Questionnement sur le règne incontesté du dollar dans la marche « naturelle » du monde

par Hamed
mardi 9 avril 2024

 Deux dates à retenir : juillet 1944 et août 1971, car si elles encadrent l’histoire contemporaine du système monétaire international, elles s’insèrent aussi, en véritable déclencheur d’une nouvelle histoire de l’humanité, qui n’a plus rien à voir avec ce que fut le monde de l’après-guerre, sur le plan économique, financier et monétaire mondial. Et, aujourd’hui encore, avec ce qui en est sorti, la mutation du dollar, de l’euro, de la livre sterling et du yen, en cette troisième décennie du XXIe siècle, des monnaies qui ont rempli magnifiquement leur rôle de distributeur de richesses dans le monde.
 

Bien entendu, non comme le croiraient les sceptiques d’un peu partout dans le monde qui sont convaincus que ces monnaies occidentales jouent un rôle au profit exclusif de ceux qui détiennent le pouvoir d’émission de ces monnaies ; ces sceptiques doivent comprendre que les grandes Banques centrales occidentales sont conscientes que les monnaies qu’elles détiennent et le pouvoir qui les accompagne non seulement les dépassent, parce qu’elles résultent d’un cours de l’histoire qu’elles ne commandent pas, mais par le cours de l’histoire comme il s’est opéré participe à une formidable répartition équilibrée de la richesse du monde et, surtout, est en train de rebattre les cartes de puissance du monde ; et donc d’influer sur les rapports de puissance économique entre l’Occident et le reste du monde. Qu’en est-il de cette destinée peu connue du dollar, de l’euro, de la livre sterling et du yen ?
 

  1. Un peu d’histoire

 
Avec les accords de Bretton Woods, conclus à la suite d’une conférence tenue du 1er au 22 juillet 1944, entre quarante-quatre pays membres, fut institué un « ordre monétaire » reposant sur la mise en place d’une politique monétaire et commerciale adaptée aux besoins du monde issu du deuxième conflit mondial.

 Ces accords portaient création de deux organisations internationales, le Fonds monétaire international – FMI – destiné à faciliter le commerce entre les Etats et à stabiliser les changes, et la Banque internationale pour la Reconstruction et le Développement – BIRD. Les principes de bases qui ont présidé à ces accords peuvent être synthétisés en deux formules :

L’objectif essentiel recherché par l’ensemble des nations, après 1945, était de fournir aux pays d’Europe dévastés par la guerre, la possibilité de reconstruire leurs pays et de redresser leurs économies (aide Marshall, stabilité monétaire).
 

 Ce système monétaire qui n’était pas seulement occidental mais mondial assujettissait toutes les monnaies du monde au dollar standard. Tous les Etats des autres pays du monde qui venaient d’acquérir leur indépendance étaient dépendants de ce système dominé par le dollar américain. Tout le système reposait sur le Gold Exchange Standard (GES), faisant de l’étalon de change-or un équivalent : « l’étalon-dollar ». Le dollar était aussi bon que l’or, cela bien entendu tant que les réserves en or, concentrées dans les coffres de Fort-Knox, étaient suffisantes pour assurer la convertibilité externe du dollar en or. Les sorties de dollar pouvaient, sans risque pour la balance des paiements des États-Unis, assurer le financement de la reconstruction et du développement du monde occidental.
 

 Le système reposait donc sur la solidité de la monnaie américaine, et, partant sur la « santé de l’économie d’Outre-Atlantique ». D’autre part, après le deuxième conflit mondial, il apparaissait vital pour la première puissance du monde de trouver des débouchés pour son industrie dont dépendait l’existence de millions de salariés américains. Ce qui explique, en plus de différents plans d’aide après 1945, l’urgence de mettre un plan d’aide Marshall pour l’Europe destiné à la fois d’aider l’Europe mais surtout à absorber la surproduction industrielle américaine, l’Europe s’étant transformée en « locomotive » pour l’économie américaine ; il était hors de question pour les États-Unis de revenir à la crise de 1929, jetant une partie de la surproduction à la mer et provoquer un chômage de masse, plus de 40% le taux de chômage, à l’époque aux États-Unis. 
 

