Fusion GDF-Suez : L’Europe, le marché et la puissance

par Euros du Village
mardi 7 mars 2006

L’affaire de la fusion « brutale » annoncée par le gouvernement français entre Gaz de France et Suez (qui comprend une filiale énergie à travers Electrabel) au détriment de l’Italien Enel, et auparavant le cas Endesa/Gas Natural en Espagne où le gouvernement espagnol voulait apparemment contrer les velléités du géant allemand E.ON semble inquiéter les milieux économiques. Du moins les tenants du marché européen de tendance plutôt libérale sentent-ils le vent de l’actualité souffler un peu à contre-courant de leurs idées. Il suffit pour cela de lire l’avant-dernière édition de l’hebdomadaire The Economist qui dénote un franc pessimisme en la matière. L’Europe de l’énergie, c’est-à-dire la constitution du « marché unique » du gaz et de l’électricité, serait en voie d’échec.

Les préférences nationales domineraient, au détriment de « l’intérêt général européen », celui qui entrevoit la constitution d’un marché unifié et plus efficient de groupes concurrents à l’échelle continentale, bénéficiant au consommateur final. Sans vouloir débattre de la «  politique énergétique » de l’Union européenne (pour autant qu’elle existe...), cet épisode de la vie économique continentale, qui fait se retourner dans leur tombe les vénérables Smith et Ricardo (théoriciens, rappelons-le, du libre-marché et du libre-échange), est intéressant pour les partisans du marché européen (dont je fais partie) et riche d’enseignements pour ceux qui semblent avoir perdu de vue les réalités, y compris économiques, de notre monde. Je m’explique.


Le marché et la puissance : quelques éléments oubliés

Il est une « variable » de la vie économique que beaucoup semblent oublier dans notre univers béat du capitalisme libéral de tendance libre-échangiste : la puissance. Sans revenir sur l’exemple russe un peu caricatural (avec Gazprom, pour ceux qui auraient vraiment oublié), force est de constater que le monde de l’économie moderne est traversé constamment par les intérêts croisés des Etats et de leurs entreprises. La vulgate « anti-mondialiste » nous brosse constamment le tableau du «  marché global » où les multinationales font la loi. La réalité est bien entendu beaucoup plus complexe. L’établissement de marchés, leur ouverture à la concurrence extérieure sont toujours des décisions souveraines d’Etats qui sentent (à tort ou à raison, là est le vrai problème) qu’il y va de l’intérêt de leur économie. Les Etats européens ont entrepris cela avec l’Union européenne, et au niveau mondial c’est à l’OMC que se négocie ce genre de choses.

Les Etats, même membres de l’Union européenne, où un marché unique est censé exister, sont ainsi toujours de bons ambassadeurs de leur économie et de leurs entreprises. Ils y ont intérêt stratégiquement, que ce soit pour de pures raisons financières (prélèvements publics sur les profits de leurs grands groupes ou équilibre de la balance des échanges extérieurs) ou plus « politiques » (vente d’armes ou implantations de firmes pétrolières et gazières, considérations électoralistes, etc.). Personne ne s’étonne plus d’entendre à la radio que M. Chirac a vendu tant d’Airbus à la Chine, tant de tanks à l’Arabie Saoudite, ou telle quantité de matériel nucléaire à l’Inde.

Dans le contexte européen ce genre de préoccupation n’a bien sûr pas disparu. Le décloisonnement des marchés implique une phase d’ouverture où fusions/acquisitions/disparitions vont être effectuées entre opérateurs des différents marchés pour se constituer en grands groupes de taille continentale. Le phénomène a eu lieu dans les télécommunications, les compagnies aériennes ou le secteur automobile. De nouveaux marchés s’ouvrent et se restructurent en ce moment dans l’armement, la banque, le secteur postal et bien sûr, l’énergie.

