Ces découvertes scientifiques qui changent notre vision des choses

par Bernard Dugué
vendredi 11 février 2022

 

 1) La « production scientifique » repose sur les qualités intellectuelles des chercheurs dont l’activité ne se réduit pas à des expériences ou des observations, loin s’en faut. Un chercheur dispose d’un laboratoire d’idées, il réfléchit, il pense. Il échange ses observations, mesures, vues et hypothèses avec ses confrères, lors de réunions formelles et parfois improvisées. Le chercheur reste en règle générale dans sa zone de compétence, ce qui le rend performant et compétitif sur la scène des publications et congrès ; s’il est sérieux, il porte une attention aux travaux qui encadrent sa spécialité ; si de surcroît il est curieux, il s’informe des avancées acquises dans des champs assez éloignés. Parfois, le chercheur s’ennuie en restant dans sa spécialité, il est gagné par l’acédie, ce trouble bien connu des moines qui ne parviennent pas à s’astreindre à une discipline ascétique, prier, et deviennent tristes, avec le sentiment de passer à côté d’une vie plus conforme à leur aspiration ou leur nature.

 Le scientifique va à la rencontre des expériences, multiplie les observations et les mesures, note les caractères et les formes des phénomènes qui arrivent. Il produit des « phénomènes de science » dans les laboratoires ou en observant la nature, les « choses-objets », en utilisant des dispositifs d’observation, microscope, télescope, boîte de Petri... La pénicilline a été découverte après l’observation fortuite de Flemming surpris de voir que des bactéries ne se développaient pas autour de moisissures apparues des boîtes de culture. Flemming était connu pour avoir un labo désordonné et oublier parfois ses expériences sur un coin de paillasse. Il avait aussi un certain flair et comprit que son observation s’expliquait par la sécrétion par les champignons d’une substance toxique pour les bactéries. Cette découverte a permis une grande avancée dans le domaine médical en mettant à la disposition des praticiens des molécules capables d’éradiquer une infection bactérienne, tout en s’inscrivant dans un cadre scientifique consolidé depuis un siècle.

 

 2) Plus rarement de grandes découvertes modifient la vision du monde. C’est le cas de l’évolutionnisme de Darwin qui mit fin aux thèses créationnistes, non sans une résistance acharnée des théologiens et croyants chrétiens. Les historiens des sciences se plaisent à citer les trois blessures narcissiques ayant conduit l’homme à revoir sa place dans le monde. Avec Copernic, la terre n’est plus le centre de l’univers. Avec Darwin, l’homme n’est plus une créature divine mais le résultat d’une histoire naturelle. Avec Freud, l’homme n’est plus le seul maître dans son monde intérieur. Ces trois ruptures ont été initiées par des savants et se sont répercutées dans la société avec d’autant plus d’intensité que ces découvertes ont percuté le sens de l’existence, le récit des origines, la place de l’homme dans l’univers. Avec la seconde loi de la thermodynamique, c’est le récit des fins qui fut discuté, et plus précisément d’une fin de l’univers prévue en imaginant une augmentation de l’entropie et du désordre, désignée comme mort thermique. En revanche, la mécanique quantique n’a pas eu d’impact sur le sens de l’existence mais a produit des répercussions de grande ampleur dans la communauté des physiciens.

 C’est en observant que le rayonnement du corps noir s’écartait de la prédiction effectuée avec la loi de Wien, que le physicien Planck introduisit la quantification de l’énergie radiative, en contradiction avec l’ancienne vision du spectre continu. 25 ans plus tard, des jeunes physiciens audacieux eurent l’idée d’appliquer à la matière la théorie des quanta en utilisant une représentation étrangère au sens commun, celle d’une conception de la matière possédant le double caractère de l’onde et du corpuscule. Autant dire que cette nouvelle vision en déconcerta plus d’un, obligeant les physiciens à abandonner le déterminisme et de ce fait, à sortir de leur zone de certitudes. La mécanique quantique a donné une image tellement inattendue de la matière que Bohr s’employa à forger la thèse de la complémentarité et à établir des correspondances afin que remettre les phénomènes quantiques dans le giron de la mécanique classique sous certaines conditions. Cette tentative de raccordement a répondu à un impératif décrété par la communauté des physiciens, celui d’une unité voire d’une universalité de la science de la matière et de l’univers. Cette unité recouvre deux choses, d’abord une unité ontique, celle de la matière, unique, de la terre au ciel, de l’atome au cosmos. Ensuite une unité dans les grands principes et lois utilisées dans la représentation. Les physiciens ont déchanté après l’élaboration de la mécanique quantique dont certaines transformations mathématiques sont spécifiques et n’ont pas cours dans la mécanique classique (Dirac). La découverte de l’intrication, après le test inventé par Bell et les expériences d’Alain Aspect, n’a fait qu’accentuer l’étrangeté de l’univers quantique, plongeant la communauté des spécialistes dans une docte perplexité. La mécanique quantique est un formidable outil pour obtenir des résultats, les classer, les décrire avec des modèles mathématiques. En revanche, rares sont ceux qui ont effleuré la signification profonde cryptée dans ces modèles.

