Henry Kissinger, influenceur XXL

par Sylvain Rakotoarison
vendredi 1er décembre 2023

« Comme si c'était une loi naturelle, à chaque siècle, apparaît un pays avec la puissance, la volonté et le dynamisme intellectuel et moral pour donner à l'ensemble du système international une forme conforme à ses propres valeurs. » (Henry Kissinger, 1994).

Le diplomate américain Henry Kissinger est mort dans la nuit du 29 au 30 novembre 2023 à son domicile de Kent, dans le Connecticut. Il avait 100 ans, son centenaire a été fêté le 27 mai dernier. Allemand forcé de fuir aux États-Unis à cause de la montée du nazisme en Allemagne, Kissinger était sans doute le diplomate par excellence, celui qui incarnait le mieux la diplomatie américaine des cinquante voire soixante dernières années : réalisme politique, cynisme, efficacité, puissance... sans aucune considération morale ou idéologique.

Conseiller à la sécurité nationale des États-Unis du 20 janvier 1969 au 3 novembre 1975, Secrétaire d'État (c'est-à-dire Ministre des Affaires étrangères) des États-Unis du 22 septembre 1973 au 20 janvier 1977, sous les Présidences de Richard Nixon et Gerald Ford, Henry Kissinger était un personnage très controversé, Prix Nobel de la Paix 1973 pour son action au Vietnam, auteur de la détente avec l'URSS et de la normalisation des relations diplomatiques avec la Chine, on lui a aussi reproché son influence dans les nombreux coups d'État des années 1970 en Amérique latine.

Malgré sa soif de pouvoir, il n'est jamais revenu aux affaires lors de nouvelles Présidences républicaines (Ronald Reagan lui a préféré Alexander Haig, son ancien adjoint, dont il méprisait les facultés intellectuelles). Il a en revanche cultivé un véritable mythe Kissinger, et est devenu un politologue chevronné des relations internationales, multipliant les conférences mais aussi les relations avec les dirigeants du monde entier jusqu'à encore très récemment.

Pourquoi n'a-t-il pas voulu plonger dans l'arène politique et se présenter aux élections présidentielles ? L'ancien ambassadeur de France aux États-Unis de 2014 à 2019, Gérard Araud, très présent aujourd'hui dans les médias, a apporté une réponse à cette question dans son livre "Henry Kissinger, le diplomate du siècle" publié le 7 octobre 2021 (chez Tallandier) en expliquant pourquoi il a finalement soutenu la politique de Reagan : « En 1988, Kissinger parlera de "l'incroyable succès de Reagan qui a conduit une politique étrangère d'une grande cohérence et d'une réelle puissance intellectuelle". Qu'est-ce qui a mené Kissinger sur cet inattendu chemin de Damas ? D'abord le réalisme d'un ambitieux qui sait qu'il n'y a d'autre avenir pour lui, s'il y en a un, au sein du parti républicain que reaganien ; ensuite, le réflexe du courtisan qui l'a toujours conduit à flatter les puissants quitte ensuite à essayer de les influencer par la bande ; enfin, de manière plus honorable, une admiration réelle pour la capacité de Reagan à rassembler les Américains derrière sa politique. À ce dernier égard, Kissinger sait qu'en ce qui le concerne, il lui manque le talent pour présenter une vision politique qui puisse susciter un vaste soutien populaire. "Je suis doué pour l'analyse stratégique et la diplomatie, pas pour mobiliser les foules". Kissinger ne sera jamais un homme politique. Il ne peut l'être : son sens tragique de la vie fait mauvais ménage avec l'optimisme américain ; son ironie et ses nuances ne peuvent passionner les foules. Il constate également que, derrière la rhétorique enflammée du combat du Bien contre le Mal, s'est déployée, sous Reagan, une politique fondée sur le dialogue et le compromis avec l'URSS. (…) Reagan est, en réalité, un pragmatique qui sait ne pas aller trop loin, que ce soit par instinct ou par hasard. ».

