Le Tournant ultime

par lephénix
vendredi 14 janvier 2022

 

Le techno-libéralisme « innerve la société de partout » et la met sous pression. Les intérêts de l’industrie numérique dictent le rythme de notre époque et celui de nos vies selon la « doxa de l’inéluctable »... Leur impact, rappelle Eric Sadin, relève de « ce qui doit être qualifié de fait civilisationnel total ». Le philosophe dénonce une « gigantesque opération d’une mise au ban de l’humain à l’échelle de la planète ». Contre le laminage de nos existences par des « protocoles de guidage automatisé » et l’« énonciation robotisée » de notre vérité, il appelle à « institutionnaliser l’alternatif », à « attiser tous les foyers de vie » dans une véritable « communauté de valeurs et de souhaits ».

Depuis deux décennies pour le moins, ce que nous appelons « réalité » semble rattraper la fiction la plus échevelée voire nos cauchemars dystopiques les plus délirants – des « voitures autonomes » aux drones tueurs en passant par les taxis volants et le système du "crédit social chinois" annoncé comme inéluctable. L’individu « postmoderne » est soumis à un écartèlement schizophrène : celui d’être à la fois spectateur et acteur d’un vertigineux processus de dissolution de la « réalité » dans la fiction – ces représentations du monde imaginées par certains créateurs pour échapper au « réel » ou, du moins, pour mieux l’interroger afin d'entrevoir notre avenir.

Désormais, la dite « réalité » semble bel et bien « autoréaliser » en mode accélération dystopique ce dont la fiction avait fait oeuvre dans l’exploration de l’imaginaire. Voilà une génération apparaissait une espèce nouvelle, l’Homo connecticus, qui ne connaît plus de frein à sa prolifération placée sous le signe de l’exponentiel. Qu’est-ce qui préoccupe cette espèce-là acclimatée à une société ultraconnectée et « hors sol » ? Sa « visibilité » sur les « réseaux sociaux », la peur de « n’être rien » - et, très éventuellement, la « propriété » de ses « données personnelles »... Le seul souci de ce présumé humain, apparu comme un nouveau processus biologique en cours, et d’ores et déjà frappé d’obsolescence, ce serait celui de sa « petite liberté personnelle », à l’image de ces associations de défense d’un « Internet libre »…

 

L'enjeu

Penseur et pourfendeur du numérique, le philosophe Eric Sadin souligne que « l’obsession étriquée » de la seule « liberté personnelle » n’est pas à la hauteur de l’enjeu, à ce tournant décisif de l’histoire de la civilisation. Elle ne fait que le jeu d’un « guidage toujours plus robotisé des affaires humaines » et d’une « systématique promise à s’appliquer à tous les pans de l’activité humaine »… L’impensable est bel et bien en train de se produire par le pouvoir d’une «  industrie d’un nouveau genre, aux visées hégémoniques », prétendant « s’immiscer dans la totalité des pans de la vie humaine et orienter, d’une façon ou d’une autre, les comportements  » – via des procédés algorithmiques du travail ainsi que par des «  systèmes et applications élaborés par une économie de la donnée et des plateformes prétendant se charger de nos conforts et bien-être supposés au long du quotidien ».

Ainsi, ces systèmes d’intelligence artificielle, conçus pour « transmettre, de façon automatisée, des signaux aux agents, ayant valeur d’ordre tenus d’êtres exécutés sur-le-champ » pourraient bien se substituer, à terme, à toute activité humaine... Comme les « robots tueurs » pourraient bien effacer de la conscience ( ?) de tout « décideur » la responsabilité de tuer...

En ce glaçant « âge pixelisé et désincarné de la rationalité techno-économique », des continents et des univers nouveaux ont surgi dans « l’administration des conduites », téléguidant des « corps et des esprits par des impulsions électriques  » et leur ôtant «  toute autonomie, intégrité et dignité ». Ce processus « s’appuie sur une instance destinée à piloter les conduites : l’écran ». Ou plutôt, les écrans, petits et grands : ceux des ordinateurs, tablettes et smartphones, ces surfaces de pixels ayant « vocation à signaler toutes sortes de commandes à exécuter » font «  office d’interface entre donneurs d’ordres et ceux appelés à y répondre ». Ainsi, l’écran «  s’érige comme instance d’interférence majeure dans les relations  » et nous fait basculer dans une « télésocialité généralisée ».

