David Ben Gourion, la légende vivante du rêve partagé

par Sylvain Rakotoarison
mercredi 29 novembre 2023

« Je dévisageais ce curieux petit bonhomme magnétique, puissamment charpenté, tenant à la fois du patriarche montagnard coriace et du vieux nain énergique, faisant nerveusement les cent pas, les mains croisées dans le dos, sa grosse tête en avant comme s’il se préparait à enfoncer une muraille d’un coup de bélier, perdu dans ses pensées, très loin, ne prenant même pas la peine de signaler qu’il savait que quelqu’un, quelque chose, un infime grain de poussière, avait atterri dans son bureau. David Ben Gourion avait soixante-quinze ans à cette époque, et moi, une vingtaine d’années. » (Amos Oz, 2002).



Et le poète israélien Amos Oz (1939-2018) de poursuivre la narration de sa première rencontre, dans son roman autobiographique "Une Histoire d'amour et de ténèbres" publié en 2002 : « Ben Gourion, malgré Platon et Spinoza, n’était pas un intellectuel. Loin de là. À mon sens, c’était un paysan visionnaire. Il y avait chez lui quelque chose de primitif, d’un autre âge. Une spontanéité biblique, une volonté pareille à un rayon laser. Dans sa jeunesse, à Plonsk, en Pologne orientale, il était mû par deux idées fixes : les Juifs devaient rétablir leur patrie sur la Terre d’Israël, et il était celui qui devait les guider. Il n’en a jamais dévié. Il y a subordonné toute chose. C’était un homme honnête et féroce, et comme la plupart des idéalistes, le prix à payer lui importait peu. Ou peut-être avait-il à cette question une réponse toute prête : ça coûtera ce que ça coûtera. ».

L'homme d'État israélien David Ben Gourion est mort il y a cinquante ans, le 1er décembre 1973, quelques semaines après la Guerre du Kippour, à l'âge de 87 ans, dans le désert du Néguev (il résidait modestement dans un kibboutz). Il est mort isolé, profondément affecté par la mort de son épouse Paula cinq ans auparavant. Né le 16 octobre 1886 à Plonsk, il a été le premier Premier Ministre de l'État d'Israël du 17 mai 1948 (officiellement du 25 février 1949) au 26 janvier 1954 et du 3 novembre 1955 au 26 juin 1963 (à la tête de huit gouvernements) et a fondé l'État d'Israël, a fondé Tsahal le 26 mai 1948 (parce qu'aucun pays arabe n'avait accepté l'existence d'Israël) et, auparavant, en 1930, avait fondé ce qui allait devenir le parti travailliste. Il est considéré par les Israéliens comme le Père de la Nation. L'un des surnoms de Ben Gourion était le Lion, et il se plaisait à répéter : « Il vaut mieux vivre un jour comme un lion que cent jours comme un mouton. ».

Dirigeant la communauté juive en Palestine sous la mandat britannique après la Première Guerre mondiale, Ben Gourion a proclamé l'indépendance de l'État d'Israël à la fin du mandat britannique, le 14 mai 1948 à 16 heures dans le hall du Musée des Beaux-Arts de Tel Aviv, conformément au vote de l'ONU du 29 novembre 1947. Il a ensuite dominé la vie politique des quinze premières années d'Israël, et seul Benyamin Netanyahou a battu son record de longévité au pouvoir.

À l'âge de 23 ans, Ben Gourion, agressé dans un attentat meurtrier contre des Juifs, était fier d'avoir laissé fuir son assaillant arabe sans le tuer, afin de rompre le cercle vicieux de la violence. À partir de 1948, il a toujours refusé de donner des consignes claires d'expulsion des Palestiniens sur territoire israélien, mais selon certains, il était partisan de ces expulsions mais ne voulait pas qu'elles fussent son passif pour sa postérité. Lorsque Shimon Peres (alors Président de l'État d'Israël), Bertrand Delanoë (maire de Paris) et Rachida Dati (maire du septième arrondissement) ont inauguré l'Esplanade David Ben Gourion, en face du Musée Branly, à Paris, le 15 avril 2010, des contestations se sont toutefois fait entendre contre une telle initiative (par des manifestations propalestiniennes et aussi du vandalisme), pour rappeler les conditions de la naissance de l'État d'Israël.

Très rapidement, Ben Gourion a été convaincu par l'idée du sionisme développée par Theodor Herzl. Au départ, il a voulu la faire vivre au sein de l'empire ottoman et a fait des études à Istanbul en 1912 (après des études à Varsovie). La déclaration Balfour du 2 novembre 1917 a modifié son point de vue sur l'empire ottoman, État en sursis : c'est à partir de là qu'il prônait l'existence d'un véritable État hébreu en Palestine. En 1952, Ben Gourion a proposé au célèbre physicien Albert Einstein d'occuper les fonctions de Président de l'État d'Israël, et le sage Prix Nobel a refusé, expliquant par la suite : « Les équations sont plus importantes pour moi que la politique, parce que la politique est lié au présent, mais une équation est quelque chose pour l'éternité. ».



