Quand édition rime avec mercantilisme et conformisme intellectuel

par Véronique Anger-de Friberg
dimanche 22 mai 2005

Voilà un livre que tout bon éditeur qui se respecte devrait lire... Après « L’édition sans éditeurs » (1999) André Schiffrin récidive chez le même éditeur avec « Le contrôle de la parole. L’édition sans éditeurs, suite ». Si l’auteur a choisi La Fabrique, une petite maison indépendante et clairement engagée à gauche pour s’exprimer, ce n’est évidemment pas un hasard. Voilà un livre qui devrait également faire réfléchir politiques et journalistes des grands médias, ceux que Schiffrin épingle pour « conformisme intellectuel » ; un de ces livres qui -espérons-le- fera couler un peu d’encre... .

Dans « L’édition sans éditeurs », Schiffrin racontait son itinéraire d’éditeur, amoureux de la belle écriture et des contenus porteurs de sens et de convictions. On y découvrait également la saga de Pantheon Books, petite maison d’édition fondée à New York en 1942 par des émigrés fuyant les persécutions nazies dont Kurt Wolff, le célèbre éditeur allemand de l’entre-deux-guerres. On suivait avec passion l’étonnante histoire de Jacques Schiffrin, père d’André, grand ami d’André Gide et créateur des Editions de La Pléiade(1), également complice de la première heure de Wolff. On y apprenait encore que deux titres, au succès aussi imprévisible qu’international, « Le docteur Jivago » et « Le Guépard » avaient fait la fortune de Pantheon. Déjà, dans les années 40, « il existait des éditeurs qui essayaient de repousser les frontières, de chercher de nouveaux lecteurs, d’améliorer le niveau général de la littérature grand public. » écrit, nostalgique, André Schiffrin dans son premier essai.

Construire un fonds destiné à durer des années

La carrière d’éditeur d’André Schiffrin prend réellement son envol en 1962 alors qu’il n’a que vingt six ans. La direction de Pantheon Books l’invite à suivre les traces de son père, grande figure de la maison, décédé dix ans plus tôt. Random House, qui vient de racheter Pantheon, lui laisse carte blanche. Dès la première année, le jeune Schiffrin publie « Le Tambour » de Günther Grass, qui devient un immense succès. Pantheon deviendra l’un des plus prestigieux éditeurs américains en traduisant en anglais des auteurs européens parfaitement inconnus outre-atlantique, spécialistes des sciences humaines comme Foucault, Sartre, Edgar Morin, Balandier, Noam Chomsky... et des scientifiques comme François Jacob ou Octave Mannoni. « Dans le contexte où nous avions la chance de travailler, on n’escomptait pas que chaque titre soit bénéficiaire dans l’immédiat(...). Si tel avait été le cas, aucun des ouvrages (ci-dessus) n’aurait trouvé le chemin de l’imprimerie. Ce que je cherchais, c’était essentiellement des textes nouveaux capables d’apporter à la vie américaine cette excitation intellectuelle dont elle manquait tant, mais je voulais aussi trouver des porte-parole pour exprimer les opinions politiques réprimées pendant les années du maccarthysme et dont je me sentais personnellement proche(...). La motivation dominante pour tous était de vaincre l’emprise du mercantilisme sur l’édition » explique l’auteur, comme si cette démarche relevait de l’évidence. Puis, quelques pages plus loin : « Notre force se fondait sur la construction lente d’un fonds destiné à durer des années. ».

