Le Code-barres et la mort du commerce

par Nicolas Cavaliere
lundi 7 février 2022

« Le commerce unit les hommes, tout ce qui les unit les coalise, le commerce est donc essentiellement nuisible à l'autorité. » (Napoléon Bonaparte)

Présentez-vous à la caisse d’un supermarché et sur, disons, deux des dix articles que vous avez saisis dans les rayons et embarqués dans le chariot qui vous est gracieusement prêté, demandez à l’employé de caisse une négociation sur leurs prix, pour une quelconque raison. Il y a une forte probabilité que ce simple geste ne soit pas suivi d’un autre. L’employé ne peut rien vous donner. La raison : la souveraineté du code-barres. Essayez de la même façon dans un magasin de taille plus modeste, et puisqu’il vend les mêmes articles, dont les emballages portent généralement le même signe, ce sera la même histoire.

Le code-barres a assassiné le commerce en fondamentalisant une asymétrie entre l’acheteur et le vendeur, en lui accordant une essence presque naturelle. On peut toujours faire des achats, on ne peut plus marchander, sauf sur des objets de grand prix qui ne s’acquièrent que très occasionnellement, une voiture, une maison, biens généralement dépourvus d’emballages. Ce n’est plus du commerce, c’est autre chose, autre pratique. C’est comme une sorte de douane, avec ses propres facteurs de frontières, de fiscalités, de barèmes et d’assignations. La fidélité est récompensée mécaniquement par l’usage d’une carte, qui s’est substitué à la relation quotidienne et entretenue de diverses personnes aux qualités et aux rôles variables dans le temps. Les caisses automatiques viennent entériner cette asymétrie et cette impossibilité de négocier. L’acte d’acheter n’a plus besoin d’être inscrit dans une relation.

Envisagez-vous donc dans un supermarché essayant de négocier le prix de vos bouteilles d’eau, de votre console de jeu ou de vos légumes. Vous voudriez accomplir demain un acte révolutionnaire que vous ne vous y prendriez pas autrement, en signifiant à l’autre la primauté de votre pouvoir non pas en tant que consommateur mais en tant que personne habilitée à porter des jugements de valeurs et de prix. Et comme tout pouvoir, il grignote un peu trop de temps, il ralentit le rythme de production, de livraison et de consommation, en poussant pour une prise en compte de la dignité du requérant et aussi, des objets, des biens mêmes, qui sont les termes de ce qui était autrefois un échange, et qui n’est aujourd’hui même plus une transaction, quand on considère l’extrême division du travail.

Vous penseriez encore que tout cela est vain, que tout est produit en masse, que les prix font l’objet de négociations à un niveau supérieur aux autres, que la société est protégée contre les abus, que des garanties sont données. Que ces moments consacrés à l’approvisionnement du domicile, ou plutôt du domicilié, ne méritent pas qu’on s’y attarde, qu’on risque d’énerver le client suivant à la caisse, qui a bien autre chose à foutre que de vous observer en train de pinailler pour quelques centimes. Ils représentent pourtant les premières opportunités d’exercice du pouvoir laissé à chacun, qui est celui de faire reconnaître son importance à soi à travers l’importance de ses besoins et envies. Ils affirment surtout l’importance de l’expérience humaine, qui ne se répand que par gestes, dettes et échanges, par échanges de présences autant que d’objets.

Observez les aliments, les vêtements, les médicaments et les livres, tous nantis des mêmes lignes noires. Ils ont tous besoin d’être habillés, emballés. Et cela a un coût bien connu des océans, rivières, forêts, dont la nudité essentielle est menacée. Plastiques, papiers, cartons, que de matériaux sollicités pour fixer le prix de votre dépossession !

Remarquez aussi qu’au niveau macro-économique, le code-barres encourage l’inflation en ne permettant pas la baisse des prix, puisqu’il n’y a plus aucun moyen concret de la négocier au quotidien, et vous commencerez à apercevoir la globalité de l’arnaque derrière l’omniprésence du dispositif. Le code-barres est au prix sur une étiquette ce que le câble USB est à la pile électrique : un moyen d’enchaîner irrémédiablement l’énergie mobile à son exploitant principal. Il est un outil d’autorité, d’apparence innocente, qui s’est imposé sans contestation majeure, comme s’impose actuellement son descendant le QR sur d’autres terrains. Cruciale n’est plus tant la communication que la circulation.

La caisse enregistreuse n’enregistre plus seulement les prix, elle enregistre également la nature supposée des objets. Elle les définit une fois pour toutes, interdit le jeu chez le client, n’autorise que la marque du fournisseur. Plus rien n’existe donc que ce qui est décidé, s’il y a construction, elle naît d’un commerce dans le secret du code, où les noms et les marques sont fabriqués. Il ne peut y avoir culture là où l’imaginaire a triomphé.

Il est si difficile aujourd’hui de s’adresser à des étrangers, la peur et la paresse se confondent, et il va plus vite d’être pétri de politesse par coutume que par lien. Y a-t-il déjà eu un lien ? A-t-on déjà ressenti un attachement envers ces caddies, ces chaussures, ces manteaux, ces chemises, ces grains de riz et ces tomates ? Ces choses-là à force d’être courantes nous seraient-elles devenues étrangères ? N’y a-t-il rien de merveilleux au royaume du sourire de la caissière ? Si dans la vie la moindre conversation fait partie du commerce ordinaire, où est notre plaisir quand le commerce ordinaire ne permet plus la moindre conversation ? Où nous est laissée la possibilité de nous endetter les uns auprès des autres ?

Là où il est le plus évident que cette conception a vaincu, c’est que sur un site de « commerce » en ligne, il est généralement impossible d’acheter un bien pour un prix autre que celui qui nous est affiché. Cette série de chiffres trône fièrement sur le haut de la page. Et nous n’avons pas d’autre choix que de l’ajouter au panier au tarif indiqué pour l’acquérir, le temps qu’il soit trouvé par sa référence, sorti du magasin, puis transite par un colis portant lui-même son propre code-barres dans un véhicule doté d’un numéro de série conduit par un facteur pourvu d’un matricule. C’est la Poste aux armées, rien de plus, rien de moins.

Oui, le doux commerce est bel et bien mort. Le soft power qui a pris sa place ne saurait cacher très longtemps sa violence si le client trouvait soudain le moyen, très simple pourtant, d’être surprenant. Oui, il est ardu de changer d’attitudes après des décennies d’habitudes. Le plus direct, c’est de réclamer un changement d’outils. Le client n’est-il pas roi ?


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