 Si, de 1945 jusqu’au début des années 1960, les dollars américains ont été les bienvenus dans le monde, surtout sur le marché européen car ils ont « favorisé » une croissance spectaculaire des économies occidentales (reconstituer du potentiel économique de l’Europe, élimination du chômage, etc.), la situation a commencé à s’inverser entre l’Amérique et l’Europe. Par ses pertes de parts de marché au profit de l’Europe, la course à l’armement avec l’Union soviétique, la recherche spatiale, les guerres menées en Asie…, qui ne pouvaient qu’entraîner un surplus de dépenses, les États-Unis se transformaient à leur tour en « locomotive » par leurs importations massives en provenance d’Europe.
 

Le Japon était aussi concerné par ce processus depuis le changement de la politique extérieure américaine, suite à l’avènement d’un régime communiste en Chine en 1949 et le déclenchement de la guerre de Corée en 1950, et la fin de Corée en 1953, rendant le Japon comme un allié central en Asie, ce qui explique le changement d’attitude des États-Unis envers le Japon, et de lui octroyer une aide massive pour se reconstruire et redresser son économie ; par les dollars et les importations massives américaines et du reste du monde de produits « made in Japan », le Japon s’est élevé au rang de « deuxième puissance économique mondiale ».
 

 Cette situation a amené le déplacement progressif de la croissance économique des États-Unis vers l’Europe. En 1958, les monnaies des principaux pays européens devenaient convertibles. Du fait des déficits de la balance des paiements américains qui s’aggravaient et de la surchauffe monétaire des pays européens, les réserves monétaires en or et en dollars franchissaient l’Atlantique et s’accumulaient dans les Banques centrales européennes. Au fur et à mesure que les réserves d’or s’amenuisaient en Amérique, les possibilités de conversions des dollars s’amoindrissaient jusqu’à devenir nulles. Ce qui amena, en 1971, le président américain Richard Nixon à suspendre la convertibilité-or du dollar.
 

En riposte, les pays d’Europe abandonnent le change fixe et passe au change flottant ; désormais, c’est la loi de l’offre et de la demande de monnaie qui déterminent sur les marchés monétaires internationaux le taux de change des grandes monnaies occidentales. A la conférence de la Jamaïque, en 1976, il est mis fin définitivement à la parité fixe avec le dollar.
 

 Les crises monétaires qui ont surgi entre les États-Unis et l’Europe, au début des années 1970, ont montré que l’équilibre monétaire des échanges internationaux devait passer par la résorption des déficits des balances de paiements. Mais le monde, en pleine guerre froide, l’Amérique en guerre au Vietnam, rendait difficile la tâche des autorités monétaires américaines d’ajuster des liquidités aux nécessités économiques. D’autant plus qu’en tant que pays le plus puissant du monde et surtout jouant le rôle de « stabilisateur de l’économie mondiale », les États-Unis, même si l’inconvertibilité du dollar en or est déclarée, ne pouvaient que continuer d’injecter des liquidités internationales sans coordination avec les autres pays d’Europe.
 

Ce pouvoir d’émission monétaire est facilité par l’emprise des États-Unis sur les matières premières et le pétrole des pays arabes du Golfe, et donc du statut du dollar, depuis 1973, en tant que libellé monétaire de leurs transactions pétrolières ; les pays monarchiques arabes dépendant directement du parapluie nucléaire américain. Le dollar, libellé monétaire de vente de pétrole, le « pétrodollar », a été étendue aussi aux autres pays d’OPEP. C’est dire l’importance du dollar dans le système monétaire international.
 

 Malgré les différents mécanismes monétaires mis en place (augmentation des marges de fluctuation de ± 1% à ±2,25% autour du dollar, Serpent monétaire européen), les crises pétrolières qui ont surgi entre 1973 et 1979 ont mis fin au bras de fer entre les États-Unis et l’Europe.
 

