Liberté d’expression et solidarité avec Gaza : la démocratie en danger

par Alain Marshal
lundi 10 juin 2024

L'attaque israélienne à Rafah qui a tué 45 civils palestiniens a suscité une indignation mondiale. L'exclusion temporaire de Sébastien Delogu, député LFI, pour avoir brandi le drapeau palestinien à l'Assemblée nationale, met en lumière l'hypocrisie occidentale sur la liberté d'expression et les droits de l'homme, et révèle des tendances autoritaires qui menacent jusqu'à la démocratie syndicale.

Le 27 mai a été témoin d’un énième carnage à Gaza, où une salve de missiles israéliens a brûlé vifs, dans leur sommeil, 45 civils Palestiniens qui s’étaient réfugiés à Rafah à l’instigation de l’armée d’occupation. Des milliers d’entre eux avaient érigé un camp de fortune dans une zone prétendument « sécurisée ». Les images de corps calcinés et de bébés décapités, bien réels cette fois-ci, ont fait le tour du monde, suscitant une indignation populaire d’autant plus grande que la Cour Internationale de Justice venait de sommer Israël d’arrêter immédiatement son offensive meurtrière contre Rafah, et de demander un mandat d’arrêt contre le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et son ministre de la guerre Yoav Gallant pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. La fin de non-recevoir – pour ne pas dire le bras d’honneur – qu’a constitué l’intensification des frappes contre cet ultime refuge pour plus d’un million d’habitants de Gaza réduits à l’indigence et au désespoir ne saurait être plus explicite, constituant un défi au droit international humanitaire et au monde entier lancé par un Etat voyou et terroriste sûr de son impunité.

Le lendemain, en plein cœur de l’Assemblée nationale, Sébastien Delogu, député LFI, a brandi le drapeau palestinien lors d’une session parlementaire, en protestation contre les crimes israéliens. Cet acte hautement symbolique visait à dénoncer le sort tragique du peuple palestinien, victime d’un nettoyage ethnique perpétré par la puissance occupante israélienne, pleinement soutenue par l’Occident, y compris la France. Ce geste de solidarité internationale a suscité une vive indignation parmi les députés de la majorité présidentielle (en particulier la Présidente Yaël Braun-Pivet, qui y arborait elle-même arborait un pin's avec les drapeaux français et israélien le 10 octobre 2023), et a valu à son auteur la peine maximale d’exclusion de 15 jours (avec privation pendant deux mois de la moitié de l'indemnité parlementaire), alors que le salut nazi d’un député LREM n’avait écopé que d’un simple rappel à l’ordre sans inscription au procès-verbal. Cet événement en dit long sur la vassalisation abjecte des capitales européennes, et révèle l’insondable hypocrisie des dirigeants du « monde civilisé », de leurs discours lénifiants sur les droits de l’homme et de leur deux poids deux mesures dans la lecture des conflits internationaux, la russophobie enragée suite à la guerre en Ukraine l’opposant au philosionisme exacerbé depuis le 7 octobre. Les propos rapportés par Karim Khan, procureur de la Cour pénale internationale, sont particulièrement révélateurs : un responsable politique occidental de premier plan l’a admonesté avec virulence au sujet du mandat d’arrêt contre les dirigeants israéliens, soulignant que « La CPI est conçue pour juger les Africains et les voyous comme Poutine. »

Exclusions et répression : une tendance inquiétante

La réaction disproportionnée des députés de la majorité face à ce geste de solidarité et d’humanité est un baromètre éloquent de l’état de la liberté d’expression en France, principe essentiel de toute démocratie digne de ce nom. En conspuant et excluant ce député, tant pour son geste que pour le message qu’il portait, l’Assemblée nationale a confirmé que même après 8 mois du premier génocide de l’histoire diffusé en direct sur nos écrans, la restriction d’un droit fondamental que les Français subissent depuis le 7 octobre reste de mise, que ce soit avec les interdictions initiales, uniques au monde, des manifestations en soutien à la Palestine, les innombrables inculpations pour « apologie du terrorisme » à l’encontre des partisans de la cause palestinienne, du simple quidam à des parlementaires comme Mathilde Panot ou Rima Hassan, jusqu'à la répression féroce des manifestations d'étudiants dans leurs universités, qui mettent en péril leur liberté et leur avenir professionnel sans hésiter en réponse à l'appel irrépressible de leur humanité. La défense du droit du peuple palestinien à disposer de lui-même et à résister à l’occupation est devenue passible de poursuites judiciaires et de peines de prison, voire d’excommunication et même de licenciement, les pouvoirs publics n’étant pas les seuls à intenter de telles procédures abusives. Cette dérive déjà constatée depuis plusieurs années n’a fait que s’aggraver.

