Ce que fut le modèle social français

par Europeus
mercredi 26 octobre 2005

Une fois de plus, sur le sujet crucial pour notre société qu’est le chômage, on peut constater le glissement d’un traitement social vers un traitement technique. Le chômage est devenu un problème humain et social, et à ce titre, il est celui de tous. Il faudrait peut-être réintégrer cette composante essentielle dans les raisonnements statistiques et globaux. Le modèle social français, c’était, surtout, le modèle d’entreprise français, et de là découlait le modèle de protection sociale. Souvenons-nous : il n’y a pas si longtemps, un ouvrier Danone était protégé par son entreprise, il était logé Danone, il était chauffé Danone, il mangeait Danone et, en échange de ces avantages qui induisaient sa disponibilité, il se sentait investi par et pour Danone. Il y a encore peu (je prends pour exemple le cas de mon père, arrivé ouvrier en France et ayant fini sa carrière cadre moyen), le chef d’entreprise se souciait du logement de ses employés, quitte à le lui fournir dans le cas d’une entreprise de gros oeuvre en bâtiment, comme celle de mon père. Il n’hésitait pas à licencier un ouvrier incompétent, mais s’interdisait de le faire pour tous les autres, tant que son entreprise gagnait de l’argent. Il savait que son entreprise était prospère grâce à la fidélité et à l’investissement de sa base. L’humain était au centre de l’entreprise comme au centre de la société. C’était cela, le modèle social français, et c’était bel et bien cela que tout le monde nous enviait depuis les Lumières. L’humain au centre de tout, et non la finance, c’est en ces termes que s’est imposée la Révolution. Ce temps-là est révolu, me répondrez-vous. Certes, mais rien n’empêche de revenir à un traitement humain et non technique, comme d’autres pays ne l’ont jamais oublié.

La précarité a été introduite avec le temps partiel et le CDD. Elle a été aggravée par la facilité de licencier. On a ainsi pu se débarrasser plus facilement des salariés, les utiliser comme de simples outils qu’on peut mettre à la réforme avant qu’ils ne soient usés, et cela sans risque de pénurie, tellement ils sont nombreux. On ne peut pas demander à un salarié de s’investir dans une entreprise lorsqu’il y travaille la peur du chômage au ventre, ou lorsqu’il sait qu’il n’y travaillera plus dans trois mois. Et encore faut-il souvent remarquer qu’il donne plus de coeur à l’entreprise qu’elle ne le lui rend. Mais que constate-t-on, sur le sujet du chômage ? Que traiter d’un problème social et humain comme celui-ci devrait se faire en termes techniques, quelle ineptie ! L’entreprise n’est plus une confrérie, une identité dont on est fier, mais un endroit inaccessible pour 4,5 millions d’entre nous, et une aliénation pour nombre des autres. La société n’est plus qu’une somme d’individualités, comme si l’intérêt général était la somme des intérêts particuliers. La politique n’est plus une vocation, mais une accession à des privilèges. Tous ces secteurs se sont concentrés, puis quasiment fermés. L’oubli majeur dans le traitement de tous ces phénomènes est que nous, humains et français, composons nous-mêmes tous ces secteurs.

La bonne question n’est pas de connaître le « gearing » ou l’« equity » pour le traitement d’un problème humain. Parce que dans ce cas, il faudrait reconnaître effectivement que vous excluez volontairement du raisonnement ceux qui ne peuvent pas vous comprendre, mais qui sont au premier chef concernés. La bonne question est la suivante : lorsque vous (terme générique et non personnel) faites des bénéfices, mais que vous licenciez quelqu’un à qui vous n’avez rien à reprocher, êtes-vous conscient des problèmes dans lesquels vous l’entraînez, sachant que la durée moyenne du chômage en France est de 17 mois ? Oui ? Il vous faut alors conclure et admettre ouvertement que vous vous en moquez, et que ce n’est pas votre problème, mais le sien. Que vous n’avez plus la responsabilité sociale qui incombe à tout dirigeant d’entreprise, mais que vous préférez garder la seule responsabilité économique comme preuve de votre compétence et de votre succès. Que si vous n’êtes pas dirigeant d’entreprise mais cadre, c’est alors parce que vous n’avez pas su mettre suffisamment en valeur ou faire évoluer les compétences de votre service. Que ce faisant, vous contribuez vous aussi à tuer le modèle social français, parce que vous vous déchargez sur l’État, que vous savez insolvable et incompétent, des conséquences de vos décisions. Et surtout, que vous n’êtes alors plus un citoyen, mais un assisté désocialisé du système économique. Parce que vous savez que, dans la situation actuelle, vous mettez en grande difficulté le futur non-salarié, et que vous aggravez sciemment l’état de la société dans laquelle vous vivez. Croyez-en mon expérience de chômeur, ce n’est pas si difficile à admettre. Celui que vous avez en face de vous, à ce moment-là, l’a bien compris, lui. Si vous n’avez même plus l’honnêteté d’admettre cela, je vous souhaite sincèrement de ne jamais être de l’autre côté du bureau.

Vous pensez que ce que j’écris est un réquisitoire à charge ? Vous avez raison, c’en est un. Contre des comportements dont les victimes sont vos voisins, vos concitoyens, les consommateurs de vos produits, etc. Ils paient aussi des impôts directs, leur TVA, et par la force des choses, ils ne les paient qu’en France, eux. Un peu de responsabilité, un peu d’humanité, un peu de citoyenneté, un peu d’honnêteté et de solidarité. Voilà ce qu’était le modèle social français. Et si le modèle social français vous semble perdu, ou en panne, c’est surtout parce que tous les décisionnaires sont avides, attirés par le modèle financier et déserteurs de leur environnement humain. Tout corrobore cette démonstration : les élites se regroupent géographiquement, il y a toujours moins de mixité sociale au travail ou dans le logement, etc. Cachons cette pauvreté qu’on ne veut plus voir, tellement elle nous entoure... En France, on ne crève pas de faim, selon l’adage. Aujourd’hui, en France, 3,5 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté fixé à 630E pour les pays de l’OCDE. Impressionnant ? Non, pas tant que ça. La suite l’est encore plus : si l’on relève ce seuil d’à peine 70E, on arrive à 7 millions de personnes. Les Restos du coeur ont encore un bel avenir. Tout ceci relève d’une responsabilité collective, et en particulier de la responsabilité de ceux qui ont les moyens immédiats de ne pas aggraver cette situation en licenciant injustement, et en ne cherchant aucune alternative, si ce n’est celle de s’en remettre à l’État. À qui la faute ?

José Peres Baptista est président de La e-Cité


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