Un nouvel âge de fer ?

par lephénix
samedi 23 mars 2024

« Le passé minier est un problème d’avenir, et pourtant, notre civilisation, fondée sur la mine, parie aujourd’hui plus que jamais sur l’exploitation des sous-sols » rappelle la journaliste et philosophe Celia Izoard. Le XXIe siècle est-il « celui des métaux » ? D’ores et déjà, une « ruée extractive d’une ampleur et d’une violence sans précédent » aggrave la crise écologique en l’escamotant au fond des mines. Tout ça pour alimenter une « nouvelle vague d’électrification planétaire » - et l’hallucination collective de « technologies vertes », grandes dévoreuses de matières premières comme de vies ?

Ceux qui tentent de penser le système socioéconomique mondial dans sa réalité métabolique le considèrent comme un système vivant rongé par une économie financiarisée au service d’elle-même et de sa propre prolifération – la métaphore médicale se file d’elle-même aux dépens de l’espèce présumée consciente et responsable d’elle-même... Celia Izoard, spécialiste des nouvelles technologies au travers de leurs impacts sociaux et écologiques, se penche sur le refoulé de notre « confort moderne » : une maladie extractiviste dont les symptômes sont une «  amplification sans précédent de l’activité minière afin de fournir les matières premières des technologies bas carbone : cuivre pour l’électrification, cobalt, lithium, graphite, manganèse et nickel pour les batteries, platine pour les électrolyseurs, etc.  »

Ainsi, ceux qui prétendent « sauver la planète » donnent un « coup d’accélérateur historique » à sa destruction en incitant à réactiver « l’une des industries les plus énergivores et toxiques que l’on connaisse », tout en occultant délibérément les « conséquences catastrophiques de ces activités extractives : pollution des eaux, destruction de la biodiversité et des conditions de subsistance des populations, accumulation des déchets toxiques » – sans oublier la voracité du numérique, de l’aérospatiale et de l’armement...

Oui, mais promis, juré : « la mine d’aujourd’hui serait « responsable, décarbonée, digitale et automatisée »... En d’autres termes : « Le récit d’une relance minière au nom de la transition est arrivé à point nommé pour justifier la ruée des Etats occidentaux sur les matières premières essentielles à la croissance, face aux superpuissances des ressources que sont devenues la Chine et la Russie ».

C’est ainsi que la « transition » justifie toutes les prédations - et précipite la guerre des ressources pénuriques.

 

Une si providentielle « transition »...

 

La « Modernité », née à la Renaissance a fait passer l’espèce présumée intelligente de l’économie agraire de la féodalité à l’économie marchande. Celle-ci a généré une rupture écologique et philosophique avec une religion du Progrès « vouée à la transformation de la matière », forgée dans les complexes miniers et métallurgiques – notamment ceux du banquier Jacob Füger (1459-1525) en Allemagne, déterminants dans la constitution du capitalisme.

Depuis, cette économie dite « moderne » vise son propre accomplissement (la croissance de ses profits « quoiqu’il en coûte » à la collectivité, au "bien commun" voire à la survie de l'espèce...) au détriment de celui des hommes asservis à leur travail et à leurs addictions consuméristes- et au détriment de celui de la biosphère dévastée par un processus d’artificialisation, entamé avec homo faber et poursuivi selon une mortifère « cosmologie extractiviste ».avec homo numerus ou homo connectus - au choix, à vos souhaits...

Si l’activité minière est connue depuis la plus haute Antiquité, le « capitalisme industriel », fondé sur l’exploitation du sous-sol, a transformé le monde en matière première potentielle : « Nous sommes les héritiers d’un monde essentiellement minier, d’une activité extractive qui n’a cessé de se radicaliser » - et d’exproprier les derniers peuples et communautés autochtones, anéantis dans un mode de vie « hors sol », voire éjectés de la biosphère... D’évidence, selon d’éminents prospectivistes, une logique évolutive réellement « intelligente » exigerait de réduire nos prélèvements sur la nature voire de passer d’une économie de prédation, « de l’overdose, de la névrose et de la nécrose » à une économie de symbiose bien comprise où « l’humanité » se réaliserait enfin…

Mais une imposture sémantique prolonge la compulsion productiviste, consumériste et croissanciste : elle s’appelle « transition énergétique ». Elle prétend remplacer l’extraction des énergies dites « fossiles » par celle des métaux, justement non renouvelables : « il suffirait de remplacer le pétrole et le charbon par des « technologies bas carbone » : photovoltaïque, éoliennes, nucléaire – pour faire fonctionner les véhicules électriques, des usines et des datas centers, pour produire de l’hydrogène par électrolyse afin de faire tourner des camions, des avions, des yachts, des containers, des cimenteries, etc.  »

