Jean-Paul Sartre, la liaison originelle de « l’en-soi et le pour-soi » dans l’être… et la transcendance qui habite l’être

par Hamed
mercredi 22 mai 2024

 Jean-Paul Sartre a publié en plein guerre mondiale un livre qui a fait sa renommée mondiale, l’Être et le néant. Mobilisé en 1939, prisonnier de guerre en 1940, après l’occupation de la France par l’Allemagne, relâché en 1941, il est nommé professeur en khâgne au lycée Condorcet. Khâgne est un mot argot scolaire signifiant « classe préparatoire littéraire », une des quatre filières préparant les élèves au concours d’entrée aux grandes écoles, en France. Et c’est en pleine guerre qu’il rédigea le volumineux ouvrage philosophique de 722 pages, « l’Être et le Néant », qu’il publia en 1943 (Édition Gallimard).
 

Dans cet « essai d’ontologie phénoménologique », Jean-Paul Sartre a cherché à définir le réel existant de l’humain dans son essence ? L’œuvre est immense, nous ne retenons que quelques passages de son livre, « l’Être et le Néant », et voir ce que son approche philosophique peut avoir d’utilité dans le vécu des hommes.
 

« Une étude de la réalité-humaine doit commencer par Je cogito. Mais le « Je pense » cartésien est conçu dans une perspective instantanéiste de la temporalité. Peut-on trouver au sein du cogito un moyen de transcender cette instantanéité ? Si la réalité-humaine se limitait à l’être du Je pense, elle n’aurait qu’une vérité d’instant. Et il est bien vrai qu’elle est chez Descartes une totalité instantanée, puisqu’elle n’élève, par elle-même, aucune prétention sur l’avenir, puisqu’elle qu’il faut un acte de « création » continuée pour la faire passer d’un instant à l’autre. Mais peut-on même concevoir une vérité de l’instant ? Et le cogito n’engage-t-il pas à sa manière le passé et l’avenir ? Heidegger est tellement persuadé que le Je pense de Husserl est un piège aux alouettes fascinant et engluant, qu’il a totalement évité le recours à la conscience dans sa description du Dasein. Son but est de le montrer immédiatement comme souci, c’est-à-dire comme s’échappant à soi dans le projet de soi vers les possibilités qu’il est. C’est ce projet de soi hors de soi qu’il nomme la « compréhension » (Verstand) et qui lui permet d’établir la réalité-humaine comme étant « révélante-révélée ». Mais cette tentative pour montrer d’abord l’échappement à soi du Dasein va rencontrer à son tour des difficultés insurmontables : on ne peut pas supprimer d’abord la dimension « conscience », fût-ce pour la rétablir ensuite. La compréhension n’a de sens que si elle est conscience de compréhension. Ma possibilité ne peut exister comme ma possibilité que si c’est ma conscience qui s’échappe à soi vers elle. Sinon tout le système de l’être et de ses possibilités tombera dans l’inconscient, c’est-à-dire dans l’en-soi. Nous voilà rejeté vers le cogito. Il faut en partir. Peut-on l’élargir sans perdre les bénéfices de l’évidence réflexive ? Que nous a révélé la description du pour-soi ? Que nous révélé la description du pour-soi ?
 

Nous avons rencontré d’abord une néantisation dont l’être du pour-soi s’affecte en son être. Et cette révélation du néant ne nous a pas paru dépasser les bornes du cogito. Mais regardons-mieux.
 

