Jacques Delors, l’un des pères de l’Europe moderne

par Sylvain Rakotoarison
jeudi 28 décembre 2023

« Pour tous nos pays, appartenir aujourd’hui à l’Europe, c’est refuser de se laisser appartenir à la Chine, à la Russie ou même de s’aligner docilement sur les États-Unis. C’est refuser que notre continent de nouveau se divise et laisse son destin lui échapper. » (Jacques Delors, le 6 décembre 2021).

L'ancien Ministre de l'Économie et de Finances de François Mitterrand vient de s'éteindre ce mercredi 27 décembre 2023 à Paris. Jacques Delors avait atteint 98 ans le 20 juillet dernier. C'est avec une très grande émotion que je ressens cet événement pourtant inéluctable et prévisible. Pour ma génération, Jacques Delors a représenté une option à la fois politique et européenne très importante.

Politique, parce que malgré son appartenance au parti socialiste (un handicap selon moi pour s'intéresser à l'intérêt général), Jacques Delors était un homme ouvert. Il l'avait montré en travaillant avec Jacques Chaban-Delmas à Matignon, il était le père de cette Nouvelle société qui n'est toutefois restée qu'un simple slogan, et il nourrissait de solides amitiés parmi les centristes de l'UDF qui voyaient en lui un véritable volontariste en matière européenne.

Il a évité la faillite de l'État Mitterrand au début des années 1980, et surtout, il a su faire prendre par l'Europe le tournant historique de la chute du mur de Berlin. Delors est synonyme d'une Europe des peuples, celle de l'Acte Unique qui a permis l'harmonisation des diplôme, celle de Schengen qui a permis la libre circulation des personnes, celle des étudiants réunis par le programme Erasmus, celle de l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale, celle des fonds de solidarité, celle enfin de Maastricht qui, non seulement, a unifié les États membres autour de leur monnaie unique, l'euro, mais aussi, a créé l'Union Européenne à vocation non seulement économique, mais aussi politique. Cette Europe-là, approuvée de justesse par le peuple français au référendum de 1992, a permis des progrès énormes dans la construction européenne.

Jacques Delors (1925-2023) et Valéry Giscard d'Estaing (1926-2020), chacun de la même génération mais d'origines très différentes et de styles très différents, ont été des géants de la vie politique et des pères de l'Europe moderne, telle qu'elle s'est imaginée, à la fois une Europe des États qui décide par les nations, et celle des peuples qui est consultée par voie d'élections libres, sincères et directes.

À l'occasion du 25e anniversaire de l'Institut Jacques-Delors, le 6 décembre 2021, l'ancien Président de la Commission Européenne avait lancé quelques réflexions qui pourraient être son testament européen : « La construction européenne n’est pas un programme préparé de toute pièce, une procédure à exécuter, un dessein miraculeusement irréversible. Ce n’est jamais un long fleuve tranquille, vous en faites l’expérience. Nous devons sans cesse repenser l’Europe au regard de ce qui a été réalisé, de ce qui a fonctionné ou non et au regard de l’état du monde si mouvant et si brutal. Ce serait céder à la paresse intellectuelle et manquer de courage politique que de s’en tirer aux arbitrages passés, au statu quo. ».

Puis, il a rappelé l'origine de la construction européenne : « L’Europe au commencement a été pensée comme un projet de paix. Elle doit aujourd’hui se penser aussi comme puissance ; une puissance en devenir, responsable et généreuse dans le monde. (…) Affirmer notre Europe, en soulignant le "notre", signifie à la fois que l’Union nous appartient à tout un chacun mais aussi qu’elle est plurielle par essence. Qu’elle est à la fois un bien commun à préserver et une œuvre collective à poursuivre. (…) Appartenir à l’Europe ne signifie pas non plus se détacher de son pays. Au contraire, c’est lui être fidèle. (…) Le projet européen n’a jamais été l’ennemi des nations, qui ne peuvent s’épanouir isolément. Quel meilleur gage de rayonnement pour chacune d’elles que son engagement européen ? ».



Réagissant à la triste nouvelle, l'Institut Jacques-Delors a communiqué : « C’est l’Europe entière qui pleure la mort de l’un de ses plus grands architectes. (…) Les plus belles réalisations de l’intégration européenne sont indissociables de la clairvoyance, de l’audace, des convictions, de la persévérance et du travail acharné, qui ont caractérisé l’action de Jacques Delors durant ses dix ans à la tête de la Commission européenne. Une action déployée selon son triptyque : "La concurrence qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit". (…) Au-delà de sa contribution historique à la construction européenne, qui l’inscrit dans la continuité des pères fondateurs, Jacques Delors a donné à l’engagement politique toute sa noblesse. (…) En renonçant à se porter candidat à l’élection présidentielle française de 1995, il a affirmé sa liberté à l’égard du pouvoir et l’exigence avec laquelle il en concevait l’exercice. (…) À ce grand homme que nous avons eu l’honneur de servir et de côtoyer, dont le cœur chaud et la tête froide nous ont touchés et inspirés, nous voulons non seulement témoigner de notre profonde reconnaissance mais aussi affirmer notre volonté d’en assumer dignement l’héritage politique et poursuivre son action pour l’unité des Européens. ».

De son côté, le Président de la République Emmanuel Macron, qui s'est beaucoup inspiré de l'action de Jacques Delors, a exprimé son émotion : « La seule qualité qu’il se reconnaissait, dans sa modestie, était celle de pédagogue. (…) "Ma vie n’a de sens que si je suis utile", disait-il. Face aux dysfonctionnements de l’ordre établi, face aux injustices de tout bord, face à l’accoutumance et à l’autosatisfaction, il voulait rester toujours un révolté. Son principe était clair : ne jamais se contenter de ce qu’il avait déjà accompli. Les années n’affaiblirent en rien cette résolution : Jacques Delors œuvrait encore à 90 ans passés au sein de l’institut de réflexion sur l’unité européenne qu’il a fondé et qui porte son nom. (…) Son héritage, plus vivant que jamais, nous invite à marcher, sur ses pas, vers une Europe souveraine et fraternelle, résolument tournée vers l’avenir. ».

Le véritable rendez-vous manqué de Jacques Delors, ce ne fut pas avec les Européens, mais bien avec les Français. En ne voulant pas se présenter à l'élection présidentielle de 1995 malgré des sondages en or, et cela pour des raisons qui n'ont encore jamais été bien comprises, l'ancien Président de la Commission Européenne a profondément déçu ceux qui ne souhaitaient plus devoir choisir entre la droite la plus bête du monde et la gauche la plus bête du monde. Il a fallu attendre plus de vingt ans pour que le clivage LR/PS fût éclaté et que survînt le véritable clivage programmatique : pour ou contre l'Europe puissante et souveraine. Pour l'instant, les électeurs ont choisi la voie Delors, quitte à s'amuser à se faire peur pendant les élections intermédiaires...


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Sylvain Rakotoarison (27 décembre 2023)
http://www.rakotoarison.eu


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Martine Aubry.


 


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