Demander pardon !

par C’est Nabum
mardi 23 août 2016

Jean le Réunionnais.

Il s’appelle Jean et il est au couchant de son existence. C’est un brave homme qui a mené sa vie du mieux qu’il le pouvait. Il a toujours fait ce qu’il croyait bon, ne voulant pas laisser derrière lui une image négative. Jean est de ces gens qui ont le souci des autres, qualité qui se perd sans doute, tant l’individualisme a gagné du terrain. Pour lui, ce n’est pas ainsi que l’on mène son chemin.

Ce jour-là, Jean avait accès à la radio « Free-down », un espace de liberté et de communication pour les habitants de ce département lointain. Le vieil homme s’exprime, il raconte que, parfois, sans doute, il a dérangé ses voisins et qu’il voulait s’en excuser. L'animatrice, amusée, lui répond qu’il n’est pas courant que les auditeurs viennent ainsi s’excuser en public de petites choses sans importance de la vie quotidienne.

Elle rebondit adroitement, évoque l’idée qu’un temps d’antenne soit éventuellement destiné à ce temps de repentance pour ceux qui auraient un pardon à demander ainsi en public. Le retour à la confession d’antan : celle qui se faisait devant l’assemblée des fidèles. Elle tend la perche à son interlocuteur : à l'évidence, lui, en particulier, désire exprimer un profond regret, veut demander un pardon qui lui tient à cœur.

Il y a un long silence : un de ces silences qui, paradoxalement, ne font pas désordre à l’antenne. Il était déjà porteur d’une émotion que l’on devinait et qui bientôt allait se faire palpable. Jean prend une forte inspiration, il répond : « Oh que oui ! Il y a un souvenir qui est resté à jamais dans ma mémoire. C’était il y a longtemps, très longtemps même ... »

L’animatrice s’étonne devant le ton dramatique de son interlocuteur. Elle demande des précisions et Jean de continuer un récit qui va devenir poignant, qui va interpeller les touristes que nous sommes, qui va faire sens et grand moment de radio. « C’était il y a quarante huit ans. Je m’en souviens comme si c’était hier. J’étais sur la grande littorale. Je transportais, derrière mon automobile, un gros carton qui était sans doute mal attaché. Je me suis bordé sur le bas côté pour mieux l’arrimer … ».

L’animatrice s’étonne. Elle l’interrompt. « Quarante-huit ans c’est beaucoup. Vous pensez encore avoir besoin de demander pardon pour un fait si lointain ? » L’autre, de continuer sans se départir de sa gravité : « Bien sûr ! C’est important pour moi. Ce que j’ai fait est si grave … ! » Cette fois, chacun de penser à un accident, un problème majeur : de ceux qui demeurent sur la conscience. L’animatrice n’en mène pas large, les auditeurs sont aux aguets.

« C’était encore une époque où des enfants vendaient des fruits sur le bord de la route. Aujourd’hui, ce sont des échoppes tenues par des adultes mais en ce temps-là, c’était des enfants. Quand j’ai eu fini d'affermir mon paquet, j’ai repris ma place dans la longue file des voitures ; c'est alors que j'ai vu dans mon rétroviseur cet enfant qui courait vers moi avec un carton de fruits ; il pensait sans doute que je m‘étais arrêté pour lui acheter un peu de marchandise ... »

Le frisson se confirme. L’homme a dû en partant bousculer le jeune vendeur, l’accrocher ou bien pire encore. L’animatrice retient son souffle. Les auditeurs que nous sommes font de même tandis que Jean continue son récit ou plutôt l’extrait d’une mémoire qui ne s’est jamais refermée en dépit du temps.

« J’ai compris dans l’instant la déception de ce gamin. Il pensait effectuer une vente ; il m’avait vu m’arrêter et je partais sans l’attendre. Un adulte trahissait la confiance qu’un enfant mettait en lui. Comment a-t-il pu supporter cet affront ? J’aimerais tant lui demander pardon, l’avoir au bout du fil pour enfin m’excuser. Je ne pouvais vraiment plus faire autrement, j’étais dans le flot de la circulation ... »

Ce n’était que ça. Un malentendu et pourtant, Jean avait vécu toutes ces années avec le désir ténu de retrouver ce gamin et de s’excuser. Souvenir dérisoire sans doute, souvenir incertain, instant qui n’avait peut-être pas touché cet enfant de l’époque comme ce monsieur qui l’avait porté, telle une croix, toute sa vie. Jean profitait de la radio, geste désespéré s’il en est, pour laver une conscience qui n’avait jamais effacé ce moment anodin.

Le miracle de la radio opérait. Nous percevions la détresse de cet homme, l’envie folle qu’il avait de retrouver l’enfant de jadis, de lui demander pardon. C’était aussi dérisoire que magnifique. Sa volonté, sa sincérité, son repentir nous touchaient et emportaient notre admiration. Nous avions vécu une tranche de vie, un moment sans fard ni mensonge. Jean et son pardon impossible nous avaient appris sur les habitants de cette île bien plus que les guides et les reportages.

Je ne sais si je suis parvenu à vous transmettre ce qui me toucha. Je me devais de vous en faire part, simplement par reconnaissance vis-à-vis de Jean et de son ineffable désir de rédemption.

Admirativement sien.


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