 

 3) La science telle qu’on la connaît est une colossale machine à produire des résultats, dont les codes, méthodes, pratiques, règles formelles, techniques ou sociétales, sont très récentes, remontant à la fin du XXe siècle. La mise en place de la science massifiée s’est étalée sur quelques décennies, disons de 1870 à 1930. Cette science a produit d’étonnantes découvertes, permis des innovations technologiques colossales, mais elle a aussi ses limites pour ce qui relève de la connaissance des choses fondamentales, l’explication des grandes énigmes, ordre dans la matière, émergence de la vie, évolution, émergence et fonctionnement de la conscience. Les modèles et explications scientifiques sont provisoires, en attente de refontes théoriques pouvant amener vers des découvertes majeures. Le seul souci, c’est que l’efficacité de la recherche scientifique impose des pratiques ne facilitant pas les découvertes ou pire encore, favorisant l’oubli et la mise sous silence d’avancées théoriques. Quelques incises philosophiques extraites d’Heidegger ou de Peter Sloterdijk éclairent le fonctionnement du système de la Science.

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 i) Sloterdijk livre un tableau éclairant des normes et ressorts gouvernant les sociétés, empruntant la voie tracée par Elias. Les habitudes, les routines s’installent dans les communautés et finissent par se transmettre durablement, sur dix, cent générations, voire plus. Etre possédé par la culture existante, cela signifie ne pas avoir d’alternative à celle-ci, énonce Sloterdijk, ajoutant que lorsque l’on s’investit dans les formes transmises, on ne trouve point de salut en dehors de la communauté contraignante du spécifique (Après nous le déluge, 2015). Rien de bien nouveau. Pour s’insérer dans une communauté, il faut accepter les règles, des codes, avancer dans la droite ligne, entre les clous, ne pas transgresser. La transgression de la culture est devenue une règle dans le monde de l’art mais en science, la transgression est l’exception et comme l’a noté Prigogine dans son dernier essai, les scientifiques sont dans une très grande majorité des conservateurs.

 

 ii) La science moderne fut inventée par quelques esprits rebelles, hérétiques, inventifs, parfois géniaux, tels Galilée, Newton ou Faraday, qui furent des sortes d’artisans de la recherche. En revanche, la science contemporaine est devenue une production de résultats obtenus dans ce qui ressemble à de grandes usines technologiques, universités, centres de recherches, regroupant des équipes de chercheurs. Il est des spécialités dont les praticiens se comptent en centaines, voire moins, et qui sont les seuls à connaître et utiliser les codes et usages sémantiques spécifiques à leur discipline. Le poids de l’institution se traduit en terme de parcours professionnel, de thématiques, de méthodes, d’évaluations, de manière de voir et penser l’objet que la chapelle étudie et qui finit par être capturé par des modèles convergents, provisoires certes, mais à durée étendue, tant qu’une découverte ne vienne perturber l’édifice et ne fasse écrouler quelques murs. Ce cours discontinu a été analysé par l’épistémologue Kuhn qui opposait la « science normale » effectuée dans un cadre fixe, le paradigme, et la « science révolutionnaire » qui émerge en générant un changement de paradigme.

 

 iii) Heidegger est connu pour sa sévérité à l’égard de la science, auteur d’une formule assassine ; « la science ne pense pas ». Il traça un constat sur l’affairement et la recherche de résultats utiles et utilisables. Son regard décalé voyait une science s’affairant pour promouvoir la sécurisation d’un état où le besoin de savoir aurait disparu (De l’Avenance, § 76). Sans doute sa vision était-elle caricaturale et excessive mais il n’avait pas tort en imaginant un cheminement secret vers des conquêtes accompagnées d’un sentiment ambivalent, celui de l’ennui causé par la mise à distance de la chose dont la science a fait le tour complet mais qui au fond, a échappé à une connaissance plus fondamentale. Même si les propos d’Heidegger sont datés, basés sur les institutions établies juste avant la grande déflagration de 39, ils apparaissent comme prophétiques et prennent un sens élargi au monde contemporain. Heidegger a prophétisé une époque marquée par l’affairement, la technique, le besoin de sécurité, présents non seulement dans la science mais dans d’autres secteurs de la société. La Science sécurisante contribue à forger le style de notre époque. La société du risque (souvent perçu et surestimé) engendre une demande de sécurisation (U. Beck). Nous n’avons pas encore compris le secret de ce moment disruptif complexe, marqué par la fin de l’empire soviétique, puis l’avènement de l’Internet et des réseaux numériques. La Science a accompagné cette histoire, en renforçant de décennie en décennie ses caractères, ses méthodes, ses codes, ses habitudes, ses structurations, avec les laboratoires au centre et en périphérie, les congrès, publications, financements, bureaucraties, évaluations.

 


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