Nous sommes tous des Creusois !

par LucasDestrem
mercredi 23 mai 2012

Il aurait pu rendre compte de ce qui fonctionne en Limousin, de solutions cohérentes contre l'enclavement et pour le devenir des jeunes provinciaux. Mais l'article polémique et désinvolte du magazine Technikart sur la jeunesse guérétoise, concentré de parisianisme borné et de propos inutiles et réducteurs, révèle aussi une appréciation catastrophique des problématiques territoriales. A ne pas refaire.

Non, ce n’est pas faire preuve de chauvinisme acharné ou exprimer une fierté artificielle, que de s’offusquer de l’article traitant de la Creuse, de Guéret, et de la jeunesse qui tenterait d’y subsister, paru il y a quelques jours dans le magazine Technikart. Sujet pontentiellement intéressant mais traitement plus que douteux. D’autres ont relevé le défi du reportage en terre inconnue avec bien plus de succès, et ce ne sont pas forcément les plus provinciaux. De Ryan Lafarge (cf. article très bientôt) à Claude Miller, en passant par Michel Houellebecq et Nathalie Baye, on a pu prouver que la vie, sinon l’intérêt, était possible en Limousin, pays des tournages de cinéma, des centres d’art contemporain, des pôles de compétitivité, du webdesign, des présidents et de la céramique industrielle, et on s’étonne encore qu’en 2012, de telles conceptions, sans doute encore largement répandues dans les couloirs de métro et les open-spaces parisiens, puissent encore paraître dans une presse dite de qualité.

Ces gens-là, sous couvert d’amuser et d’offrir une enquête intelligente dans son traitement, foncent droit dans tous les poncifs du parisianisme. Désoeuvrés, consanguins, arriérés, has-been : les « bouseux » les plus heureux seraient-ils ceux qui ne s’en rendraient pas compte ?

Le ton désinvolte, faussement « djeun’s » et décontracté, contribue sans nul doute à véhiculer la condescendance. Opposer « branchés de la campagne » à ceux qui ne le seraient pas, ne parvient pas à supposer une quelconque concession de la part du journaliste. L’ambition recherchée, – on aura du mal à nous faire croire à la promotion d’un territoire –, n’est-ce pas la moquerie simple ?

Pourquoi n’avoir pas choisi de rendre compte avec justesse et justice des habitudes de la jeunesse rurale, des difficultés posées par l’enclavement d’une région, ou mieux, d’imaginer des solutions pour y remédier (quoi de mieux que de demander leur avis aux jeunes plutôt que de rire de leur survie apparente ?). Technikart n’est pas le premier journal à s’intéresser au Limousin, comme il n’est pas le premier à le moquer. Mais les exemples d’articles plus judicieux existent.

Interrogé par France Bleu Creuse sur la polémique, le rédacteur en chef de Technikart a reconnu que « l’anagonisme entre Paris et la province n’a jamais été aussi fort ». La faute à qui ? Il s’étonne que les Creusois s’indignent de propos tenus sur des réalités qu’ils ont eux-même formulées. Les Creusois sont bien en droit de formuler leur désespérance, s’ils la vivent. Mais en faire un article qui ne traite que de cela et semble presque s’en amuser, c’est loin d’être la même chose ! L’argument politique sur le clivage promu par le gouvernement sortant entre territoires et populations se défend, même si les réflexes partisans ont pu s’effacer quand il s’agissait d’impératifs de survie (le service de radiothérapie de Guéret défendu par la droite comme la gauche en est un exemple) mais ne vient pas forcément justifier une telle approche. Quant à l’argument de la non-compréhension du ton du magazine, n’est-il pas un aveu de faiblesse ? Soyons plus intelligents, nous mettrons ça sur le compte de la maladresse dans la quête d’un exotisme dont doivent furieusement manquer les élites de la capitale. Maladresse qui est évoquée par les responsables du magazine, d’ailleurs. Ce qui n’atténue pas la portée des propos.