Ce mirage substitutif repose une fois encore sur les mines et les métaux, donc sur toujours plus d’extractivisme forcené : « En France, l’Académie des sciences note que « le programme de véhicules électriques français fait appel à des quantités de lithium et de cobalt très élevées, qui excèdent, en fait et à technologie inchangée, les productions mondiales d’aujourd’hui, et ce, pour satisfaire le seul besoin français. »

Or, il n’y a pas mine « zéro carbone » ni d’économie « immatérielle » et le cloud informatique ne conduit pas au ciel des pures idées inspirées par l'amour divin - c’est juste le nouveau récit inventé pour « justifier une soif ininterrompue de matières premières » par de nouvelles strates d’infrastructures, d’équipements et de gadgets impayables pour s’anesthésier (voire s'euthanasier...) dans le leurre d’une « société de l’information » dont le fonctionnement nécessite une industrie lourde et l’extraction d’une quantité abyssale voire franchement infernale de métaux...

La mine demeure la « face cachée des économies occidentales » et le grand impensé qui en vérité exacerbe le processus d’accumulation énergétique comme celui de l'accumulation capitaliste. Dans l’histoire de nos sociétés thermo-industrielles et de notre condition technologique de plus en plus aliénante, les énergies, loin de se substituer, s’additionnent toujours en une dilapidation écocidaire : le développement de la dernière aberration promue par de « puissants intérêts », l’IA (l'abyssale inintelligence artificielle...) , requiert des gigantesques datas centers supplémentaires et le gaspillage d’halllucinantes masses d’eau douce pour les refroidir.

Jusqu’au siècle dernier, l’on trouvait dans le sous-sol des métaux dits natifs, preque à l’état pur : « Mais ces filons sont épuisés. Les métaux que l’on produit aujourd’hui proviennnet de minuscules paillettes de minéraux disséminés dans la roche à 300, 400 voire à 3000 mètres de profondeur  »...

Alors, comment extraire un nombre croissant de paillettes toujours plus profondément sans changer des régions entières en décharges chimiques à ciel ouvert, sans dérèglements terrestres et sans destruction des moyens de subsistance « des humains et des non-humains » ?

Le livre de Célia Izoard s’ouvre sur une hécatombe d’oies sauvages aux Etats-Unis (500 000 mines abandonnées comme autant de bombes à retardement), tuées par un lac d’acide sur le site d’une ancienne mine : « L’industrie minière est si efficace pour faire disparaître la vie sur Terre qu’elle nous permet d’anticiper ici-bas l’hostilité des dunes stériles de Mars  ». Serait-ce là le but de la métaphorique "conquête spatiale" ?

La thermodynamique n’autorise aucun miracle et la matière se rappelle aux « puissances » qui s’en rêvent affranchies. L’ordre humain ne peut se nourrir qu’en détruisant l’ordre terrestre. Le système socioéconomique humain ne peut durer (encore un peu...) qu’en consommant, avec des rendements décroissants, la néguentropie de son milieu naturel. Alors, « des mines pour sauver la planète » ?

 

Appuyer sur l’interrupteur pour en finir avec l’accaparement ?

 

Si le rapport Meadows (1972) recadrait la chimère d’une croissance « illimitée » dans un monde-gisement issu d’un régime minier et confronté à ses épuisements, l’accaparement de toutes les ressources naturelles ne s’en poursuit pas moins frénétiquement – à commencer par celui des terres rares et des métaux si indispensables aux industries numériques. Ce qui se solde par de nouvelles destructions de terres arables ou de forêts, d’empoisonnement de l’eau douce et des océans, d’évaporation du pétrole et du gaz naturel.

L’objectif proclamé de la « réduction des gaz à effets de serre » ne peut être atteint par la « poursuite et l’amplification » de ce régime minier auquel de « puissants intérêts » suspendent le destin des populations... Pourtant, « l’industrialisme justifie une nouvelle fois sa poursuite par une mystique de la technologie, selon laquelle on pourrait remplacer toutes les énergies fossiles par quelques métaux rares exploités avec génie – une nouvelle pierre philosophale »...

Comme on substituerait la technosphère parasitaire de quelques-uns et pour quelques-uns à la biosphère de tous ?