Sous ses responsabilités, David Ben Gourion a dû faire admettre Israël aux pays arabes (en particulier à l'Égypte) par la force armée. Désavoué par son propre parti en 1963, il a quitté le pouvoir et n'a pris sa retraite de député qu'en 1970 après avoir tenté de créer un nouveau parti. Ben Gourion a rencontré les grands de ce monde quand il était aux responsabilités, en particulier De Gaulle, Churchill, Harry Truman, Konrad Adenauer, etc. Parmi ses proches, il y avait notamment des militaires comme Yitzhak Rabin et Ariel Sharon.

Le politologue israélien Freddy Eyant, ancien ambassadeur et auteur de nombreux essais sur la vie politique israélienne, a évoqué la vie de Ben Gourion le 11 novembre 2021, ainsi que son héritage : « Cet infatigable lutteur n’a jamais connu un seul moment de satisfaction ni de repos. Pour lui, un homme satisfait n’aspire à rien, ne rêve plus et n’a plus d’ambition. L’Israélien devrait être toujours en action, à la recherche d’une solution, dans la réalisation d’un projet. Toujours réfléchir et méditer pour un avenir meilleur. Être modeste et se contenter de peu pour lui-même, mais demeurer toujours curieux et exigeant, et servir d’exemple à son peuple. Ben Gourion pensait qu’une patrie n’est ni donnée ni achetée par des droits ou des accords politiques. Elle ne s’acquiert ni par l’or ni par la force du poing, elle se construit avec le labeur et à la sueur des fronts. ».


Il rappelait notamment cette période fondatrice, pleine de trouble, entre 1917 et 1948 : « En 1929, les Arabes se révoltent et des incidents sanglants éclatent. Les événements se précipitent. La situation des Juifs d’Europe se dégrade de jour en jour. Des millions de Juifs sont condamnés à l’extermination systématique. Lorsque Théodore Herzl avait songé à l’État juif, il avait envisagé une immigration progressive, jamais en catastrophe. La puissance mandataire britannique fermera aux Juifs les portes de la Palestine, en bafouant l’esprit même de la déclaration Balfour pour un Foyer National. La rage au cœur, les Juifs, convaincus de leur bon droit, réussissent quand même à forcer le blocus et à pénétrer clandestinement dans leur pays. Des milliers d’entre eux sont arrêtés par les autorités britanniques et sont refoulés vers de nouveaux camps, à Chypre. L’épopée de l’immigration clandestine atteint son apogée avec la célèbre affaire du bateau Exodus. ».

L'écrivain israélien Clinton Bailey, qui avait interviewé Ben Gourion en avril 1968 (l'interview a été diffusée le mardi 23 mai 2017 sur Arte), le décrivait comme ceci le 17 mai 2017 : « Il n’était pas seulement un intellectuel. Il était un homme d’État, un homme politique et un intellectuel. Il était un expert pour manœuvrer et naviguer entre les Britanniques et les Arabes pour que nous continuions à devenir un État. (…) Ben Gourion a en quelque sorte permis aux Allemands de prendre collectivement un nouveau départ qui serait cette fois du bon côté de l’Histoire. En acceptant les réparations, Ben Gourion a offert aux Allemands un second commencement après la guerre. Ben Gourion était un esprit libre. Il avait confiance en lui et dans son jugement. Et en même temps, il croyait à l’esprit collectif et à la volonté nécessaire pour réaliser un rêve commun. Et les Israéliens ont l’esprit et la volonté. Ben Gourion les a captés et embrassés pour donner une réalité, avec ses pairs, au rêve partagé. » (propos recueillis par Yvette Nahmia-Messinas sur son blog du "Jerusalem Post").

Quant à Alain Poher, qui fut Président du Sénat en France (entre 1968 et 1992), il exprimait sa fascination pour l'homme d'État : « Ben Gourion était de la trempe de ces hommes qui tiennent dans l'histoire d'un pays une place que, légende vivante, ses contemporains lui ont reconnue et que les génération montantes ne pourront jamais méconnaître. ».

En 1951, Ben Gourion voyait l'avenir d'Israël ainsi : « Plus que tout, l'humanité a besoin en ce moment de paix, de coopération et d'amitié entre les peuples. La véritable amitié prospérera uniquement sur la base de la reconnaissance mutuelle. ». Avec les événements récents et la guerre entre Israël et le Hamas, cette reconnaissance mutuelle, qui signifie au fond la coexistence pacifique de deux États, est encore très loin de mûrir.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (25 novembre 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
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