Certains propos peuvent blesser. On peut s’amuser d’une situation, on peut tourner en dérision, avec talent et intelligence, et surtout cohérence, sans aller jusqu’à offrir un ramassis de clichés dans lequel l’ambition journalistique éventuellement louable et les points positifs et espoirs du territoire creusois se sont évaporés. Cet article n’est-il pas un révélateur du triste fossé qui semble exister entre les territoires, mais peut-être aussi (surtout ?) de la vogue de certaines conceptions que les élites de la capitale ont de la province et de son développement ?

Ne nous trompons pas de combat. Quoi qu’il en soit, Technikart recevra un lien vers mon article, une manifestation de plus parmi les nombreux commentaires outrés laissés sur Facebook ou retransmis par la presse locale. En attendant un « manuel de survie contre les préjugés anti-provinciaux » ?

En prime, un petit florilège des « compliments » de Technikart :

- « Enterrée dans le Limousin, Guéret est une ville […] où [il y a] des ploucs, des viocs, des bovins en surnombre » (intro.)
- «  la Creuse, ce centre névralgique de la diagonale du vide qui défigure l’Hexagone » (l. 1)


- « le tout couplé à une vie sociale un brin consanguine » (l.30)
- « deux rades se tirent la bourre pour le titre du bar le moins naze de Guéret » (l. 73)
- « les damnés, ceux qui n’ont d’autre choix que de moisir sur place ou de se tirer une balle » (l. 105)
- «  des marques anachroniques comme Jules, Devred ou Brice ont la faveur, faute de choix, des autochtones mâles les mieux sapés » (l. 177)
- « Même à la cambrousse, conduire en état d’ivresse est interdit » (l. 189)

N.B : tentatives de rabibochages avec la mairie de Guéret et regrets en vue ?
Ce serait la moindre des choses. En espérant que Technikart saura trouver les bons mots et faire les bons gestes pour réparer en partie sa triste appréciation !

Photo : détournement de la photo et du titre de l’article de Technikart (groupe Facebook « Résitants creusois contre les bobos »), Lily La Fronde (tous droits réservés)

Ci-dessous, mon courriel au rédacteur en chef de Technikart.

 

Monsieur,

vous vous en doutez certainement, je veux évoquer votre article « La bouse ou la vie ».

En publiant sur mon blog ce billet que je vous invite à lire, mon objectif est moins d’ajouter de la discorde inutile à une polémique bien dommageable ou de vous insulter, que de témoigner de mon soutien à l’indignation des Creusois contre les préjugés et le parisianisme certain dont sont empreints votre article.

Loin de moi l’idée de dénigrer toutefois votre travail. Par ailleurs, je connais des Creusois qui ont eux-mêmes un avis peu positif sur leur propre département. C’est aussi le cas en Haute-Vienne, où je réside. Et dire que « tout va bien » en Creuse serait bien évidemment stupide. Je pense néanmoins que vous vous trompez de « combat », vous, en tant qu’acteur de presse. La réaction des Creusois et plus globalement de tous ceux qui se sont sentis blessés, est peut-être une réaction d’orgueil, mais c’est sans doute aussi une manière de vous dire que l’on n’améliore rien en parlant ainsi d’un territoire, et de vous demander de contribuer à votre échelle à rendre compte aussi de ce qui marche en Creuse, et de ce qui serait à même de l’aider à s’ouvrir et se développer. Le ton général de votre article, empli de clichés et de remarques peu amènes, fait oublier cette initiative si telle était la vôtre.

Vous qui faisiez remarquer si justement à l’antenne de France Bleu Creuse que l’ambiance récente était propice à la division entre les territoires et les populations, ne pensez-vous pas que parler ainsi de la Creuse et de sa jeunesse, c’est contribuer un peu, d’une certaine manière, à entretenir ce climat ?

Je ne prétends absolument pas détenir l’absolue vérité. Ma remarque n’est que la remarque d’un simple citoyen parmi d’autres.

Je suis certain que Technikart saura trouver les mots justes et faire les bons gestes pour atténuer la polémique et réparer au moins en partie sa triste appréciation.

Je vous remercie par avance de l’intérêt que vous aurez accordé à mon courriel.

Bien cordialement,

Lucas Destrem
Etudiant et jeune limousin.

 

(article également publié sur mon blog perso)


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