En ce qui concerne les partis politiques, l’exemple le plus fameux n’est pas français mais britannique : Jeremy Corbyn, ancien leader du Parti travailliste britannique, a été suspendu et évincé pour avoir exprimé son soutien aux droits des Palestiniens. Corbyn, connu pour son engagement en faveur des droits de l’homme, a souvent dénoncé les injustices subies par les Palestiniens, ce qui lui a valu des critiques acerbes et des accusations infondées d’antisémitisme. Son cas est emblématique de la manière dont les voix dissidentes peuvent être réduites au silence dans des démocraties qui se targuent pourtant de respecter la liberté d’expression. Incidemment, c’est ce même pays de l’Habeas corpus qui soumet le lanceur d’alerte Julian Assange à ce que Nils Melzer, qui lui avait rendu visite dans la prison de Belmarsh en tant que rapporteur de l’ONU sur la torture, a qualifié d’ « exécution à petit feu ».

Le soutien à la Palestine peut également coûter leur poste à des journalistes : Marc Lamont Hill, un universitaire et commentateur politique américain, a été licencié de CNN en 2018 après avoir prononcé un discours à l’ONU appelant à une Palestine libre « du fleuve à la mer ». Son licenciement a été largement perçu comme une attaque contre sa liberté d’expression et son soutien à la cause palestinienne. Aujourd’hui, utiliser cette expression peut faire bannir de Twitter n’importe quel utilisateur, comme l’a annoncé Elon Musk, champion autoproclamé de la liberté d’expression qui n'a pas su résister au rouleau compresseur pro-israélien.

En France, les journalistes, artistes et intellectuels ne sont pas non plus épargnés. Bien avant le 7 octobre, on se souvient que la chanteuse Mennel Ibtissem a été contrainte de quitter l’émission « The Voice » après que ses anciens messages sur les réseaux sociaux, critiquant la politique israélienne, ont refait surface. Elle a été accusée de tenir des propos antisémites, bien qu’elle ait simplement exprimé son soutien aux droits des Palestiniens. Plus récemment, le fait que le journaliste de TV5 Monde Mohamed Kaci ait été lâché par sa direction après avoir osé porter la contradiction à Olivier Rafowicz, porte-parole de l’armée d’occupation israélienne, et la procédure de licenciement intentée par France Inter contre l’humoriste Guillaume Meurice, démontrent les limites de la liberté d’expression.

Solidaires jusqu’au bout : le cas de la CGT

Les militants syndicaux ne sont pas épargnés par cette répression. La CGT, premier syndicat de France dont plus d’un millier de militants ont été soumis à des procédures judiciaires suite au mouvement contre la réforme des retraites, propose trois exemples particulièrement intéressants.

Le premier est celui de Jean-Paul Delescaut, Secrétaire général de l’Union Départementale CGT du Nord, qui a été inculpé pour apologie du terrorisme et incitation à la haine. Un tract d’une page intitulé « La fin de l’occupation est la condition de la paix en Palestine », publié le 10 octobre 2023 sur le site de l’UD, déclarait :

« L’Union départementale des syndicats CGT du Nord apporte tout son soutien au peuple palestinien en lutte contre l’état colonial d’Israël.

La volonté hégémonique de l’état d’Israël, en dehors de tout respect des résolutions internationales, bafouant le droit, avec l’aval et l’appui des impérialismes US et UE et de leur bras armé qu’est l’OTAN, empêche résolument toute solution pacifique. […]

En Palestine occupée depuis 75 ans, un gouvernement fasciste affichant un racisme décomplexé, mène une politique d’apartheid concentrationnaire privant le peuple palestinien de ses droits fondamentaux.

Les horreurs de l’occupation illégale se sont accumulées. Depuis samedi elles reçoivent les réponses qu’elles ont provoquées.

En France et dans le « monde occidental » en général, la propagande médiatique, totalitaire, nous présente scandaleusement les conséquences comme des causes, les occupés comme terroristes, et l’occupant comme victime. Cette propagande indécente vise à empêcher toute expression contradictoire.

Nos valeurs internationalistes de fraternité entre les peuples et de luttes anticolonialistes nous conduisent à ne pas rester neutres et à revendiquer la fin de l’apartheid, le respect par Israël des résolutions de l’ONU, la fin de l’occupation et le droit du peuple palestinien à l’autodétermination.