Alors que l’ « on » fait mine de s’émouvoir d’une présumée « urgence climatique », nos addictions au numérique font écran à la prise de conscience de cette évidence écologique pour le moins élémentaire : « tout le déchaînement informationnel contemporain absorbe environ 10% de l’électricité mondiale, notamment de par les posts de messages ou de vidéos, qui requièrent l’édification de gigantesques data centers et leur climatisation pour assurer leur refroidissement ».

Voilà qui met en péril jusqu’à la survie de l’Homo connectus, ce nouveau maillon de la série évolutive des hominidés, que l’on imaginerait mieux ancré dans son écosystème - ou cramponné à l’arbre généalogique des australopithèques et autres singes arboricoles dont il est présumé descendre... Sans présumer jusqu’où il pourrait descendre encore, à l’orée d’une ère de pénuries annoncée...

Dès les Années Folles, Franz Kafka (1883-1924) le pressentait : «  L’être humain n’est plus qu’un instrument démodé servant à l’augmentation du capital, un reliquat de l’histoire, dont très bientôt les capacités insuffisantes au regard de la science seront remplacés par des automates qui penseront impeccablement  »...

Le tournant néolibéral consomme cette grande rupture réduisant l’humain à un « strict moyen » alors même que ses attentes fondamentales ne sont pas de « répondre à de strictes logiques utilitaristes » ou de servir de chair à spéculation en générant des « cycles continus de rotation du capital »...

 

Vers un « monde commun » ?

Comment renouer avec une « pleine souveraineté de nous-mêmes » ?

Déjà faudrait-il avoir conscience d’une liberté et d’une dignité à défendre. Et l’exercer, cette conscience, tant au quotidien que « sur le terrain des réalités vécues  » au quotidien en refusant l’habitude délétère de s’en remettre à la « froideur de relations pixelisées  ». Eric Sadin invite à passer d’une « crainte étriquée, portant sur le seul respect de sa vie privée  », à un « souci – âprement défendu en commun – de s’opposer à un encadrement automatisé des conduites  ». Celui-ci, « visant de seules finalités marchandes et d’optimisation », représente un « affront fait aux principes qui nous fondent  ». Il appelle à « ne jamais nous délester – par égarement, paresse, ou en raison de l’influence d’entités extérieures qui auraient intérêt à l’amenuiser – de la puissance proprement humaine qui nous constitue  ». Laquelle ? Celle « d’user de notre pouvoir critique », de « manifester notre refus catégorique de certaines situations », « d’exercer notre créativité individuelle et collective  » - et de « célébrer le partage du sensible ».

Car enfin, « le plus fondamental de nos pouvoirs, c’est d’user de notre faculté critique – il y a aussi « la critique qui sauve ». Comment peut-on prétendre manifester un « souci écologique », fût-il activiste, sans « remettre en question le progrès technique, la société technicienne, la passion de l’efficacité » ? Et en persistant à actionner nos addictifs « gadgets de destruction massive » pour se filmer allègrement lors de bienpensantes ( ?) « marches pour le climat » ?

Comment oublier que « notre temps est celui d’un modèle techno-économique à portée civilisationnelle cherchant à orienter les conduites – pour large partie, avec notre assentiment – en vue d’instaurer une marchandisation intégrale de nos vies et une hyper-optimisation, à terme, de tous les secteurs de la société » ? Comment occulter ces « structures délétères mises en place depuis l’essor irréfréné du techno-libéralisme et de l’économie de la donnée et des plateformes » - si « profondément ancrées » ?