Le cas français pose ici certains problèmes « théoriques » et pratiques. En effet, l’intervention traditionnellement importante de l’Etat dans l’économie fait que de grands groupes publics ou semi-publics se retrouvent en concurrence dans ce processus avec des opérateurs privés. Cela s’est passé avec France Telecom ou Air France, c’est en train de poser problème avec GDF et EDF, et cela posera problème très bientôt avec La Poste ou la SNCF. Le processus théorique, prévu à Bruxelles, de constitution d’un vaste marché unique par la mise en concurrence de groupes « nationaux » affronte la réalité de grandes entreprises françaises qui ne peuvent jouer la concurrence selon les mêmes règles, non pas qu’elles soient moins performantes, mais parce qu’elles sont régies en grande partie par la puissance publique. Les cultures d’entreprise, le capital, les employés, les infrastructures, tout cela est teinté de colbertisme (et de son joli logo « service public à la française », comme si les trains néerlandais ou l’électricité allemande ne valaient pas les français !) et il apparaît ainsi une asymétrie entre concurrents potentiels. Les situations de quasi-monopoles et l’importance du capital public font que des géants tels EDF ou la SNCF semblent bénéficier de protections « intolérables » contre des acteurs privés aux ressources plus limitées, créant ainsi une concurrence déloyale. A ce sujet, on peut rappeler que l’actuel agacement italien face à l’unilatéralisme français remonte déjà à quelques années, quand EDF débarquait en force sur le marché transalpin pour s’offrir une jolie part du marché de l’électricité avec, forcément, l’aval de l’Etat français.

Ainsi, la même comédie reprend pour chaque mise à l’échelle européenne de tel ou tel marché où l’Etat français est très investi : concurrence déloyale dénoncée à l’étranger, acquisitions quasi tous azimuts des groupes français avec le bras financier étatique surpuissant, parallèlement à des protestations internes qui dénoncent haut et fort les « privatisations » et annoncent la « fin du service public ». Il serait sans doute temps d’arrêter d’avoir constamment un train de retard -sans mauvais jeu de mot- sur ces sujets en France. Une très grande majorité des services publics en France sont délégués à des entreprises privées, ce qui ne les empêche pas d’être de qualité, ce qui importe en la matière étant les règles et les finalités que la collectivité impose pour ses services, et non pas la nature de leurs opérateurs. La présence d’acteurs privés ou récemment privatisés dans les secteurs de l’eau, des télécoms ou du transport -urbain, aérien et autres- n’a pas provoqué de cataclysme ni de paupérisation du pays, me semble-t-il !

Revenons au marché européen : pourquoi ne pas accepter simplement que, dans la constitution en cours de marchés européens dans le secteur de l’énergie, l’Etat français joue tout simplement le jeu de la puissance ? Puissance financière, technologique et politique : EDF, par exemple, s’étend et va continuer de s’étendre à coup d’acquisitions, jusqu’à ce que l’Etat français décide que ses finances sont trop ankylosées par l’entreprise ou qu’elles nécessitent des réorientations urgentes (santé, retraites, etc.) pour réellement la privatiser. Entre-temps, l’électricité française aura étendu sa force en Europe, et ses bénéfices se répercuteront sur d’autres secteurs : le nucléaire (avec les groupes français leaders mondiaux en la matière), les équipementiers (qui ne connaît pas les « fleurons nationaux », Schneider et Legrand ?), etc. Le raisonnement est strictement le même pour GDF et bientôt la SNCF (M. Sarkozy n’a quand même pas sauvé le TGV d’Alstom pour rien !). Elargissons encore le champ : les marchés comme celui de l’énergie se mondialisent, l’Asie, l’Amérique du Sud et du Nord sont des champs de bataille où les groupes français -et européens- sont bien présents, l’intérêt du gouvernement est donc de créer des groupes à l’assise européenne forte, où se constitue la majeure partie de leur force industrielle, prêts à affronter la concurrence mondiale.

Le mode opératoire est critiquable, l’entorse à la belle théorie libérale un peu douloureuse, mais les enjeux politique et économique sont bien réels. L’actualité « chaude » ne doit pas, je le répèterai inlassablement, nous faire oublier les vrais ressorts de la politique, comme la puissance et ses diverses déclinaisons concrètes.

Le marché unique de l’énergie : étendue et limites d’un beau concept.

On peut également débattre de l’idée de marché unique de l’énergie en Europe. Les chroniqueurs pessimistes d’aujourd’hui sont certes attristés par ce spectacle de la concurrence faussée, mais ils ne hurlent pas encore à la mort. L’énervement face à l’unilatéralisme de l’Etat français ne semble pas créer de panique outrancière... comme si nous n’étions pas tout à fait sûrs de cette nécessité -voire de la possibilité concrète- de voir un marché unifié de l’énergie se constituer en Europe. Plaçons-nous d’un point de vue européen, ou plutôt européiste, et regardons le futur « mondialisé » en face. Une position raisonnable nous pousserait à approuver la constitution d’un large marché où opéreraient en oligopoles de grands groupes prêts à faire face à la concurrence mondiale. L’Etat français aurait donc raison sur le fond, mais pas sur la forme, bien peu cordiale.

