Peer to Peer : de la technologie à la politique

par Michel Bauwens
samedi 24 septembre 2005

Ce texte propose une lecture politique du phénomène « Peer to Peer », non comme format technologique, mais comme dynamique sociale fondée sur l’égalité des participants.

La plupart des lecteurs sont familiarisés avec le concept de ’peer to peer’ dans le domaine technologique, et spécifiquement, en tant que technologie de base pour le partage de fichiers, et connaissent les nombreuses controverses suscitées par l’échange de contenus musicaux et audiovisuels. Notre propre conception du peer to peer est bien plus large. Le but de cet essai est de montrer qu’il s’agit d’une véritable nouvelle forme d’organisation sociale, apte à produire et à échanger des biens, à créer de la valeur. Celle-ci est la conséquence d’un nouvel imaginaire social, et a le potentiel de devenir le pilier d’un nouveau mode d’économie politique.

Définition préliminaire du P2P

Le P2P est la dynamique humaine intersubjective à l’œuvre dans les réseaux ’distribués’. Avec ce système, les agents sont donc autonomes, libres d’agir et de contribuer (et donc aussi : de se retirer, de ne pas participer), et ne sont pas soumis ni contrôlés par une autorité hiérarchique, ni motivés par des signaux économiques comme le ’prix’ ou le ’salaire’. Pour que naisse ce type de relation intersubjective, les agents doivent être considérés comme équipotentiels, ’égaux en puissance’, capables de contribuer sans sélection préalable, et ils sont généralement unis autour d’un projet commun.

Les processus P2P sont donc généralement associés à une production de valeur. Le profit pour eux n’est pas une fin, mais une valeur d’usage. Leurs ’produits’ sont rarement vendus sur le marché mais sont la plupart du temps mis gratuitement à la disposition des utilisateurs et du public, sous des formes propriétaires nouvelles, de ’bien public’ ou ’bien communautaire’.

L’émergence du P2P

La définition préliminaire peut paraître abstraite, mais le phénomène s’étend dans tous les domaines de la vie sociale. Le but n’est pas ici d’en donner une description exhaustive, comme je l’ai fait ailleurs, mais de donner une idée de son étendue. Il ne s’agit certainement pas d’un phénomène marginal, mais bien d’un phénomène émergent et interconnecté qui est caractéristique des secteurs de pointe de la société contemporaine (technologies, échange et production de savoirs).

Le P2P est premièrement la base infrastructurelle du système économique contemporain, c’est-à-dire du "capitalisme cognitif". L’internet et le Web sont aujourd’hui la base même de la communication et de la coordination des processus dans les entreprises, ainsi que de la communication du public. Son architecture a été spécifiquement conçue comme un réseau ’point a point’.

Le P2P est une nouvelle infrastructure médiatique. Avec l’apparition du Writeable Web, et spécifiquement de la blogosphère, il est dorénavant possible de ’publier’ sans intermédiaire industriel. Toute la chaîne de production/publication, de distribution, et de ’consommation /utilisation’ a été profondément ’désintermediatisée’ (une nouvelle intermédiation peut se faire, mais ne passant plus par les acteurs classiques des médias de masse). Cette nouvelle infrastructure est en partie complémentaire des médias de masse, mais fonctionne aussi comme alternative, par les forces sociales et politiques n’ayant pas accès aux médias traditionnels.

En troisième lieu, toujours concernant l’infrastructure technologique, le P2P est devenue l’infrastructure collaborative mondiale. Il est aujourd’hui possible, avec une grande panoplie d’outils collaboratifs, de produire des biens immatériels, ou de faire du ’design’ de bien matériels, et même de partager des bien matériels, par le biais de groupes autonomes de la société civile, de faire de la production sans l’intermédiaire d’usines ni d’entrepreneurs. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la modélisation graphique des ’technologies de coopération’ de Howard Rheingold, pour se rendre compte de l’énorme développement et de la maturité de ce nouveau domaine. Pour le grand public, ce sont les outils de la famille Wiki qui sont les plus connus.

Il y a un quatrième aspect fondamental, qui n’est pas technologique, mais légal. La General Public Licence, utilisée par le mouvement du logiciel libre, permet de créer des ’biens publics’ que des acteurs privés ne peuvent pas s’approprier.

Les pratiques sociales

Regardons ce que les processus P2P ont déjà ’produit’.

La sphère infrastructurelle elle-même a été créée en très grande partie par des processus de production P2P. Des ’collectifs cognitifs’ autonomes et collaboratifs ont créé non seulement des programmes, mais des millions de pages de contenu coopératif, dont le plus connu est probablement l’encyclopédie gratuite Wikipedia. Des centaines de milliers d’internautes partagent leurs ressources informatiques (mémoire, fichiers, etc.) pour des projets d’intérêt public. Notons aussi l’extraordinaire essor du journalisme participatif et citoyen, dans un contexte de déclin généralisé des médias traditionnels.