 Bien au contraire, l’irruption des pays d’Amérique latine, et ceux nouvellement libérés d’Afrique, d’Asie, ainsi que du bloc Est (URSS et pays d’Europe centrale et orientale) ont constitué un formidable « débouché » à la surproduction occidentale grâce précisément au renchérissement des matières premières, du pétrole et des emprunts contractés par ces pays auprès des banques américaines, européennes et japonaise. Cependant, le problème monétaire n’a pas pour autant été réglé, les crises pétrolières (chocs pétroliers de 1973 et 1979) n’ont été tout au plus qu’un « dérivatif » puisque le problème monétaire, restant entier, n’est que reporté dans le temps.
 

 Les déficits américains ont continué à s’aggraver, la création monétaire de part et d’autre de l’Atlantique est allée crescendo, dans les années 1970. Les Américains créaient des dollars pour financer leurs déficits extérieurs, les banques européennes, à leur tour, dupliquaient les euro-dollars et pétrodollars en une multitude de crédits pour leur consommation et pour les prêts octroyés aux pays hors-Occident, à des taux extrêmement favorables. Par suite de ses émissions, une formidable spirale inflationniste s’est enclenchée dans le monde. La hausse des matières premières et des produits pétroliers « ne pouvait continuer à l’infini » à constituer la contrepartie physique du surplus de liquidités émis par la Réserve fédérale américaine. D’autant plus que les crédits contractés à faible taux par les pays du reste du monde ne profitaient pas aux peuples d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine et du bloc Est mais surtout aux nomenklaturas au pouvoir.
 

 En 1979, les États-Unis résolurent de mettre fin aux crises pétrolière et juguler l’inflation du dollar dans le monde. Le nouveau gouverneur de la Banque centrale américaine (Fed), Paul Volcker, procéda à des restrictions drastiques sur l’offre de liquidités internationales et à une remontée brutale du taux d’intérêt directeur de la Réserve fédérale, le faisant passer de 10% à 20%. En quelques années, l’inflation mondiale baissa fortement et des conséquences graves se sont additionnées pour l’ensemble des pays du monde. Récession économique mondiale dès le début des années 1980 ; chute des prix des matières premières et du pétrole due au choc pétrolier de 1986, le prix du baril de pétrole baisse à moins de 10 dollars ; fuite des capitaux des pays endettés. L’endettement pays du Sud deviendra un problème majeur dans les années 1980.
 

  1. Une digression forte éclairante sur le dollar, la livre sterling, le franc, le mark, le yen sur la marche « naturelle » du monde

 
Quelle a été la situation des pays occidentaux ? De « débouché » initialement, la situation se retourne pour les pays du Sud ; après la hausse du prix du pétrole qui a quadruplé en 1973 et donné espoir aux pays du Sud, le Nouvel Ordre économique mondial (NOEI) préconisé par les pays du Sud (l’Algérie…) n’est plus qu’un pâle souvenir ; il s’est produit un véritable transfert de richesse du Sud vers le Nord.
 

 Avant de développer les problèmes qui surgiront pour l’Occident, faisons une digression forte éclairante. Jean Ziegler, membre du Bureau de l’Internationaliste socialiste écrit dans un article, publié dans la Nouvelle Revue Internationale (NIRI, N°3, mars 1989) : « Le fléau le plus terrible qui ravage actuellement des peuples du Tiers monde est, à mon avis, celui du surendettement : la dette extérieure des 122 pays dits du Tiers monde agit comme un garrot. A cause d’elle, les faibles programmes sociaux des pays pauvres sont encore réduits ; la faim s’installe, la maladie, le chômage, le désespoir progressent. La dette, chaque jour, fait des milliers de victimes. Cette dette dépasse, au 31-12-1987, le chiffre astronomique de 1100 milliards de dollars. La quasi-totalité des pays du Tiers monde doivent périodiquement refinancer leurs dettes, c’est-à-dire contracter des dettes nouvelles pour pouvoir payer les intérêts et les tranches d’amortissement. Les experts du Fonds monétaire international descendent alors sur le pays comme des corbeaux, des oiseaux de proie : ils imposent au malheureux gouvernement débiteur ce qu’ils appellent pudiquement les « ajustements structurels ». Ces ajustements consistent généralement dans le rétablissement du « libre » marché capitaliste, dans l’élimination des programmes sociaux, dans le blocage des salaires, dans l’établissement de privilèges fiscaux pour les sociétés multinationales. Conséquence : après le passage du FMI au Brésil, au Pérou, au Zaïre, en Indonésie, la misère, le chômage, le désespoir des classes les plus pauvres des pays pauvres augmentent ».
 

