Juifs et des francs-maçons, accusés de corrompre l’âme germanique. Dans une lettre datée de 1919, Sebottendorff écrit à un membre : "Nous devons purger notre sang des influences sémitiques, car seule la pureté nordique peut nous ramener à Thulé". Cette obsession raciale devient le moteur d’une propagande qui irrigue les cercles nationalistes.

Le contexte post-guerre favorise cette radicalisation. Munich, capitale de la Bavière, est un foyer de troubles : les conseils ouvriers bolcheviques s’affrontent aux milices d’extrême droite et l’humiliation du traité de Versailles attise les rancœurs. La société Thulé, avec son réseau de notables et son journal, le Völkischer Beobachter, devient un acteur clé de cette agitation. Elle finance des groupuscules, dont le Deutscher Arbeiterverein de Karl Harrer, qui deviendra le Parti ouvrier allemand (DAP), ancêtre direct du NSDAP.

 

Le berceau du DAP : Thulé et les premiers pas du nazisme

Le lien entre la société Thulé et le nazisme naissant est indéniable, bien que souvent exagéré par les légendes. En janvier 1919, Karl Harrer, membre éminent de Thulé, et Anton Drexler, un serrurier aux idées nationalistes, fondent le DAP. Ce parti, modeste à ses débuts, vise à rallier les travailleurs à une cause nationaliste, loin du communisme. La société Thulé joue un rôle de mécène : elle cède au DAP son journal, le Völkischer Beobachter, et met à disposition ses locaux pour les réunions. Un document d’archive de 1919, une note interne de Thulé, mentionne : "Le DAP doit devenir l’épée de notre combat pour la renaissance aryenne".

C’est dans ce climat que des figures clés du futur NSDAP croisent le chemin de Thulé. Dietrich Eckart, journaliste et dramaturge, est une cheville ouvrière : il introduit Adolf Hitler au DAP en 1919 et le forme à l’art oratoire. Eckart, fasciné par les mythes nordiques, voit en Hitler un messie capable de réaliser les visions de Thulé. Dans son journal personnel, il note en 1920 : "Cet homme a le feu en lui ; il pourrait être notre Siegfried, celui qui brisera les chaînes juives". Alfred Rosenberg, autre membre supposé de Thulé, apporte une ossature idéologique avec son ouvrage Le Mythe du XXe siècle, inspiré par l’ariosophie, un courant ésotérique prônant la suprématie aryenne.

Pourtant, l’influence de Thulé sur le DAP reste limitée dans le temps. En 1920, Hitler, désormais leader du parti rebaptisé NSDAP, cherche à s’affranchir des élites occultistes de Thulé, dont il méprise les lubies mystiques. Une anecdote raconte qu’il aurait raillé les "sorciers en costume" lors d’une réunion à Munich. Malgré cette rupture, des symboles comme la croix gammée, proposée par un militant lié à Thulé lors du congrès de Salzbourg, perdurent comme emblèmes du nazisme.

 

Membres influents : les ponts entre Thulé et le NSDAP

Plusieurs figures du NSDAP ont gravité autour de la société Thulé, bien que la liste exacte des membres reste floue, alimentant spéculations et controverses. Rudolf Hess, futur adjoint de Hitler, est l’un des liens les plus documentés. Passionné d’astrologie et d’occultisme, Hess fréquente les cercles völkisch et assiste à des réunions de Thulé dès 1919. Dans une lettre à un ami en 1921, il écrit : "Thulé m’a ouvert les yeux sur la mission sacrée de notre peuple". Son rôle dans le NSDAP, notamment comme rédacteur du programme en 25 points, reflète ces influences.

 

 

Hans Frank, futur gouverneur général de la Pologne occupée, est un autre nom associé à Thulé. Jeune juriste à Munich, il participe aux activités de la société et s’imprègne de son antisémitisme virulent. Une note d’archive de 1920 le mentionne comme orateur lors d’une réunion, où il déclare : "Les Juifs sont le poison de notre Volk ; Thulé nous enseigne à l’extirper". Alfred Rosenberg, bien que son appartenance soit débattue, s’inspire clairement des idées de Thulé dans ses écrits, où il exalte une mythologie nordique contre les "influences sémitiques".

 

 

Cependant, la légende d’une société Thulé omnipotente, manipulant le NSDAP dans l’ombre, ne résiste pas à l’examen. Après 1920, l’organisation décline, éclipsée par la montée en puissance du parti nazi. Sebottendorff, évincé dès 1919, tente de relancer Thulé en 1933 avec son livre Bevor Hitler kam, où il revendique un rôle de précurseur : "Nous avons semé les graines que le Führer a fait germer". Hitler, agacé, fait interdire l’ouvrage et arrêter son auteur, signe d’une volonté de rompre avec cet héritage encombrant.

 

 

Mythes et réalités : l’héritage controversé de Thulé

La société Thulé a-t-elle été le "centre magique du nazisme", comme le prétend Le Matin des magiciens, publié en 1960 ? Ce best-seller, vendu à un million d’exemplaires, popularise l’idée d’une organisation ésotérique tirant les ficelles du IIIe Reich. Pourtant, les archives racontent une histoire plus nuancée. Thulé n’était ni une secte satanique ni une société initiatique, mais un cercle de notables nationalistes, dont l’influence idéologique, bien que réelle, fut éphémère. Les nazis, pragmatiques, s’éloignent rapidement de l’occultisme pour une propagande plus accessible.

Malgré ce déclin, l’imaginaire de Thulé perdure, alimenté par des spéculations. Certains récits, comme ceux de Jan van Helsing, prétendent que Hitler était un initié de Thulé, une affirmation sans fondement historique. Les nazis eux-mêmes rejettent ces liens : dans un discours de 1938, Himmler, pourtant fasciné par les mythes nordiques, qualifie les cercles occultistes de "charlatans inutiles". La dissolution officielle de Thulé en 1937, sous un décret interdisant les loges, marque la fin de son existence.

 

 

L’héritage de Thulé réside moins dans une influence directe que dans les idées qu’elle a semées. La svastika, le Sieg Heil, l’antisémitisme obsessionnel : ces traces subsistent dans le nazisme, mais diluées dans une idéologie plus large. En explorant les ruelles sombres de Munich, on peut encore sentir l’écho de ces réunions où des hommes, dans l’odeur âcre du tabac et du désespoir, rêvaient d’un empire aryen. Thulé n’a pas créé le nazisme, mais elle lui a offert un premier souffle, fragile mais toxique.


Lire l'article complet, et les commentaires