Le pour-soi ne peut soutenir la néantisation sans se déterminer lui-même comme un défaut d’être. Cela signifie que la néantisation ne coïncide pas avec une simple introduction du vide dans la conscience. Un être extérieur n’a pas expulsé l’en-soi de la conscience, mais c’est le pour-soi qui se détermine perpétuellement lui-même à n’être pas en soi. Cela signifie qu’il ne peut se fonder lui-même qu’à partir de l’en-soi et contre l’en-soi. Ainsi la néantisation, étant néantisation d’être, représente la liaison originelle entre l’être du pour-soi et l’être de l’en-soi. L’en-soi concret et réel est tout entier présent au cœur de la conscience comme ce qu’elle se détermine elle-même à ne pas être. Le cogito doit nous amener nécessairement à découvrir cette présence totale et hors d’atteinte de l’en-soi. Et, sans doute, le fait de cette présence sera-t-il la transcendance elle-même du pour-soi. Mais précisément c’est la néantisation qui est l’origine de la transcendance conçue comme le lien originel du pour-soi avec l’en-soi. Ainsi entrevoyons-nous un moyen de sortir du cogito. Et nous verrons plus loin, en effet, que le sens profond du cogito c’est de rejeter par essence hors de soi. [...]
 

De toutes les négations internes, celle qui pénètre le plus profondément l’être, celle qui constitue dans son être l’être dont elle nie avec l’être qu’elle nie, c’est le manque. Ce manque n’appartient pas à la nature de l’en-soi, qui est toute positivité. Il ne paraît dans le monde qu’avec le surgissement de la réalité-humaine. [...]
 

L’être qui est livré à l’intuition de la réalité-humaine est toujours ce à quoi il manque ou existant. Par exemple, si je dis que la lune n’est pas pleine et qu’il lui manque un quartier, je porte ce jugement sur une intuition pleine d’un croissant de lune. Ainsi ce qui est livré à l’intuition est un en-soi qui, en lui-même, n’est ni complet ni incomplet, mais qui est ce qu’il est tout simplement, sans rapport avec d’autres êtres. Pour que cet en-soi soit saisi comme croissant de lune, il faut qu’une réalité-humaine dépasse le donné vers le projet de la totalité réalisée – ici le disque de la pleine lune – et revienne ensuite vers le donné pour le constituer croissant de lune. C’est-à-dire pour le réaliser dans son être à partir de la totalité qui en devient le fondement. Et dans ce même dépassement le manquant sera posé comme ce dont l’adjonction synthétique à l’existant reconstituera la totalité synthétique du manqué. [...]
 

La réalité-humaine est dépassement perpétuel vers une coïncidence avec soi qui n’est jamais donnée. Si le cogito tend vers l’être, c’est que par sa surrection même il se dépasse vers l’être en se qualifiant dans son être comme l’être à qui la coïncidence avec soi manque pour être ce qu’il est. Le cogito est indissolublement lié à l’être-en-soi, non comme une pensée à son objet – ce qui relativiserait l’en-soi – mais comme un manque à ce qui définit son manque. En ce sens la seconde preuve cartésienne est rigoureuse ; l’être imparfait se dépasse vers l’être parfait ; l’être qui n’est fondement que de son néant se dépasse vers l’être qui est fondement de son être. » (Pages 121, 122, 125,126)
 

Ce développement de la pensée de Jean-Paul Sartre dans son essai sur l’ontologie phénoménologique, s’il est certes complexe, difficile pour en saisir le sens, il demeure qu’il est saisissable par la pensée qui ne cherchera qu’à penser la pensée de Jean-Paul Sartre. Évidemment, pas avec son approche philosophique qui ne fera qu’ajouter la confusion à l’incompréhension ; mais avec quelques exemples simples, le lecteur pourra juger en lui-même et à travers son vécu. Cependant il convient d’avertir que Sartre reste très logique dans la structure qu’il propose de l’être. Le seul problème est la complexité du sujet, donc de l’homme et sa nature humaine sur le plan ontologique ; ce qui n’est pas facile d’aborder, d’entrevoir puisque l’ontologie s’interroge sur le sens de l’être. Qu’est-ce que l’être humain ? Comment il se structure vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis du monde extérieur ? Une question de l’essence et comme l’essence humaine est inconnue, ce sont des déterminations métaphysiques qui prennent le dessus. L’homme n’a pas le choix ; ne se connaissant pas par l’essence, il se connaît par des « détours logiques » qu’il conceptualise, qu’il structure pour rendre explicite le mouvement de la pensée dans la compréhension de l’être. Et c’est ce qu’il a fait Jean-Paul Sartre.
 

