Le pape François en lutte contre la culture de l’étiquette et de la médisance

par Sylvain Rakotoarison
lundi 22 août 2022

« Cet homme fait bon accueil aux pécheurs, et il mange avec eux. »

Je voudrais profiter de la pause estivale pour revenir sur un message très important du pape François qu’il a délivré il y a trois ans et demi, le 25 janvier 2019, à la prison pour mineurs Las Garzas à Pacora, au Panama, à l’occasion de son voyage apostolique pour la 34e journée mondiale de la jeunesse.

Au cours d’une homélie, c’est-à-dire, d’un commentaire d’un texte de l’Évangile, en l’occurrence, ici, celui de saint Luc, le pape François voulait insister sur le fait qu’il ne faut pas coller des étiquettes aux personnes. La tentation est très forte, en effet, de coller des étiquettes à ceux qu’on ne connaît pas, d’abord, par simple facilité, pour se souvenir d’une personne, ensuite, par simplisme intellectuel voire idéologique, le monde est plus facilement concevable s’il est simpliste, manichéen, bon et mauvais. Son message papal, bien sûr, est tout autre, il est que le monde est très complexe, que l’âme humaine n’est ni bonne ni mauvaise mais tout en nuances.

On imagine l’idée du pape en prononçant une telle homélie dans une prison pour mineurs, celle que la faute pour laquelle ces adolescents se retrouvent en prison ne doit pas leur rester collée à vie sur leur front et qu’ils sauront dépasser ce mauvais épisode de leur vie pour aller de l’avant, tourner la page, en d’autres termes, se convertir.

La phrase citée en haut est une parole prêtée à un pharisien en parlant de Jésus, pour le déconsidérer. Le pape répond à ce pharisien : oui, mais nous sommes tous pêcheurs. En effet : « Jésus n’a pas peur de s’approcher (…) de ceux qui portaient le poids de la haine sociale, parce qu’ils avaient fait certaines erreurs dans leur vie, des fautes et des erreurs, quelques fautes, et qu’on appelait donc des pécheurs. Il le fait parce qu’il sait qu’au ciel, il y a plus de joie pour un seul pécheur converti que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui restent bien. ». En clair, il compromet sa réputation en se joignant « à ces personnes marquées par quelques fautes sociales (…), il invite toujours à regarder un horizon capable de renouveler la vie, de renouveler l’histoire ».

Et le pape de bien séparer deux visions du monde, de la vie, celle qui pense que tout est figé et celle qui croit au changement, au nouvel horizon : « Ces deux regards bien différents qui s’opposent (…). Un regard stérile et improductif, celui de la médisance et du commérage, celui qui toujours parle mal des autres et qui se croit juste, et l’autre, qui invite à la transformation et à la conversion (…), à une vie nouvelle. ».

François a alors détaillé ces deux regards.

D’abord, le regard fermé de la médisance et du commérage : « Ces gens condamnent une fois pour toutes, ils discréditent une fois pour toutes, et ils oublient qu’aux yeux de Dieu, ils sont eux-mêmes disqualifiés (…). Avec la vie des gens, il semble plus facile de mettre des pancartes et des étiquettes qui figent et stigmatisent non seulement le passé mais aussi le présent et l’avenir des personnes. On met des étiquettes aux personnes : "celui-ci est comme ça", "celui-là a fait ça et c’est tout", et il doit le porter pour le restant de ses jours. Ainsi sont les gens qui marmonnent, les commères, elles sont ainsi. Et les étiquettes, en définitive, ne font que diviser : ici, il y a les bons et là-bas, les mauvais ; ici, les justes, et là-bas, les pécheurs. ».

C’est à la culture de l’étiquette que le pape s’en est pris : « C’est la culture de l’adjectif, on aime "qualifier par un adjectif" les personnes, on adore : "Toi, comment t’appelles-tu ? Moi, je m’appelle bon". Non, ça, c’est un adjectif. Comment est-ce que tu t’appelles ? Aller au nom de la personne. Qui es-tu ? Que fais-tu ? Quels sont tes rêves ? Qu’est-ce que tu ressens dans ton cœur ? Cela n’intéresse pas les cancaniers, ils cherchent rapidement une étiquette, pour s’en débarrasser. La culture de l’adjectif qui discrédite les personnes. ».



On dirait que le pape lit les réseaux sociaux, les commentaires nombreux, répétitifs, à l’emporte-pièce, définitifs mais revenant sans cesse : « Cette attitude pollue tout parce qu’elle élève un mur invisible qui laisse croire qu’en marginalisant, en séparant, ou en isolant, se résoudront magiquement tous les problèmes. Et quand une société ou une communauté se permet cela et que tout ce qu’elle fait, c’est chuchoter, cancaner et murmurer, elle entre dans un cercle vicieux de divisions, de récriminations et de condamnations. (…) Ce sont des gens qui se disputent toujours entre eux, qui se condamnent mutuellement, entre ceux qui s’appellent justes. Et en plus, c’est une attitude de marginalisation et d’exclusion, de confrontation qui leur fait dire, de manière irresponsable, comme Caïphe : "C’est mieux qu’un seul homme meure pour le peuple, et que l’ensemble de la nation ne périsse pas" (Jn 11,50). C’est mieux qu’ils soient tous placés là-bas, qu’ils ne viennent pas nous déranger, nous voulons vivre tranquilles. ».