 Que peut-on dire du réquisitoire de Jean Ziegler ? S’il a parfaitement raison de dénoncer cette situation catastrophique des économies du Tiers monde et les agissements de l’Occident, il reste cette question. « L’Occident pouvait-il faire autrement ? » Il y a des « lois de la nécessité » qui ne sont pas visibles mais sont perceptibles après coup. Précisément, on peut énoncer une « triple nécessité historique » dans ce processus monétaro-économique dans le monde, enclenché dans les années 1970 et 1980. Tout d’abord la FED américaine avait peu d’alternatives, en 1979, pour lutter contre l’inflation mondiale. Face à la spirale inflationniste qu’elle a, de concert avec les Banques centrales européennes, provoquée, elle devait :

- soit limiter les émissions monétaires, pousser le gouvernement américain à augmenter la fiscalité et maintenir le taux directeur à un niveau faible. Ce qui se traduirait néanmoins par une récession économique durable aux États-Unis et dans le monde,

- soit provoquer d’autres chocs pétroliers pour augmenter encore le pouvoir d’achat américain et des pays du Sud, donc l’« absorption des dollars émis par la donne pétrolière », ce qui, à force de répéter les chocs ne fera qu’augmenter l’inflation dans le monde, rendant les prix des biens et services chaotiques, et à terme procéder à une politique anti-inflationniste ; et donc une cure extrêmement éprouvante pour les pays du Sud ; ce qui ne fait que reporter la crise qui surviendra nécessairement.

- Ce que la Fed a fait en 1979-1980 : augmenter brutalement le taux directeur et serrer le robinet des injections monétaires. Il s’en est suivi un brutal endettement des pays du Sud et du bloc Est, une récession aux États-Unis en 1982 et une situation économique difficile en Europe. Les principales monnaies européennes se sont très fortement dépréciées, par exemple, le dollar est passé de 4 Fr en 1979 à 10 Fr en 1985, le franc français a perdu une fois et demie de sa valeur ; il en va de même pour la livre sterling et le deutschemark.
 

 La « deuxième nécessité » porte sur l’endettement des pays du Tiers monde. Pour la première fois, ces pays prennent conscience des dangers que représente l’inexpérience en matière économique et monétaire. D’autre part, ces pays devaient mettre fin à leur isolement, en s’intégrant au marché mondial (fin du monopole du commerce extérieur). Les programmes d’ajustement structurels s’avèrent aussi un « passage obligé » pour ces nouvelles économies. Quant au FMI, qu’il soit pompier ou usurier, une qualité qui n’est que l’expression de la domination des puissances occidentales, ces nouveaux pays devaient apprendre à gérer leurs économies. Une « Nécessité » donc qui ne ferait que renforcer les pays du Tiers monde dans leur insertion dans l’économie mondiale.
 

 La « troisième nécessité », et celle-ci est capitale, c’est l’amorce de la transformation de la structure du monde. Ce processus monétaro-économique qui s’est imposé de lui-même à la fois pour l’Occident – celui-ci ne l’a pris que parce qu’il y était obligé, le processus étant déjà historiquement en marche – et au monde, a permis, par les crises politiques qui ont suivi, de « renverser pacifiquement » la plupart les dictatures militaires en Amérique du Sud et amener la fin du monde bipolaire (chute du mur de Berlin en 1989 et disparition de l’URSS en 1991). Incapables d’apporter des solutions aux crises économiques et sociales, abandonnés par les États-Unis, les régimes militaires sud-américains (comme les régimes communistes du bloc Est) ont été obligés de quitter la scène politique et laisser les civils élus librement prendre en main les destinées de leurs peuples.
 