Ceci étant, que propose-t-il en clair Jean-Paul Sartre dans son système en-soi et pour soi ? Et cette réalité-humaine qui commence par le Je cogito. Emprunté à Descartes, le cogito est « je pense donc je suis ». C’est une vérité, si l’homme pense, c’est qu’il est ; mais l’homme ne pense pas par le seul fait de penser ; en pensant, il doit accomplir son être, nourrir son être. Et comme le dit Sartre : « Si la réalité-humaine se limitait à l’être du Je pense, elle n’aurait qu’une vérité d’instant. » Mais l’être humain se constitue en toute une vie, et donc en une infinité d’instants qui se succèdent et ne s’arrêtent que lorsque vient sa mort. Mais dans sa vie, il y a un tumulte d’événements qu’il faut comprendre et comment l’être en tant que pensée « il devient ». Car, en fin de compte, ce que l’homme cherche s’il veut se comprendre est qu’il trouve les mécanismes qui lui permettent de se comprendre en tant qu’être de pensée, de conscience dans ce monde où il se trouve existant.
 

La première approche que fait Sartre est qu’il se rapporte à Heidegger et que celui-ci énonce dans le « projet de soi hors de soi qu’il nomme la « compréhension » et lui permet d’établir la réalité-humaine comme étant « révélante-révélée ». Partant de cet échappement de soi vers les possibilités de l’être, Sartre le définit comme un pour-soi. Comme il le dit « Ma possibilité ne peut exister comme ma possibilité que si c’est ma conscience qui s’échappe à soi vers elle. » Cette conscience qui s’échappe à soi, donc à l’être puisque l’être c’est soi, Sartre l’appelle le pour-soi.
 

Que signifie concrètement le pour-soi ? Tout d’abord, c’est une pensée et cela ne peut être autrement. Et soi, l’être, c’est aussi le siège de la pensée. Mais la pensée n’est pas figée, elle s’échappe de soi pour retourner à soi. Un homme qui pense, par exemple, à son travail, alors qu’il est rentré chez lui ; sa pensée est vers là où l’homme l’a pensée. Dans son bureau. Peut-être qu’il (ou elle) n’a pas fermé son bureau à clé, qu’il n’a pas mis des documents sensibles dans son coffre-fort, par exemple.
 

Une multitude d’exemples peut-on citer. Il (ou elle) est en Algérie, et pense à son fils en France où il fait des études. Il (ou elle) projette sa pensée en dehors de soi. Un autre exemple, une personne regarde une montagne de la fenêtre et voit la neige ; cette personne a une pensée visuelle ; ses yeux n’ont été que des capteurs d’images ; ils ont certes vu la neige, mais instantanément c’est la pensée qui a interprété et fait penser la personne que c’est la neige qu’elle voit. C’est comme si les yeux ont vu la neige, en fait une image, et cette image transmise au cerveau la transmet à son tour à la pensée laquelle l’interprète et la retourne à la personne via son cerveau avec cette définition qu’est le mot « neige ».
 

Mais qui reçoit toutes ces impressions pensées ou vues par des yeux qui ont pour ainsi dire aussi pensé par la pensée ? Les yeux dans la vision sont-ils dotés de pensées ? Où ne sont-ils que des capteurs biologiques humains ? La question reste posée. Y a-t-il une réponse ? Peu probable que la médecine puisse répondre aux phénomènes de la pensée ; un domaine entièrement métaphysique que la médecine elle-même a été et toujours reste révélée par la pensée.
 

Mais ce qui est important, c’est que l’être humain puisse se projeter par la pensée. Si, par exemple, il a été en Amérique, et visité des villes, sa pensée peut aller jusqu’aux lieux qu’il a visité. De même dans les autres pays. Donc la projection de la pensée par Heidegger ou par Sartre, que celui-ci appelle le pour-soi est un étant, un présent et un à venir, est tout à fait naturelle. Qui existe dans la nature de l’homme. L’homme pour connaître le monde se projette par la pensée, ou c’est la pensée dont elle est le siège qui, via son cerveau, se projette elle-même en même temps qu’elle projette l’être dans cette pensée qui est sa pensée.
 

