Que puis-je savoir ? A quelles conditions ?

par Paul Jael
lundi 8 mai 2023

L'épistémologie est la branche de la philosophie qui s'intéresse au savoir. Tentons une incursion dans ce domaine.

L’une des aptitudes de l’humain est la connaissance, la capacité de créer, emmagasiner et partager du savoir. Ce savoir peut porter sur des objets très divers, des idées aussi bien que des faits. L’une des sources du savoir est le besoin de comprendre, qui engendre le besoin d’expliquer. C’est ainsi que dans les domaines les plus divers s’établissent des théories. Dans certains secteurs de la société, les théories s’institutionnalisent, acquièrent un caractère officiel. Les spécialistes de tel ou tel domaines structurent les théories entre elles, définissent ce qui est orthodoxe et ce qui ne l’est pas, déterminent comment les théories doivent être enseignées. Cette institutionnalisation est particulièrement apparente dans les religions et dans les matières dites académiques, la philosophie et les sciences, mais elle vaut également en matière de know how professionnel.

Deux dimensions de la connaissance sont essentielles : le raisonnement théorique et l’observation empirique. Dans les différents savoirs, elles sont présentes dans des proportions très variables.

Le raisonnement théorique peut être rationnel ou irrationnel. La rationalité implique que les spécialistes du savoir acceptent de débattre de ses lois, d’envisager tous les arguments possibles et de chercher à y répondre en respectant les canons de la logique.

L’observation empirique peut être le fait d’expériences contrôlées (généralement en laboratoire) ou de l’observation brute de la matière naturelle et humaine.

Comme l’a montré Kant, le facteur dynamique dans la connaissance, celui qui a l’initiative, est toujours la tendance à théoriser, jamais l’expérience empirique. Bien-sûr, beaucoup de savoirs nécessitent la rencontre de ces deux aspects, mais l’observation est le fruit d’une recherche. Pour être assimilée, toute perception empirique doit être précédée de la pensée. Certains types de savoir ne se prêtent pas à l’expérience empirique, du moins pas de façon objectivable, et sont donc entièrement théoriques. C’est le cas des savoirs métaphysiques, mais également de certains savoirs scientifiques, notamment des mathématiques.

Un savoir peut être vrai ou faux. Un savoir sera faux :

Un savoir faux n’est pas un savoir, objectera-t-on. Cette remarque n’est certainement pas déraisonnable, mais elle est simpliste car elle néglige la complexité du monde réel. Comment une théorie fausse peut occuper une place dans le savoir ?

  1. D’abord, l’erreur d’une théorie peut ne pas être comprise immédiatement.
  2. Ensuite, il y a des cas-limites où l’infirmation de la théorie par une observation donnée est discutable. Par exemple, parce que les conditions dans lesquelles l’expérience a été menée sont mises en cause ou parce que l’interprétation d’une statistique divise les commentateurs.
  3. De même, la validité d’une démonstration théorique ne recueille pas toujours un consensus immédiat, même dans une discipline aussi rigoureuse que les mathématiques.

Sur le long terme, les théories erronées tendent à être éliminées, mais certaines théories jouissent d’un soutien important de nature idéologique qui leur assure une bonne durabilité, même lorsque des lacunes ont été pointées par leurs contradicteurs. Diverses raisons peuvent motiver un groupe ou une communauté à adhérer aveuglément à une théorie.

On peut donc distinguer les savoirs selon la nature des éléments théoriques et des éléments empiriques sur lesquels ils s’appuient. Les deux critères principaux sont la rationalité théorique et la réfutabilité empirique. Le savoir peut être :

  1. rationnel ou irrationnel. Prenons l’exemple de l’astrologie et de l’homéopathie. Elles sont irrationnelles car elles ne sont fondées sur aucune justification théorique.
  2. enraciné dans le concret ou purement abstrait. S’il est enraciné dans le concret, on peut attendre de l’observation empirique qu’elle soit à même de le confirmer ou de l’infirmer. C’est la fameuse distinction du philosophe Carl Popper entre le réfutable (« falsifiable » en anglais) et le non-réfutable.

Le terme « irrationnel » est souvent connoté péjorativement, mais il n’implique pas que le savoir est faux, pas plus qu’un savoir rationnel n’est nécessairement juste. Pour reprendre les cas de l’astrologie et de l’homéopathie, sceller leur caractère vrai ou faux est difficile, car leur réfutabilité est faible sur le plan théorique comme sur le plan empirique. La difficulté d’apporter une réfutation indiscutable a comme contrepartie qu’il est également difficile de leur apporter une justification concluante.