Regardons maintenant la réalité du marché européen et de ses marchés régionaux. La question du gaz est majeure : la très grande majorité des ressources viennent d’en-dehors de l’Union européenne, et en grande partie de la Russie, et les quelques réserves en provenance des Pays-Bas ou de la Norvège semblent déjà s’épuiser. La question de l’organisation du marché se joue donc fondamentalement sur le stockage et la distribution de gaz. Le raisonnement de la Commission européenne devrait donc être : « Mise à part la fourniture qui relève de ma politique extérieure, comment faire pour que notre réseau de distribution du gaz soit le plus efficace par son étendue et son coût parmi mes 25 Etats membres ? ». Si l’on connaît un peu le mode de pensée à Bruxelles, la réponse devrait être à peu de choses près : « Abattons les barrières nationales, conformément aux souhaits de nos pères fondateurs, pour constituer un marché unique ». Puis, deuxième phase : « N’étant pas un Etat capable d’organiser moi-même ce marché avec mes entreprises financées par mes fonds, et connaissant les intérêts égoïstes qu’ont les Etats à travers leurs groupes publics, préférons la mise en concurrence entre entreprises à « armes égales », c’est-à-dire fonctionnant selon les règles du secteur privé ». De là devrait découler une réorganisation plus efficace du marché, et finalement la constitution de groupes d’échelle pertinente.

Le premier problème est donc la réticence de certains Etats, notamment la France, pour de « bonnes » raisons stratégiques. Le second problème est, à mon avis, le réel et persistant cloisonnement de ce genre de marché au niveau national. Autant la production d’automobile peut s’envisager à l’échelle du continent -la multiplicité d’acteurs et la libre-circulation des marchandises par delà les frontières le permet tout à fait- autant la distribution de « produits énergétiques » semble poser plus de problèmes. L’histoire des Etats fait que les réseaux nationaux en la matière sont depuis longtemps organisés en « vase clos » (ou presque), et sans doute relativement bien. Il existe certes des gazoducs transcontinentaux depuis des décennies, mais les réseaux de distribution (par définition lourds et coûteux) sont établis à l’échelle régionale. Est-on sûr que l’Europe réaliserait des économies par la « mise à l’échelle » au niveau continental ?

Finalement, on pourrait rapprocher cette situation du train : là aussi, les projets communautaires sont de même nature et sont proches dans la conception. Mais le problème est le même : les réseaux sont surtout nationaux et régionaux, et pour cause, les gens -plus quelques maigres marchandises- circulent à bord des trains selon les nécessités économiques locales, c’est-à-dire régionales et nationales, que cela plaise ou non. De surcroît, il existe des obstacles techniques, à première vue insolubles, qui vont des systèmes de signalisation à l’écartement des rails. L’intérêt réside alors dans des projets plus ciblés, comme un réseau continental de transport ferroviaire de marchandises ou les liaisons à grande vitesse entre grands centres urbains ; c’est ce sur quoi la Commission se concentre. Concernant le gaz et l’électricité, peut-être existe-t-il des liaisons nécessaires de même nature (on évoque souvent l’exemple de l’Italie du Nord en manque d’électricité, le dossier ne semblant toutefois pas avancer avec les années). Du point de vue de l’organisation du marché, peut-être faut-il envisager un futur semblable aux télécoms : les marchés et les réseaux restent essentiellement nationaux, mais les opérateurs, concurrence ouverte oblige, sont continentaux, ce qui peut entraîner une meilleure efficacité industrielle.


Quel que soit le futur de ce secteur économique, l’action de l’Etat français peut être envisagée sous l’angle de l’exercice rationnel de la puissance économique. Unification ou pas du marché, mise en relation plus étroite des réseaux nationaux ou pas, le gouvernement roule pour l’industrie nationale (et ses emplois, ne l’oublions jamais !), c’est «  naturel ». Dans une moindre mesure, et en tout cas avec plus de tact, il l’a fait pour que Air France et France Telecom jouent dans la cour des grands. Il réitèrera sans aucun doute très bientôt avec la Poste, contre DHL ou TNT, qui sont les ex-postes publiques allemande et néerlandaise, et qui ont bien sûr opéré leur mutation avant leur concurrente française. C’est la marque ancienne de la tradition étatique française qui ne s’est pas dissoute dans l’Europe, c’est la perpétuelle continuation du politique auquel l’économie ne peut jamais échapper.

Auteur : Jean-Baptiste BURDY, pour "Euros du Village"


Les propos tenus dans la rubrique "Sur le vif" n’engagent que leur auteur et ne sauraient engager la responsabilité de l’association sans but lucratif "Les Euros du Village".


Lire l'article complet, et les commentaires