 Ainsi, grâce à l’endettement des pays du reste du monde en dollar, en livre sterling, en yen, en mark, en franc, en lire…, l’Occident a non seulement gagné la troisième guerre mondiale – la guerre froide – mais a œuvré sans qui l’eusse réellement voulu à la démocratisation de l’Amérique du Sud et du bloc Est. Sans une guerre qui serait fatalement « nucléaire ». Ainsi se comprend pourquoi la misère, la pauvreté, le chômage, le désespoir et la violence qu’ils engendrent ont toujours été accoucheuses de l’histoire. Et pourquoi ce processus monétaro-économique et l’endettement mondial qui a suivi ont été « nécessaire » pour la marche « naturelle » du monde.
 

  1. La parenthèse des années 1990 : l’âge d’or américain

 
Combien même l’Occident détient les monnaies internationales, combien même il peut mieux évoluer parce qu’il est le créancier du monde, il ne peut éviter lui aussi d’être rattrapé par la crise de l’endettement. Quand près de la moitié de l’humanité est endettée, garrotée par l’endettement, il était évident que la croissance économique occidentale ne pouvait que décélérer. Les restrictions en liquidités occidentales avaient fortement « restreint l’absorption mondiale ». Il s’en est suivi une baisse de débouchés pour l’économie occidentale et une forte augmentation du chômage dans les années 1980. Seuls les pays de l’Asie du Sud-Est asiatique qui ont profité des délocalisations du Japon et des États-Unis et du faible coût de la main d’œuvre ont continué de prospérer. La Chine a emboîté le pas à ces pays dès le début des années 1980, s’ouvrant elle aussi aux investissements étrangers. Cette conversion de la Chine au « socialisme de marché » aura plus tard de graves répercussions mondiales, nous y reviendrons.
 

 Pour comprendre la situation économique des années 1990, il faut au préalable rappeler quelques séquences historiques. Tout d’abord, une guerre économique avait déjà opposé le Japon à l’Occident dans les années 1970. Le Japon, devenu « deuxième puissance économique mondiale », à la fin des années 1970, a cherché même à supplanter les États-Unis, le pays qui l’a propulsé à partir de la fin de la guerre de Corée, en 1953.
 

Il a fallu les accords à l’hôtel de Plaza, à New York, en septembre 1985, réunissant les quatre grands argentiers du monde (Banquiers centraux et Ministres des finances) qui ont sommé le Japon à réévaluer sa monnaie (JPY) ; la réévaluation du yen japonais a causé la plus grande crise économique et financière du Japon, en 1990-1991 ; une crise qui l’a marqué depuis et a obligé le Japon à accentuer encore plus ses politiques d’extra-territorialité de son tissu industriel à forte intensité de main d’œuvre auprès des pays d’Asie, notamment en Chine par des délocalisations, joint-ventures…
 

 Un processus récessif a aussi touché les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni en 1991. Une année après, c’est au tour de l’Europe d’entrer en récession. Le monde entier attendait qu’une reprise vienne de la locomotive américaine ; précisément la reprise économique finit par venir, d’ailleurs assez rapidement. Plusieurs facteurs l’expliquent.
 

 Le premier fut l’Asie où des centaines de millions d’hommes à bas salaires mais à bonne capacité technologique se sont engagés dans des processus d’industrialisation rapide ; en Chine, en Inde, en Europe de l’Est, en Russie et en Amérique latine. Malgré l’endettement, jamais sans doute les perspectives économiques globales n’ont été aussi meilleures. On peut même dire que l’endettement de ces pays et les programmes structurels qui ont suivi ont été « salvateurs » puisque l’essoufflement des pays riches du Nord a fini par se compenser par la montée de ces nouveaux pôles industriels dans l’économie mondiale.
 