Le point de non-retour est bel et bien atteint en ce XXIe siècle de dévastation où les problèmes se globalisent pour le pire. « Combien de métaux seront nécessaires pour passer de la 4G à la 5G » interroge Célia Izoard, alors que « la voracité de l’infrastructure de big data se déploie à toute allure dans l’indifférence générale  » ?

Le modèle fondé sur le double pillage des ressources naturelles et des forces humaines ne peut plus être justifié par un fumeux « impératif de la transition » imposant son état d’exception et son impérialisme minier : « Si le mot écologie a un sens, alors transition écologique et croissance numérique sont tout simplement incompatibles ».

Pour l’heure, « nous détruisons notre habitat pour en fabriquer un autre », artificiel et parasitaire, par une extension inavouée du domaine de l’extraction. Le travail minier constituerait-il la « matrice de cette façon d’habiter la terre, caractérisée par une passion du déracinement » ? La machine infernale à déraciner fonctionne à plein régime et s'emballe vers une désactivation générake...

Pourquoi ne pas déminer notre façon de vivre et de penser ? Et nous désencombrer l’existence de ces futilités, gadgets et nuisances qui l’entravent pour passer d’une inutile accumulation de biens à la véritable richesse de vie ? Pourquoi ne pas nous projeter dans d’autres imaginaires que celui d’une vie hors-sol électrique et digitale ?

Pour Célia Izoard, la question vitale ne devrait pas être : « aurons-nous assez de cuivre, de cobalt ou de lithium pour mener la transition énergétique ?  » Mais : « comment déminéraliser notre quotidien ? »

L’humanité présumée consciente et prévoyante gagnerait à se construire en fonction non plus de ressources extérieures (matières premières, marchés, technologies, etc.) mais de ses potentialités intérieures à réaliser. Cela commence par notre sevrage tant métallique qu’énergétique : «  Nous devons nous constituer comme force d’interruption (...) et nos propositions doivent être pensées comme des moyens d’interrompre les processus en cours, mises au service de cette faculté d’interruption  ».

Puisque le gadget de destruction massive nommé « smartphone » est « l’objet qui incarne le plus notre surconsommation de métaux », autant s’habituer à vivre sans – un « choix qui ne peut être porté que collectivement ». Ce modeste mais salutaire objectif ne devrait pas être insurmontable pour entamer la déminéralisation de notre « civilisation » - ou de sa contrefaçon numérique.

Le scénario du pire ne peut être conjuré que par la décroissance d’un monde ultraconnecté et énergivore. C’est-à-dire par un coup d’arrêt à la prolifération métastatique et dévastatrice de la production de gadgets technologiques, au déploiement de la 5 et 6G et un refus de la numérisation intégrale des services publics et de tous les aspects de l’existence - jusqu'à la mortelle fusion du vivant et de la Technique...

L’urgence devrait s’imposer d’elle-même, tant « les exemples de surconsommation criminelle courent les rues » dans la tragédie civilisationnelle en cours, de la trotinette au corbillard électriques : « Rien ne justifie de produire des Tesla ou des BMW électriques de deux tonnes contenant des batteries de 700 kg. Rien ne justifie d’en faire la publicité, rien ne justifie de les subventionner, rien ne justifie de les acheter.  »

Au terme de son enquête panoramique sur la mortifère fuite en avant de cet intégrisme industrialiste et extractiviste, Célia Izoard appelle la technique à « quitter les sous-sols et cesser de viser le ciel pour regagner la terre  » - à juste cesser de nuire à un « bien commun » de plus en plus introuvable dans les écrans de fumée d’une « transition » fallacieusement baptisée « écologique » mais réellement écocide. Le sous-sol de la France, dit-on, regorge de ces métaux (lithium, cuivre, nickel, etc.) si « indispensables » à la fabrication de ce qu’il faudrait surtout s’abstenir de produire pour ne pas attenter au devenir humain...

Et si les apprentis sorciers de la « transition » laissaient simplement la réalité décider de ce qui est ou sera au lieu de décréter la leur au détriment de tous les vivants ? Les plus grandes pollutions terrestres ne résultent-elles pas de pollutions intérieures, faute de conscience profonde de ce qui nous fonde et nous projette vers de nouveaux commencements plutôt que vers notre fin décrétée ?

Célia Izoard, La Ruée minière au XXIe siècle – Enquête sur les métaux à l’ère de la transition, Seuil, 338 pages, 23 euros.


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