Vaincre l’emprise du mercantilisme sur l’édition

A la fin des années 80, Random House, qui détient toujours l’illustre Pantheon, est revendu avec sa filiale à RCA (concurrent de CBS) qui cède à son tour la société à S.I. Newhouse (concurrent de Rupert Murdoch) un conglomérat international qui règne alors, avec quelques autres milliardaires, sur les médias. Hélas, le mercantilisme sonne déjà le glas de l’édition traditionnelle. Une nouvelle ère se fait jour : la dictature du best-seller et des taux de rendement invraisemblables. Dans son premier livre, Schiffrin décrit comment les financiers et les commerciaux, qui ne voient dans le livre qu’un produit marketing, accordent d’« énormes avances payées en vue de triomphes hypothétiques »convaincus que « l’abaissement du niveau intellectuel est le chemin le plus sûr vers les gros bénéfices ». Newhouse mêle édition et politique et « fit verser trois millions de dollars à Nancy Reagan pour ses mémoires, somme qui ne fut jamais couverte par les ventes : les mauvais esprits se demandaient s’il s’agissait d’avance sur droits d’auteur ou de pourboire pour services rendus. ». La concentration croissante conduit les grands conglomérats à exiger des taux de rentabilité hallucinants -l’édition de livres doit être aussi rentable que dans les autres branches d’activité- et Murdoch applique les mêmes pratiques inconsidérées. Dans le même temps, le nombre de librairies indépendantes s’étiole comme une peau de chagrin au profit des grandes chaînes, qui « mettent toute leur énergie sur les best sellers aux dépens des autres titres » observe-t-il, impuissant. « Les éditeurs sont obligés d’éliminer tout ce qui n’est pas best seller. ». Schiffrin et son staff tenteront bien de faire de la résistance mais, écoeurés, ils finiront par démissionner en 1991 dans un même élan de protestation. En 1997, la filiale de Newhouse, Random, avait perdu plus de 80 millions de dollars d’avances sur droits. « La politique consistant à risquer de plus en plus d’argent sur des livres à espérances de vente de plus en plus hautes se soldait par un énorme échec » constate, amer, Schiffrin. « Newhouse avait réussi ce tour de force de ruiner le capital intellectuel de la maison, de ternir sa réputation et de perdre de l’argent en même temps ». Un peu plus loin, il pose la question fondamentale du métier de l’éditeur : « Toute la question est de savoir choisir les livres qui vont faire un maximum d’argent, et non plus ceux qui correspondent à la mission traditionnelle de l’éditeur » et de constater qu’« il est tenu pour acquis qu’il n’existe pas de vrai public pour les livres qui demandent un effort intellectuel(...). Ceux qui entrent aujourd’hui dans la carrière n’ont aucun point de comparaison. Pour eux, la situation présente est la norme, le »monde réel« et non un système à critiquer et à changer. ».

Le mal gagne la vieille Europe

Alors que la partie semble déjà perdue aux Etats-Unis, l’auteur place tous ses espoirs dans l’édition européenne indépendante, qui représente encore un tiers du marché français de l’édition. Au moment de la rédaction de « L’édition sans éditeurs » en 1999, cet équilibre semble encore préservé de la voracité des grands groupes assoiffés de profits toujours plus élevés. Schiffrin tente de se rassurer : « Beaucoup de livres de valeur en France proviennent encore de maisons autonomes, souvent familiales. Gallimard, le Seuil, Minuit, Flammarion, sont encore indépendantes des conglomérats ». A cette époque, il semblait encore peu probable de voir les grands groupes mettre en péril la création littéraire. Or, ainsi que nous le verrons quelques années plus tard dans « Le contrôle de la parole » (2005) le mal a fini par gagner la vieille Europe. En quelques années, notamment en France, les grands groupes ont absorbé la plupart des derniers indépendants. Schiffrin enfonce le clou : « La publication d’un livre qui ne va pas dans le sens du profit immédiat n’est pratiquement plus possible dans les grands groupes. Le contrôle de la diffusion de la pensée dans les sociétés démocratiques a atteint un degré que personne n’aurait pu entrevoir. ». Prémonitoire. Désormais, cette remarque est aussi valable pour la France, pourtant pays de culture et de contestation. C’est l’heure de réviser nos classiques. Chomsky et son incisif « La Fabrique de l’opinion publique »(2) est plus que jamais d’actualité...

Le grand chambardement

Schiffrin a tourné la page. Après vingt ans passés à la tête de Pantheon, il panse ses plaies en se lançant dans une nouvelle aventure et crée The New Press, une maison d’édition à but non lucratif qui publie -souvent à contre cycle de la pensée dominante- des ouvrages fondamentaux pour le débat intellectuel. Pendant ce temps-là, aux Etats-Unis Random House se fait absorber par Bertelsmann, et en Europe les derniers bastions se rendent. Pourtant, jusqu’à ce que Jean-Marie Messier, notre « tycoon » à l’américaine décide de créer un grand groupe international de médias, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ou presque. Tant que les indépendants résistent et maintiennent une production de qualité, les éditeurs du groupe Hachette, tels que Fayard ou Grasset (qui publient quelques uns des meilleurs livres intellectuels du marché français) pouvent encore exiger de leur propriétaire de continuer à produire des textes de très haut niveau. Mais pour combien de temps ? Avec le grand chambardement de l’édition européenne et la concentration de plus en plus forte de l’édition française, l’avenir semble de plus en plus incertain. « Ce sont les profits exigés par les propriétaires des groupes d’édition qui déterminent ce qui va ou non être publié » constate Schiffrin.