Face à des théories de ce type, de faible réfutabilité, l’attitude du sujet est de l’ordre de la croyance. On y croit ou on n’y croit pas. C’est par commodité qu’on les désigne par le substantif « savoir ». Mais l’action n’est pas celle de SAVOIR mais celle de CROIRE Cette distinction est essentielle, notamment en matière de religion. Personne ne SAIT si Dieu existe, ni le pape ni moi. C’est là une caractéristique fondamentale de la condition humaine. Mais on peut CROIRE que oui (le pape) ou que non (moi). Rappelons encore que la distinction entre croire et savoir est totalement indépendante du caractère vrai ou faux de la doctrine.

La combinaison des deux propriétés ci-dessus permet de classer les savoirs suivant le niveau de rigueur qu’exige leur construction. Dans l’ordre décroissant, on a :

  1. les théories rationnelles qui sont réfutables. Exemple : les sciences.
  2. les théories rationnelles qui ne sont pas réfutables. Exemple : la philosophie.
  3. les théories irrationnelles qui ne sont pas réfutables. Exemple : l’astrologie.

Si une théorie est réfutable et non réfutée, il y a peu de chances qu’elle soit irrationnelle.

Les théories réfutées (théoriquement ou empiriquement) sont évidemment exclues de ce classement. Le classement ne juge pas la qualité des théories. Ce que le savoir gagne en rigueur, il le perd en liberté d’imagination. Chaque discipline a le niveau de rigueur qui lui convient. Les trois types de savoir ont leur raison d’être. Ce qui poserait problème, ce serait que le sujet se trompe quant à la catégorie à laquelle appartient une théorie à laquelle il se réfère.

Comment se situent les religions dans ce schéma ? Chaque religion est un assemblage d’idées, les unes plus rationnelle, les autres moins. Prenons l’une d’elles, l’existence de Dieu. Des arguments rationnels peuvent la soutenir ; d’autres arguments tout aussi rationnels lui être défavorables. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de réfutabilité empirique. Admettons que cette idée se situe dans la deuxième catégorie. Envisageons maintenant une autre idée religieuse, la doctrine créationniste (prise au pied de la lettre). Dans quelle catégorie la placer ? Dans aucune des trois. Parce qu’elle est fausse. Elle est réfutable… et réfutée. Réfutée par la mise au jour de nombre d’éléments matériels datables qui contredisent sa chronologie et les enchaînements qu’elle suppose, notamment des squelettes et des fossiles.

Examinons de plus près le cas de la science, savoir prestigieux s’il en est. Une question qui divise les spécialistes en épistémologie est celle-ci : faut-il distinguer les sciences naturelles et les sciences humaines ? Fonctionnent-elles selon le même mode ? Pour les sciences naturelles, une bonne part des observations peuvent être contrôlées en laboratoire : l’expérimentateur y neutralise toutes les interférences non pertinentes. C’est évidemment impossible pour les sciences humaines. Les observations de la nature profitent également d’une instrumentation intégrant les technologies les plus développées, avantage dont les sciences humaines sont exclues. En sciences humaines, l’observation se base principalement sur les sondages et les statistiques. Mais quelle est la sincérité des sondés ? Ne sont-ils pas influencés par le sondeur ? Quant aux statistiques, elles révèlent des tendances où la variable étudiée se mélange inextricablement avec une multitude d’autres : comment faire la part des choses ? Pour ces raisons, je suis d’avis que les sciences humaines se situent entre les sciences naturelles et la philosophie, qu’elles constituent une catégorie intermédiaire. J’ai beaucoup étudié la science économique. Les économistes lorgnent vers les physiciens, qui sont leur modèle mais ils en sont loin. Notamment, ils attribuent un rôle important à des variables non mesurables et même non objectivables comme la préférence pour le présent ou le taux marginal de substitution. Les modèles sont rationnels mais la réfutabilité d’un modèle basé sur des variables non objectivables est problématique. Le lecteur intéressé se référera à l’article que j’ai écrit sur ce sujet :

L'économie politique, est-elle scientifique ?

Le cas des mathématiques est également particulier : contrairement à la physique ou à la biologie, ses concepts n’ont pas d’équivalent matériel dans la réalité naturelle. La validité de ses théorèmes se démontre par des raisonnements logiques plutôt que par la confirmation empirique.

Les trois philosophes les plus réputés dans l’épistémologie des sciences sont :

Carl Popper est l’auteur de cette idée bien connue qu’une théorie scientifique est une théorie réfutable qui n’a pas (encore) été réfutée. Mais les trois philosophes s’accordent à considérer que la problématique est en fait plus complexe et que les scientifiques, à bon droit, conservent parfois des éléments réfutés. Une réfutation est toujours une anomalie qu’il convient de résoudre, mais l’élimination d’une théorie réfutée ne doit pas être précipitée.

Liens vers les articles Wikipédia relatifs à ces philosophes :

Popper

Kuhn

Lakatos


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