L’Union Départementale des syndicats CGT du Nord s’incline devant toutes les victimes civiles mais refuse le deux poids deux mesures honteux du régime Macron. »

C’est en particulier la phrase en gras qui a été mise en cause, alors qu’elle exprime simplement un rapport de chronologie et de causalité. Bien que ce tract n’ait été en ligne que 3 jours avant d’être rétracté, Jean-Paul Delescaut a été condamné à une peine d’un an d’emprisonnement avec sursis par le tribunal correctionnel de Lille pour apologie du terrorisme, le chef d’inculpation d’incitation à la haine raciale ayant été écarté. Il a fait appel de cette condamnation.

Le second exemple est celui de Timothée Esprit, secrétaire fédéral de la FNIC-CGT. Mardi 28 mai, il a été convoqué pour un entretien préalable au licenciement par la direction de son entreprise de production de fibres de carbone, Toray, à Lacq (Pyrénées-Atlantiques). La raison avancée ? Une photo en soutien à la Palestine où figureraient des membres du FPLP, le groupe de résistance marxiste-léniniste auquel a appartenu Georges Ibrahim Abdallah, publiée sur Facebook, un motif tout à fait inédit qui fait un amalgame inquiétant entre les opinions personnelles relevant de la sphère privée et le plan professionnel. En réponse, 200 à 300 personnes se sont rassemblées devant le siège social de l’usine pour manifester leur soutien. Timothée Esprit, syndicaliste populaire dans la région, dénonce un « licenciement politique » visant à neutraliser son activisme syndical. Il n’est pas le premier syndicaliste de Toray à subir une telle répression : trois militants CGT ont été licenciés l’année précédente. Timothée décrit un climat de terreur instauré par la direction, hostile à toute contestation.

Le troisième exemple est celui de Salah L., syndicaliste élu au Bureau et à la Commission Exécutive de la CGT Educ’action du Puy-de-Dôme, et auteur de ce présent article. Ce cas se distingue des précédents car ce ne sont ni les pouvoirs publics, ni ses employeurs qui s’en sont pris à lui, mais ses propres camarades, qui l’ont exclu du syndicat le 12 avril 2024 à cause de ses positions sur la Palestine. En effet, au mois de novembre, il avait initié une lettre interne, devenue ensuite lettre ouverte pour dénoncer la porosité à la propagande pro-israélienne de plusieurs déclarations et communiqués confédéraux suite au 7 octobre, et rappeler le droit à la résistance armée d’un peuple colonisé. A ce jour, cette pétition publiée sur change.org a été signée par des centaines d’adhérents, responsables et sympathisants de la CGT, ainsi que par 6 sections syndicales CGT et 2 collectifs de solidarité avec la Palestine. Une nouvelle pétition a été lancée pour saisir la Confédération de cette affaire et demander la réintégration de Salah.

Cette exclusion montre que même au sein d’organisations dont la mission est de défendre les droits, la liberté d’expression peut être menacée par la « chasse aux sorcières » contre les voix pro-palestiniennes, qui peut être instrumentalisée pour éliminer les sensibilités indésirables et les voix discordantes.

Conclusion

Dans son dernier cours au Collège de France intitulé Le courage de la vérité, Michel Foucault affirmait que « La censure et la suppression de la parole critique sont les premiers pas vers un État autoritaire. » Cette citation souligne la nécessité de protéger le droit à l'expression des opinions dissidentes, surtout lorsqu’elles remettent en cause le récit dominant et les centres de pouvoir, défendent les droits des opprimés : on ne saurait surestimer les dangers considérables que fait peser sur nos libertés fondamentales la volonté (qu’elle soit institutionnelle, éditoriale ou syndicale) d’imposer une uniformité de vues sur les événements du 7 octobre et la cause palestinienne en général, ou toute autre question politique, éthique ou sociétale. Rosa Luxemburg, révolutionnaire emblématique, a insisté sur l’importance de la liberté d’expression au sein des mouvements sociaux eux-mêmes en affirmant que « La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. » Sans ce principe, les organismes et mouvements de défense des droits risquent de stagner et de perdre leur élan, voire de reproduire en interne les mécanismes d’oppression qu’ils ont vocation à combattre, et d'être totalement discrédités.

Face au torrent de propagande médiatique pro-israélien et d’intimidation judiciaire et sociale contre les voix pro-palestiniennes, il est crucial de défendre la liberté d’expression et la solidarité internationale dans tous les contextes. Les organismes et institutions dont la raison d’être est de protéger les droits humains en particulier doivent rester fermes dans leur engagement à soutenir non seulement les luttes pour l’autodétermination des peuples, mais même les tendances et opinions « minoritaires » en leur propre sein. Le respect de ces principes est essentiel pour maintenir une démocratie véritable et dynamique, où chaque individu peut exprimer ses convictions sans crainte de répression.

Alain Marshal


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