Médias et intellectuels : un silence assourdissant

En 2002, Messier, contraint de partir pour avoir conduit son groupe à la faillite, laisse un empire d’édition qui pèse deux milliards et demi d’euros, soit trois fois plus que son concurrent direct Hachette. « Une coûteuse baleine échouée sur le sable » selon l’expression de l’auteur. Le gouvernement français, favorable à un repreneur français, encourage vivement Jean-Luc Lagardère, proche de Jacques Chirac, à se porter acquéreur. Nul besoin de revenir ici sur les détails d’une acquisition que tout le monde a pu suivre dans les médias. Précisons simplement qu’en octobre 2002, l’affaire est dans le sac. La fusion Hachette/Vivendi donne naissance à un monstre éditorial... et à un monopole sans précédent dans l’édition. Avec Hachette/Editis (ex Vivendi Universal Publishing) Hachette contrôle maintenant l’édition à 65%. Autrement dit, Hachette peut dicter sa loi aux points de vente et obtenir d’eux que ses titres soient mis en avant. Le géant a également l’intention de tirer avantage de ses nombreux relais de communication (plus de 200 titres de presse dans le monde -dont Paris-Match, France Dimanche ou Télé 7 Jours- et des participations dans plusieurs radios -dont Europe 1 et Europe 2- et chaînes câblées). Avec la fusion Hachette/Vivendi, la part de marché des indépendants(3) (Albin-Michel, Bayard, Gallimard, Glénat, Odile Jacob, La Martinière, Le Seuil...) tombe à 20%. Finalement, en décembre 2003, Bruxelles condamne le rachat total de Vivendi par Hachette Livre et le groupe Hachette doit céder 61% d’Editis. Le groupe Wendel, dirigé par le baron Ernest-Antoirne Seillière (accessoirement président du MEDEF) qui est l’un des seuls à avoir les épaules suffisamment solides pour prétendre s’emparer d’Editis, remporte la mise. Voilà qu’à son tour, un autre grand financier, -de surcroît politiquement engagé à droite- tient sous sa coupe une bonne part de l’édition française. Cette fois encore, ni débats, ni véhémentes protestations de la part des médias ou des politiques. Une autocensure qui ne semble pas choquer grand monde, mais faut-il réellement s’en étonner ? L’auteur pose évidemment les questions qui fâchent, et dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas : « Comment un gouvernement, sous couvert de privilégier l’intérêt national, a poussé à la fusion Hachette-Editis, sans susciter le moindre débat dans les milieux intellectuels ?(...) A deux exceptions près : un numéro spécial d’Esprit(4) et un autre des Inrockuptibles(...). Un silence assourdissant. ».

L’exception culturelle française...

Après l’entrée en scène de Wendel dans le milieu de l’édition, chez les derniers indépendants c’est le petit qui mange le grand... La Martinière rachète Le Seuil avec le concours des Wertheimer, heureux propriétaires d’un des fleurons du luxe français, Chanel. Ainsi, le paysage de l’édition française devient l’un des plus concentrés au monde. Avec le départ de Claude Cherki, le patron du Seuil et le limogeage de Charles-Henri Flammarion, « la page de la gestion familiale est tournée » observe Schiffrin. Dans son dernier livre, il élargit son panorama aux médias, victimes à leur tour de rachat par de grands groupes, et dénonce la mainmise de Dassault sur Socpresse dont il détient 82% depuis mars 2004. Il ne se prive pas non plus d’ironiser au sujet de notre exception culturelle en rappelant que « La France est le seul pays au monde où l’essentiel des organes de presse est la propriété de marchands d’armes et d’avions militaires, Lagardère et Dassault, qui détiennent à eux deux 70% de la presse française. ». Et, comme chacun sait, la survie de ces deux groupes dépend surtout des contrats d’Etat... L’auteur met l’accent sur une autre particularité française : « le goût pour les industries culturelles des grands groupes ayant à l’origine des activités très éloignées » (Bouygues/TF1 ; Dassault ; Lagardère ou Vivendi). De là à imaginer que notre presse ne soit plus tout à fait objective et serve de redoutable outil d’influence, il n’y a qu’un pas.