Ensuite, il y a ce regard qui crée des opportunités et qui transforme, celui de la conversion : « Dieu, jamais ne va te rejeter, Dieu ne rejette personne. (…) Un amour, celui de Jésus, qui n’a pas le temps de murmurer, mais qui cherche à briser le cercle de la critique inutile et indifférente, neutre et aseptisée. (…) Il rompt avec une autre médisance tout à fait facile à détecter, et qui "détruit les rêves" parce qu’elle répète comme un chuchotement continu : "tu ne vas pas pouvoir, tu ne vas pas pouvoir". (…) Attention, c’est comme le ver qui te ronge de l’intérieur. Quand tu entends "tu ne vas pas pouvoir", donne-toi une gifle : "si, je vais pouvoir et je vais te le prouver". C’est le murmure intérieur, le cancan intérieur qui surgit en celui qui, ayant pleuré son péché et conscient de son erreur, ne croit pas qu’il puisse changer. ».

Pour le pape François, rejeter les étiquettes, c’est rejeter la fatalité, prendre sa vie en main et en toute liberté : « Chacun de nous est beaucoup plus que les étiquettes qu’on nous met, est beaucoup plus que les adjectifs que l’on veut nous mettre, beaucoup plus que la condamnation qu’on nous a imposée. (…) Il y a des temps où la médisance semble gagner, mais ne la croyez pas, ne l’écoutez pas. Cherchez et écoutez les voix qui encouragent à regarder l’avenir et non pas celles qui vous tirent vers le bas. Écoutez les voix qui vous font voir l’horizon : "oui, il est loin, mais tu vas pouvoir". Regarde-le bien et tu vas pouvoir. ».

Ce message du pape est, à mon sens, crucial pour comprendre l’humain, pour avoir la foi en l’espérance, en l’homme (et la femme). Les étiquettes ne servent à rien sinon à catégoriser, à mettre dans des tiroirs, comme le botaniste avec ses plantes dans les casiers d’un musée d’histoire naturelle. L’homme est beaucoup plus complexe qu’une étiquette. Il est multiple. L’étiquette de la nationalité, celle de la catégorie socioprofessionnelle, de l’orientation sexuelle, de la religion, de la couleur de la peau, etc. sont des étiquettes factices qui ne permettent pas de comprendre la personne en elle-même, sa richesse, son aspect unique et indivisible, ce qui l’anime, ce qui la motive. C’est des étiquettes que les sociétés humaines meurent. Par elles qu’elles s’entredéchirent, qu’elles rompent leur cohésion sociale. Le racisme, d’ailleurs, n’est ni plus ni moins qu’un étiquetage.

De ce point de vue, ce sermon de François devrait être lu par tout le monde, chrétiens, bien sûr, et non chrétiens, parce qu’il révèle l’une des clefs de l’avenir en commun, d’une humanité qui doit dépasser ses peurs et ses exclusions pour toujours progresser : « Une communauté tombe malade quand elle vit de la médisance étouffante, condamnatoire et insensible, le cancan. Une société est féconde quand elle réussit à engendrer des dynamiques capables d’inclure et d’intégrer, de prendre en charge et de lutter pour créer des opportunités et des alternatives qui donnent de nouvelles possibilités à ses enfants. Quand elle s’emploie à créer un avenir par la communauté, l’éducation et le travail, cette communauté est en bonne santé. Et si l’on peut éprouver l’impuissance de ne pas savoir comment, on n’abandonne pas et on essaie à nouveau. Et tous, nous devons nous entraider, en communauté, pour apprendre à trouver ces chemins, à commencer de nouveau et à recommencer de nouveau. C’est une alliance que nous devons nous encourager à réaliser (…). Tous, battez-vous et battez-vous, mais non pas entre vous, s’il vous plaît (…), pour chercher et trouver les chemins de l’insertion et de la transformation. ».

Son message s’adressait spécifiquement aux jeunes en prison, mais il pouvait s’adresser plus généralement à tous les êtres humains. En quelque sorte, chacun a sa propre prison, et a à s’en extirper avec les étiquettes qui lui ont été accolées à cette occasion.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (20 août 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Le pape François en lutte contre la culture de l’étiquette et de la médisance.
Les 95 ans du pape émérite Benoît XVI.
Le ralliement des catholiques français à la République.
La lettre de Léon XIII : "Notre consolation" du 3 mai 1892.
L’encyclique "Au milieu des sollicitudes" du 16 février 1892.
Marc Sangnier.
Charles Péguy.
Étienne Borne.
François De Gaulle.
La solidarité universelle du pape François.
Desmond Tutu.
Jesse Jackson.
L’attentat de la basilique Notre-Dame de Nice le 29 octobre 2020.
Jacques Hamel, martyr de la République autant que de l’Église.
Abus sexuels : l’Église reconnaît sa responsabilité institutionnelle.
Rerum Novarum.
L’encyclique "Rerum Novarum" du 15 mai 1891.
La Vierge de Fatima.
L’attentat contre le pape Jean-Paul II.
Pierre Teilhard de Chardin.
L’Église de Benoît XVI.
Michael Lonsdale.
Pourquoi m’as-tu abandonné ?


 


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