Partager un verre ŕ la terrasse d’un bar, un véritable espace de lien social ?

par Kilien STENGEL
lundi 24 juillet 2023

La convivialité autour d'une table est un mode efficace de préservation du lien social, car elle permet d’associer le plaisir (culinaire, gastronomique ou relationnel), au partage physique et symbolique de la nourriture. Mais, avec un verre à la main, est-ce toujours le cas ?

Si le café, le bistrot, le comptoir, la cave, la table, sont des lieux de lien social créant la socio-dégustation ou l'apéro du social, dans une enclave citoyenne, ces lieux de convivialité sont avant tout des lieux pour construire une pensée collective par les débats qui s'y diffusent, comme pour bâtir la personnalité de chaque individu. L'équation vaut ce qu'elle vaut, mais sur le plan économique, le "lien social" du repas c'est également de l'argent sonnant et trébuchant, signifiant le paradigme d’un « bonheur épicurien microgéographique et macroéconomique » qui reste malgré tout partagé avec les gens pensant à l’identique, quitte à critiquer voir bannir « les autres ». Les « autres », ceux qui ne pensent pas que le vin est un cadeau à partager, qui n’en dégustent pas mais qui boivent, car « chez ces gens-là, on ne pense pas -à ce qu’on déguste- Monsieur, on se saoule toutes les nuits avec du mauvais vin » nous dit le "Grand" Jacques Brel.

Ce mérite de savoir partager un moment de convivialité autour d’une bouteille revient à dire, tout simplement, qu'il n'a aucun mérite à cela, puisqu'il dépend de la nature de chacun des individus présents lors de ce partage. Faut-il en conclure, pour autant, que la dégustation n'est qu'une affaire de plaisir individuel et aucunement de morale du partage ? Aussi paradoxal que cela puisse paraître, même si la dégustation est une perception individuelle que nul autre ne peut éprouver, elle n’est jamais un acte individuel, elle est toujours partagée. Sinon l’individu est considéré comme étant en train de boire et non pas de déguster. Nuance qu'il convient d’observer. Si notre entendement gastronomique propre est une perception individuelle, il se conduit à dire que le dégustateur est libre de mettre en commun sa bouteille, mais pourquoi ne le fait-il pas avec son verre ? Pourquoi comme gage de camaraderie, de célébration, de convivialité, d’amitiés, de bonté, d’amour de notre prochain, nous ne portons pas aux lèvres de nos hôtes, le même verre commun, comme le pratiquent les prêtres, popes ou rabbins, avec le ciboire durant l’office religieux ? Inévitablement, notre réflexion nous apporte la conclusion que le dégustateur est libre de déguster comme il lui plaît et, lors d’un repas de famille par exemple, est libre de partager la bouteille qu’il a seul choisie dans sa cave, avec le pouvoir de l’imposer aux autres. Ce qui pourrait ressembler à une obligation pour les convives et une perte de plaisir.

Dans une mutation, l’hôte de ces lieux, égoïste, profite en solitaire l’acte, et oublie son serment d’Epicure qui soumet qu’un bon repas et un repas de partage, d’amitié et d’échanges. Le mérite d’être doué d’une compétence de fraternité rabelaisienne, s’il en est, serait-il donc finalement un acte isolé, voire nombriliste ? Loin des termes méritant usuels, qui tendent habituellement à laisser filtrer l’image de l’amphitryon comme un héros puritain au centre d’une longue table tendant ses bras pour passer à ses voisins le pain qu’il vient de rompre et la bouteille qu’il vient de déboucher, en évoquant quelques versets gourmands pour créer l’ambiance, la gastronomie, liée au plaisir, serait-elle alors éloignée de l’alimentation liée au partage d’une nourriture plus méritée par necessité et par besoin ? Dans cet esprit de puritanisme, le partage d’une bouteille serait-il uniquement un moment emprunté, volé, un moment furtif, discret, dont notre vie n’a nul besoin ?

Si la dégustation n’est qu’un rituel appartenant à une société, emplie d’évidences simples comme bonjour, il suffit alors de percevoir la table comme on perçoit le monde avec un point de vue d’humanisme, et d’en garder l’habitude pour avoir bonne conscience. Alors partager sa bouteille, est-ce un acte juste pour nous séduire et paraître moral à nos yeux comme à ceux des autres ? A moins que l’homme ne soit qu’un homme taché de tentations à l'esprit compliqué ? C’est vrai quoi ! À quoi bon se compliquer la vie à choisir ses mets et vins dans une méthodologie d’accords gastronomiques quand il suffit de se nourrir pour vivre. Aussi comprend-on que la vertu d’un être partageur n’existe que par la profondeur de ses certitudes. Y a-t-il là de quoi l’accabler ?


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