Et là encore agit toujours le cours « naturel » de la marche du monde, déterminé forcément par les forces de l’histoire où l’homme en fait sans qu’il le sache devient un instrument de l’Histoire. Sinon comment expliquer les délocalisations massives qui se sont accentuées dans ces pays ? En particulier en Chine, en Inde, en Amérique latine, en Europe de l’Est et en Russie. Les pays asiatiques étaient atteints d’une « boulimie de liquidités internationales ». Dopée aussi par la révolution des nouvelles technologies qui requérait des liquidités internationales considérables, ce à quoi répondaient la première puissance du monde, l’Europe, et le Japon, la reprise économique s’étendit progressivement au monde entier.
 

 Par conséquent, la reprise mondiale n’a pas été tout à fait le fait de la puissance américaine ou des autres pays occidentaux (Europe, Japon) bien qu’ils aient joué le « rôle de locomotive sur le plan monétaire » et dans l’« absorption des richesses » créées par les pays du reste du monde ; il vient surtout de l’enrichissement des pays occidentaux et de la hausse des salaires de la main d’œuvre dans les années 1970-1980 ; ce qui se traduit inévitablement par le renchérissement des biens et services occidentaux dans le commerce mondial, et donc la perte de compétitivité .
 

C’est ainsi qu’une dynamique s’est enclenchée dans les pays d’Asie et dans l’ex-bloc de l’Est. Grâce à la libéralisation financière, la libération des mouvements de capitaux et les délocalisations, la Chine, l’Inde, la Russie et d’autres pays hors-Occident sont devenus des « pays émergeants, concurrençant les pays du Nord ». Il faut dire que dès qu’un pays occidental s’engage dans un type d’échange, comme celui de délocaliser des firmes dans des pays à bas salaires où il est plus rentable pour lui de le faire, il y trouve un avantage compétitif, les autres pays occidentaux sont obligés de suivre et partager les revenus avec le pays récipiendaire, sinon à disparaître (l’entreprise ferme).
 

 On comprend pourquoi un cycle (vertueux ?) s’est enclenché entre les États-Unis, l’Europe et le reste du monde, en particulier les pays d’Asie. Beaucoup n’ont pas hésité à qualifier la période 1993-2000 d’« âge d’or américain ». Et c’était compréhensible, en raison des richesses matérielles de tous genres et excédents commerciaux chinois, japonais et arabes qui se déversaient sur le marché américain. Par excès de capitaux, les valeurs de la Nouvelle technologie ont explosé à Wall Street. Une partie de ces mêmes dollars que la première puissance du monde émettait lui revenaient sous forme de bons de Trésor pour financer sa dette publique. L’Europe et le Japon n’étaient pas en reste pour le financement de leurs dettes publiques par des pays tiers bien qu’à un niveau beaucoup plus faible.
 

 Que peut-on dire pour cet âge d’or américain ? Que « l’endettement des pays du reste du monde a été finalement positif » puisqu’il a permis de lever les barrières qui obstruaient le chemin de la croissance de ces mêmes pays endettés et non endettés comme la Chine (qui a été pragmatique en ouvrant son économie à l’économie de marché, dès le début des années 1980, l’instar de ses prédécesseurs, les dragons asiatiques). Que les délocalisations en Asie, les formidables liquidités internationales injectées par l’Occident dans l’économie mondiale issues des déficits extérieurs, la révolution technologique et la formidable absorption qui a suivi surtout aux États-Unis et en Asie ont permis cette période de faste qui s’est ensuite étendue aux autres régions du monde. Mais cette période de faste pour l’Occident a de graves inconvénients.

 

  1. Conclusion

 

Évidemment, comme nous le verrons dans un autre article, le dollar a continué encore à régner dans la marche du monde au cours des deux premières décennies du XXIe siècle, malgré la crise financière de 2008. Une crise financière majeure qui a poussé les Banquiers centraux occidentaux, sous la houlette de la première Banque centrale du monde Fed, à mener massivement des politiques monétaires non conventionnelles, une première de l’histoire de manière publique et officielle pour sauver le système financier international. Là encore l’Occident n’avait pas d’alternative, il devait user de politique monétaire non conventionnelle et donc continuer à financer l’économie mondiale.
 