Donc encore faut-il répéter que le pour-soi est un détour intellectuel de l’homme par la pensée, une abstraction et il faut le devoir à la pensée de Sartre qui l’a comprise en tant que comme il dit elle est révélante-révélée. A travers le dasein d’Heidegger. Le Dasein, que les philosophes définissent cet être là, cette réalité humaine, ou simplement cet ek-sisté qui doit son existence à l’ek-sistence ; un peu comme une existence sortie d’une ek-sistence, un néant-univers ou univers-néant ; mais ces deux néants tous comptes faits sont existence ; ils expriment la réalité humaine du vécu, de tous les jours. Même si, au fond, cette ek-sistence souvent n’est pas comprise.
 

Et par cette ek-sistence, l’homme à la fois est et n’est pas ; il se sait et ne se sait pas. Un dilemme, un paradoxe ? Non, l’homme existe dans cet ek-sisté qui est tout à fait naturel, normal ; une habitude d’être à force d’être ; quel qu’il soit dans son existence, il est ou habitué à être ce qu’il est ; la seule chose qu’il sait profondément, c’est qu’il existe réellement, et n’a point besoin de en-soi ou pour-soi pour être. Sa pensée suffit pour le lui affirmer.
 

Mais Jean-Paul Sartre cherche à faire parler sa pensée qui sait ce qu’il ne sait pas ; c’est la raison pour laquelle il cherche à néantiser son en-soi pour arriver à son pour-soi. Il part de l’être, et dit de lui le soi, l’être là, le Dasein heideggérien, et lui donne le terme le en-soi qui va de soi pour aller vers le pour-soi. Que signifie le soi ou le dasein ? C’est l’homme et ses néants qui de plus en plus ne sont pas néants et appartiennent à la conscience. La conscience donc apparaît en l’homme naissant ; il naît, il est naissant, mais sa conscience n’est pas. Donc le vécu progressivement le sort de son néant. Il n’était pas ; il n’a pas existé ; puis il naît ; il existe mais il n’a pas de soi, ni en-soi ni pour-soi, ni conscience. Jean-Paul Sartre assimile tous ces abstraits parce qu’ils ne sont que des abstraits qui veut dire beaucoup de choses mais ne disent que ce qu’ils veulent bien dire parce qu’au fond ceux-là même qui cherchent à découvrir l’être pour l’être.
 

Précisément du soi heideggérien qui se projette, Sartre lui donne un nom le pour-soi qui se projette par la pensée et revient à soi par la pensée. Mais il apporte quelque chose du monde qui néantise le ou les néants qui peuplent ce soi. Par cette néantisation de soi qui est destruction de ou des néants, le pour-soi fait naître la conscience pour l’être-venu au monde, qui enrichit la conscience pour l’être-déjà-dans le monde conscient dans le sens que la conscience s’est déjà formée par le vécu, l’homme selon Sartre passe de soi à en-soi par le pour-soi. Et c’est cette dynamique de son essence qui fait dire à Sartre à travers cette « néantisation, étant néantisation d’être, qui lui fait qu’elle représente la liaison originelle entre l’être du pour-soi et l’être de l’en-soi. »
 

Et on le constate dans le mot « neige » dans l’exemple précédent, qui est né de la conscience du néant de l’être-en soi, qui, projeté par la pensée et « néantisé » sur cet image dans le sens « de détruit de qui n’est pas connu », revient à l’être « transcendé » en pour-soi par le mot « neige » à l’être. Et il en va pour tout pour l’existence de l’être.
 

Que peut-on de cet extrait de l’Être et le Néant de Jean-Paul Sartre ? Tout d’abord cette « liaison originelle de l’en-soi et le pour-soi » est en chacun des êtres humains. La seule réponse, elle est métaphysique, l’être est habité par une « transcendance » sinon il ne peut être l’être humain pensant, existant. C’est là tout là le sens de l’humain dans son existence.

 

Medjdoub Hamed
Auteur et chercheur spécialisé en Economie mondiale,
Relations internationales et Prospective.

 


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