On peut donc bien parler, comme l’a fait déjà Yochai Benkler, d’un troisième mode de production, qui n’est pas géré par un mode hiérarchique (par l’Etat par exemple), et ne répond pas à des impératifs de profit sur un marché compétitif.

Yochai Benkler, par le biais d’une analyse des coûts de transaction et d’information, a pu démontrer que, lorsque les coûts de départ sont distribués (outillages informatiques de millions d’utilisateurs) ou faibles, les processus de ’peer production’ sont en fait plus efficaces que le marché.

Cette peer production crée donc des biens publics, les "Information Commons", et des mouvements politiques de défense du Commun, bien analysés par Philippe Aigrain dans son livre Cause Commune. Il s’agit de tous ces mouvements qui visent à protéger les biens communs contre l’appropriation privée abusive : mouvements contre les prix prohibitifs des médicaments du Sida, protection de la propriété commune des ressources naturelles et contre la biopiraterie, mouvement pour l’accès libre à l’information scientifique, etc.

Nous arrivons donc maintenant dans l’arène politique.

Il est clair que tous ces projets de "production commune" doivent également être gérés. La ’peer production’ est donc liée à des formes de gouvernance.

Quel est aujourd’hui le mouvement politique qui a émergé globalement, qui ne dispose pas de médias classiques, et arrive pourtant à mobiliser des centaines de milliers de personnes ?

C’est évidemment le mouvement altermondialiste. Ces acteurs utilisent principalement l’infrastructure P2P pour s’organiser, et ont adopté des principes de gouvernance P2P. Contrairement à d’autres mouvements politiques du passé, ces aspects ’égalitaires’ n’ont pas diminué, mais se sont renforcés au fil des années. Des observateurs ont également noté que les nouvelles luttes sociales prennent la forme de ’coordinations’. Implicite dans les nouveaux formats politiques est le refus de la ’représentation’, c’est-à-dire de la délégation du pouvoir.

Le P2P a également des aspects ’culturels’ très marquants, ce qui constitue un troisième niveau, représentant une nouvelle subjectivité et des nouvelles constellations de valeur... L’aspect le plus connu en est celui des nouvelles attitudes de travail, telles que les a décrites Pekka Himanen dans son livre sur "L’éthique des hackers". Moins connue du grand public, on trouve aussi une évolution des pratiques religieuses et spirituelles, visibles là où les vérités pré-établies et les formes autoritaires d’organisation qui les véhiculent sont rejetées.

Ce que nous ne pouvons pas développer ici, ce sont tous les nouveaux mouvements de pensée qui accompagnent cette émergence. Ces penseurs et écrivains sont l’expression d’une transformation des subjectivités et de l’imaginaire social, et d’un rejet du tout marché (et du tout Etat), qui est devenu endémique dans la société occidentale.

Nous croyons donc que le P2P n’est pas simplement ’déterminé’ par les nouvelles technologies et infrastructures, mais que l’émergence de ces processus est aussi le résultat d’une profonde transformation ontologique (nouvelle façon d’être et de sentir), épistémologique, et axiologique (nouvelle constellation de valeurs), dont les nouvelles technologies sont elles-mêmes l’expression. Nous admettons que ces outils technologiques rendent en partie possible la généralisation de ces nouvelles pratiques sociales.

Si l’espace ne nous permet pas de convaincre le lecteur du bien-fondé de cette synthèse, nous voulons quand même mentionner quelques-uns de ces principes, autour de trois axes principaux :

- Concernant la politique et la gouvernance : il s’agit ici d’étendre les principes de démocratie, d’autonomie et de coopération libre vers la totalité de la vie sociale (tout en maintenant la différenciation moderne, c’est-à-dire en respectant des modes d’organisation différents). Des processus de ’peer governance’ peuvent exister à côté de la démocratie représentative, des modèles de ’peer production’ peuvent coexister avec les modèles autoritaires, souvent encore de type féodal, de l’entreprise contemporaine.

- Concernant l’économie : le principe d’une économie pluraliste basée en priorité sur l’existence d’un Commun, et secondairement sur un marché et un Etat réformé : il s’agit ici d’éviter le ’tout-marché’, le ’tout Etat’, mais également une possible dérive totalitaire de type communautaire qui serait basée sur la totalisation du mode P2P.

Pour plus d’informations :

- un essai détaillé paraîtra dans la Revue du Mauss.

- une version longue, en anglais

- une revue signalétique pour suivre les développements P2P


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