Un gars qui n’a pas froid aux yeux

par C’est Nabum
dimanche 2 avril 2023

 

Ni aux mains du reste.

 

Il advint qu'un couple eut la curieuse idée de prénommer Gervais un garçon né au cœur de l'hiver par un froid de canard. Aujourd'hui, il se trouverait sans doute des parents pour affubler leur gamin du prénom de Saturnin, pour évoquer les conditions climatiques de sa naissance. Ce ne fut heureusement pas le cas pour notre Gervais qui faisait ainsi référence, bien malgré lui, et avec un petit changement à Servais : l'un des saints de glace.

Il n'en fallut pas plus pour que le jeune homme Gervais se prit de passion pour la glace, cherchant pas tous les moyens à la conserver le plus longtemps possible. C'est ainsi qu'il découvrit que la technique la plus courante consistait à creuser un puits très profond dans un endroit orienté au nord et bénéficiant d'un faible ensoleillement.

L'approvisionnement en glace de ces puits, véritables glacières de l'époque, c'est du reste ainsi qu'on les désignait, posait tout particulièrement problème en bord de Loire. La rivière ne prenait pas sa source dans les hauteurs d'un massif montagneux susceptible de disposer de glaciers. Si les Alpes permettaient un acheminement de la glace par bateaux dans les villes riveraines du Rhône, il ne pouvait en être ainsi dans son pays.

Gervais, devenu adulte se spécialisa dans la collecte des glaces quand la Loire connaissait l'embâcle, ce qui en ce temps-là n'était pas si rare qu'aujourd'hui, et faute de mieux, dans les étangs et sur les mares quand une pellicule de glace s'y formait. Au tout début, autour de lui, on se moqua de sa frénésie à courir la campagne quand un froid à pierre fendre poussait les gens raisonnables à rester autour du feu. Il n'en avait cure.

Il accumulait ses trésors recherchant comment conserver au mieux cette glace qui ne demandait qu'à fondre dès que la température montait. N'ayant pas eu accès aux secrets des glacières des demeures royales, il agit par tâtonnements, cherchant des astuces. C'est ainsi que son puits de 30 mètres de profondeur, creusé dans la pierre avait les parois recouvertes d'un mélange de sable, d'argile, de blanc d'œufs, de chaux, de poils de chèvre et de cendre tandis qu’entre deux couches de glace, il plaçait de la paille.

Il lui fallait aussi se débarrasser de l'eau de fonte qui, si elle stagnait au fond du puits aurait accéléré le processus. Il conçut un astucieux système d'évacuation en utilisant une rivière souterraine qui avait la bonne idée de passer sous son puits. Notre brave Gervais commerçait aux beaux jours ce qu'il avait patiemment accumulé l'hiver.

Bien-sûr, il fit des jaloux dans le pays après avoir été copieusement moqué durant le travail de forçat qu'il avait dû entreprendre pour mener à bien son projet. Les gens sont ainsi que tout ce qui est nouveau est sujet à raillerie jusqu'au moment où, la démonstration une fois faite, la jalousie prend la place et se fait souvent plus méchante.

Gervais haussait les yeux à l'approche des querelleurs et se frottait les mains devant son succès. Ce n'était du reste que juste consolation après les onglées héritées durant sa période de récolte. Sa prospérité lui attira des regards cajoleurs, bien des demoiselles s'essayèrent à briser la glace avec un jeune homme à la réussite indéniable mais au commerce des plus distants.

Était-ce par timidité, maladresse ou indifférence que Gervais ignorait ces parades autour de sa personne, fort bien faite au demeurant ? Le bruit courut bien vite dans le pays que sa froideur n'avait d'égale que les profondeurs de son puits. Une méchanceté de plus sur son compte qui le laissait de marbre. Gervais n'était pas dupe, il avait remarqué le manège des filles en quête d'un époux à la réussite établie. Ce n'était pas pour un tel motif qu'il entendait complaire à une demoiselle.

Tout bascula au cœur d'un hiver rigoureux en 1812. La Loire était prise par les glaces au point que nombre de bateaux étaient écrasés par les mâchoires de la banquise. Les troupes de Napoléon connaissaient elles aussi les rigueurs du froid glacial au bord d'une autre rivière : la Bérézina. Gervais quant à lui faisait sa moisson de glaçons, indifférent à la marche du monde.

Il œuvrait avec sa pioche et sa pelle afin de remplir sa charrette de sa précieuse récolte. Son puits serait très rapidement rempli par un temps pareil. Nous sommes seulement en novembre et il en aura fini de son labeur. Il pourrait passer le reste de l'hiver au chaud. Il en était à sa dernière charretée quand son cheval, d'une manière incompréhensible rua de telle sorte que le pauvre Gervais tomba en arrière, se fracassant la tête sur cette montagne de glace qui constituait la rivière.

Il perdit connaissance ce qui, avec une température pareille, sonnait le glas de son existence. Qui donc pouvait être dehors par un froid pareil ? C'était une folie que bien peu bravait. Pourtant sa chute eut un témoin, une jeune femme qui emmitouflée comme vous pouvez le deviner, allait prendre des nouvelles de sa grand-mère, vivant en bord de Loire et se refusant obstinément à quitter sa modeste demeure.

Devinant un corps sur la banquise et en dépit des difficultés à gagner la berge, la belle prénommée Elsa se hâta de porter secours à ce malheureux. Elle parvint à le tirer par les chausses, puis le redressa, usant de toutes ses forces disponibles pour le caler contre le cheval de trait afin qu'il profite de la chaleur de l'animal, revenu du reste dans de meilleures dispositions.

Le garçon n'était qu'étourdi, la position verticale et la respiration de son compagnon le ramenèrent à la vie. Il ouvrit les yeux et vit alors les plus beaux yeux qui lui étaient donnés d'admirer. Il fondit sur le coup devant ce regard de braise qui était fort bien venu. Gervais, se pensant sans doute arrivé au paradis murmura : « Je n'imaginais pas que les anges du ciel aient de si beaux yeux ! Quel bonheur… »

Elsa en fut toute retournée. Jamais on ne lui avait soufflé pareil compliment. Entre eux, la glace s'était brisée dans l'instant. Ils se sourirent, elle l'embrassa pour lui faire comprendre qu'il n'était pas rendu chez le grand Saint Pierre. La suite n'a d'ailleurs nul besoin de vous être racontée tant elle semble évidente.

Tous deux vécurent heureux à proximité d'un profond puits, d'une glacière auprès de laquelle ils constituèrent un foyer chaleureux avec de nombreux enfants. Le commerce de la glace contrairement aux idées reçues peut réchauffer les cœurs, Elsa et Gervais en furent longtemps la preuve éclatante. La charmante Elsa hérita du reste du sobriquet de Fée des Neiges quand elle vendait ses sorbets l'été, une attention qui lui faisait chaud au cœur.

Il fallut attendre un siècle pour que fut inventé le premier réfrigérateur en 1911. Quant à l'histoire elle retiendra la date de 1806 et le nom de Frédéric Tudor comme initiateur en Nouvelle Angleterre du commerce de la glace. La postérité est souvent injuste et bien avant de par le monde, des humains ingénieux se chargèrent de trouver des méthodes pour conserver la glace.

Les glacières sont des témoins silencieux de ce qui se passa de par nos contrées. La rue de la Glacière à Orléans conserve son mystère tandis que seule est évoquée la manufacture de poterie qui s'y installa à partir de 1910, un an avant l'arrivée du réfrigérateur. Hasard ou Coïncidence ? Gervais et Elsa n'étaient plus de ce monde pour nous renseigner.

À contre-saison.

 


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