L’écologisme mal compris ne suscite que de divertissants et nuisibles « effets d’écran » en escamotant les urgences véritables – à commencer par celle de nous en saisir pour de vrai : « Nous aurions du nous opposer contre cet ordre normatif, étriqué et avilissant, contrecarrer en actes des initiatives usurpatoires ».

Il resterait à laisser une société s’auto-instituer « explicitement non pas une fois pour toutes mais d’une manière continue  » : « Le pouvoir constituant ne suppose pas seulement le pouvoir de rédiger des Constitutions mais d’instituer à toutes les échelles de la société des procédés d’autoconstitution de nous-mêmes »...

De tels actes institutionnels supposent de « partir d’un refus résolu de situations jugées ineptes, parce que constituant une base parfaitement établie de ce que nous ne voulons plus et à partir desquelles l’on saura avec davantage de clairvoyance ce que nous voulons mettre en place ». Puisque nous sommes des « êtres de récit et de projection imaginaire », pourquoi pas nous offrir la fiction collective d’un monde meilleur grâce à « l’expression de toutes les bonnes volontés » ? Pourquoi ne pas « faire en sorte que les organes publics renouent avec leur mission cardinale de donner le plus de substance aux affaires publiques  » ?

Il nous revient bel et bien de renouer avec « notre condition naturelle faisant que chaque être détient des droits imprescriptibles » et « d’institutionaliser l’alternatif  » en réintégrant notre bien commun. Le chantier est immense : « Partout, les algorithmes se substituent à l’humain selon les diktats d’un « ordonnancement logistico-managérial » s’assurant de la quasi-totalité de « nos opérations cognitives et matérielles ».

Pour l’heure, la captation du bien commun par des « logiques autoritaires d’un genre inédit » se greffant sur cette systématique s’appliquant à toute notre vie à partir de machineries ordonnatrices tourne à plein régime...

Refusant le discours de l’inéluctable et l’utilitarisme généralisé assénés par une techno-idéologie prétendant imposer un « ordre unilatéral et infondé des choses », le philosophe appelle aussi à faire émerger des contre imaginaires et des contre discours témoignant de la « nature irréductible de l’expérience humaine ». Cela suppose une « simultanéité d’opérations menées partout où elles doivent l’être », contre une « puissante coalition qui est en train d’organiser un effondrement civilisationnel »…

Il réaffirme haut et fort cette réalité demeurée irréductible à la mise en concurrence des individus, à l’interchangeabilité continue des êtres, à la « prise en charge » de l’intégralité des existences et à la « contrôlocratie » faisant fonction de contrefaçon de « civilisation »...

Eric Sadin invite à reprendre pied dans un « monde commun » : plus on nous dépossède de notre pouvoir d’agir, plus chacun doit « se montrer agissant », que ce soit en refusant tout capteur, « compteur intelligent » ou objet connecté générant des données exploitables ou en initiant d’autres façons d’ « être en commun » et d’affirmer l’inappropriable. Pour briser le miroir de la servitude volontaire, autant commencer par lever les yeux de l’écran pour conjurer la mise sous écrou numérique du vivant et notre propre liquidation par un « changement de réalité » ne faisant que nous abstraire de notre relation au réel.

Notre espèce, présumée prévoyante et issue de simiens arboricoles, s’extrait d’elle-même comme du vivant en consentant à cette fictionnalisation et virtualisation permanentes de sa réalité irréductible.

Pour le moins, son présumé libre arbitre lui laisse le choix de moduler sa propre « évolution » ou de la subir. En est-il temps encore ? Est-il temps de recréer les conditions d’une véritable "communauté politique" se réappropriant espaces, techniques et moyens de subsistance ? Alors que plus rien ne fait société ni même chemin, l’urgence pose un défi brûlant à l’action et à la réflexion, ne serait-ce que pour dégager des pistes de redémarrage après la "grande réinitialisation" décrétée - ou pour déjouer des intérêts surjouant leur coup d'avance.

 

Eric Sadin, Faire sécession – une politique de nous-mêmes, l’échappée, 236 p., 17 €

 


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