Parmi ses relations, malgré son engagement républicain, Henry Kissinger était plus proche d'Hillary Clinton que de Donald Trump. Gérard Araud argumentait ainsi : « En Europe, on imagine assez mal Obama en politicien réaliste mais c'est ce qu'est cet intellectuel froid et cérébral dont l'administration parle finalement assez peu des droits de l'homme (…). En 2014, Hillary Clinton (…) reconnaît d'ailleurs que "la vision de Kissinger correspond largement à la stratégie qui est derrière les efforts de l'administration Obama au cours des six dernières années" (…). Kissinger apprécie le don d'analyse du Président mais regrette, en revanche, son manque d'initiative et la "passivité" de sa politique étrangère. Selon lui, Obama gère le retrait des États-Unis de la scène du monde mais ne tente pas de bâtir un ordre nouveau pour prendre le relais. (…) Obama est, comme Kissinger, un intellectuel au pouvoir. Mais, de l'intellectuel, il a aussi les doutes dont est exempt celui-ci. ».

Tandis qu'avec Donald Trump, c'était très différent : « Dès son élection, Donald Trump tient à recevoir Henry Kissinger à la Maison-Blanche, et il le refera à plusieurs reprises. Nul besoin de préciser que rien ne rapproche le milliardaire qui ne lit rien et n'écoute personne du stratège nonagénaire. Une fois de plus, confronté à une administration républicaine, Kissinger se garde de toute critique frontale de la politique étrangère du Président. Il en regrette les méthode mais n'en attaque pas les orientations. Poussé dans ses retranchements, il concède, tout au plus, à un journaliste, que "Trump est peut-être une de ces personnes qui apparaissent de temps en temps pour marquer la fin d'une ère et l'obliger à s'effacer" (…). [Kissinger] n'a jamais rompu les ponts avec la Présidence américaine, quelle qu'elle soit. Faiblesse morale, diront certains, mais capacité à rester dans les cercles du pouvoir, répondront les autres. Il n'aime pas s'opposer... ».



Et Gérard Araud de donner la clef du surgissement politique de Trump selon Kissinger : « Selon lui, dans la période de transition que nous vivons, alors qu'aucun ordre commun n'est accepté par les principales puissances du monde, nous sommes condamnés à voir émerger des personnalités qui sont hors normes parce qu'il n'y a plus de normes. C'est une période dangereuse mais inévitable. ».

Probablement que s'il fallait ne garder qu'un seul fait marquant de sa diplomatie, faite de réalisme et de cynisme, c'est la normalisation des relations sino-américaines à partir de 1971. À l'époque, son interlocuteur privilégié fut Zhou Enlai : « Les deux hommes parlent le même langage, fait de profondeur historique et de philosophie politique. Ce sont deux intellectuels qui se découvrent, deux dirigeants que n'étouffent pas les considérations morales et qui raisonnent en termes froids de puissance. Leurs entretiens sont faits plus d'analyses que de décisions. Les deux animaux se flairent, comparent leurs notes et s'assurent que leurs objectifs sont compatibles. Ils le sont : la menace soviétique les rapproche. (…) Seuls Zhou Enlai et la Chine feront oublier à Kissinger sa méfiance et son cynisme. Il en paraîtra parfois naïf au point d'être accusé d'être le porte-parole du régime chinois aux États-Unis. » (Gérard Araud).

Encore récemment, Henry Kissinger était régulièrement reçu par le Président chinois Xi Jinping (la dernière fois fut le 24 mai 2019). Les relations avec la Chine sont aujourd'hui probablement pour les États-Unis d'un enjeu bien supérieur à celui des relations avec la Russie. Kissinger l'avait vite compris. La puissance du siècle actuel, évoquée au début de cet article par une citation dans son livre majeur "Diplomatie", publié en 1994, c'est sans doute ce pays, la Chine...


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Sylvain Rakotoarison (30 novembre 2023)
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