Le problème qui surgit aujourd’hui avec les quantitative easing (politiques non-conventionnelles), c’est que les dettes publiques occidentales ont explosé depuis la crise financière de 2008 ; elles ne cessent d’augmenter ; de même, les bilans des grandes Banques centrales occidentales ne cessent de s’alourdir par des rachats massifs sur les marchés primaires et secondaires des bons de Trésor émis par leurs propres Trésors ; les bons de Trésor achetés par les banques occidentales agrées SVT et revendus sur les marchés domestiques et étrangers sont de nouveau rachetés par les Banques centrales.
 

Où ce processus monétaro-économique occidental va-t-il mener lorsque l’on sait que l’once d’or a atteint 2300 dollars, en mars 2024, et le prix du baril de pétrole fluctue entre 80 et 90 dollars, depuis deux ans avec un pic à 120 dollars en mai 2022 ? L’once d’or atteindra-t-il 2500 dollars et plus ? De même le prix du baril de Brent atteindra-t-il 120 dollars et plus dans les temps à venir ? Il est évident que ces hausses de prix de l’or et du pétrole sont liées aux contreparties physiques qui font défaut dans les fortes liquidités monétaires émises par les Banques centrales occidentales, qui sont « nécessaires », faut-il dire, pour répondre aux besoins de leurs économies.
 

Les contreparties physiques portent essntiellement sur l'or et le pétrole ; toute forte hausse de l'or et du pétrole traduit en fait un excès d'émission monétaires sans contreparties physiques (planche à billet) par la Fed, pour précisément financer les déficits extérieurs étasuniens. Financement qui sera suivi à leur tour par les autres Banques centrales occidentales (Europe, Japon...), pour éviter les fluctuations erratiques des taux de change des monnaies occidentales sur les marchés monétaires. Et c'est ainsi que les quatre grandes Banques centrales occidentales se mettent à injecter des liquidités monétaires sans contreparties physiques. Une nécessité ? Sinon comment financer les budgets publics occidentaux et les déficits commerciaux avec le reste du monde quand on sait que ce sont les pays émergents (Chine…) qui sont excédentaires dans le commerce mondial ?
 

Sans les contreparties physiques qui font défaut, les Banques centrales occidentales ne peuvent créer massivement des liquidités monétaires sinon à créer de l'inflation ; comme cela s'est passé avec les injections massives en Occident, pour lutter financièrement contre les effets de la pandémie Covid-19, en 2020. Se rappeler qu'une grande partie de l'industrie en Occident et dans le monde était à l'arrêt. Ces injections opérées par la Fed, la BCE, la BoE, la BoJ et la Banque de Chine ont en fait sauvé l'économie mondiale, malgré la hausse de l’inflation.
 

Ne devons-nous pas dire que c’est la marche « naturelle » du monde par l’Histoire qui a amené les Banques centrales à injecter massivement des liquidités dans leurs systèmes financiers respectifs et, à travers eux, dans l’économie mondiale ? C’est fou une telle approche, mais que représente l’homme dans cet univers où il est moins qu’un point, un point infinitésimal mais pensant selon ce que lui « permet » sa pensée dont il ne sait absolument rien sur elle sur l'univers ? Aussi interrogeons-nous sur ce qui attend le monde.
 

Qu’en sera-t-il du règne incontesté du dollar sur le monde ? Continuera-t-il de régner ou sera-t-il obligé de partager ce pouvoir avec les nouvelles puissances mondiales (Chine, Inde, Russie, Brésil...) ? Qu’en sera-t-il de la place de l’euro dans le système monétaire international ? Telles sont les interrogations sur la marche « naturelle » du monde à venir.

 

Medjdoub Hamed
Auteur et chercheur spécialisé en Economie mondiale
Relations internationales et Prospective

 


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