Etre contre-cyclique

Aux USA, tout le monde reconnaît maintenant que la presse, de même que l’édition, ont failli à leurs responsabilités et manqué d’esprit critique en ne publiant aucun livre ou article d’opposition à la politique intérieure et étrangère menée par Bush. Le New York Times et le Washington Post ont publié leur mea culpa « pour la manière dont ils ont accepté les mensonges du pouvoir sur les raisons d’envahir l’Irak ». L’expérience américaine devrait au moins alerter le milieu politique et intellectuel français. Or, que se passe-t-il ? « C’est le conformisme intellectuel qui règne actuellement » se désespère Schiffrin. « Certains sujets controversés ne sont traités nulle part. ». La plupart du temps, les médias français suivent la position du gouvernement. « Notre rôle est d’être contre-cyclique »(...). C’est précisément quand tout le monde est d’accord qu’il faut commencer à se poser des questions.« . Il leur reproche notamment d’avoir peu évoqué la tyrannie et la corruption en Algérie et au Maroc, ou d’avoir couvert avec une prudence exagérée le scandale d’Executive Life(5) pour ne citer que ces exemples. Quand il s’agit de décrire la »docilité« des journalistes de l’Hexagone, la plume de l’auteur se fait encore plus piquante : »Les conférences de presse à l’Elysée ont quelque chose des grands levers à Versailles" ! Tout est dit.

Le contrôle de la parole

« Le contrôle de la parole » est plus qu’un plaidoyer pour l’édition indépendante contre la concentration massive de l’édition ; c’est un rappel à l’ordre. Et tout le monde en prend pour son grade : financiers et éditeurs bien sûr, mais aussi politiques, journalistes, intellectuels de tous poils dont il fustige l’inertie et le conformisme.« La concentration des médias telle que je l’ai décrite mène à une impasse(...). Combien il est grave de n’avoir ni alternative, ni débat ». Avec The New Press, l’auteur fait la démonstration qu’il est possible de maintenir une qualité éditoriale (il précise au passage que sa maison ne refuse pas un best seller quand il est de bonne qualité !) et de rester compétitif sans être uniquement guidé par le profit. A y bien regarder, André Schiffrin est l’un des rares à dénoncer les risques pour la liberté d’expression -notre liberté d’expression- de ces concentrations. Assurément, il remplit là une de mission d’intérêt général. La presse et les politiques feraient bien d’en prendre de la graine.

(1) Juif d’origine russe, Jacques Schiffrin émigre en France après la première guerre mondiale. Dans les années 30, il crée les Editions de La Pléiade avec l’idée de rendre la littérature accessible et bon marché. Il intègre Gallimard en 1936 (qu’il sera obligé de quitter en 1940, « éliminé » de la vie culturelle parisienne sous l’occupation allemande) pour y diriger la collection La Pléiade, consacrée aux classiques du monde entier. Jacques Schiffrin, émigré aux Etats-Unis pendant la seconde guerre mondiale, se distinguera en publiant -à New York et en version française dans une collection à son nom- les textes de la Résistance, parmi lesquels « Le Silence de la mer » de Vercors, « L’Armée des ombres » de Kessel ou les poèmes d’Aragon

(2) Edition originale : Pantheon Books (1988). Edition française : Le Serpent à plumes. (2003)

(3) L’Italien Rizzoli (RCS Mediagroup) a racheté Flammarion et, dans la foulée, « remercié » le patron, Charles-Henri Flammarion

(4) « Malaise dans l’édition ». Esprit de juin 2003

(5) La cie d’assurances achetée dans des conditions douteuses par le consortium français Crédit Lyonnais/François Pinault (un proche de J. Chirac)

Par Véronique Anger pour Des Idées & des Hommes


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