La harpe et la flute

par C’est Nabum
samedi 16 septembre 2023

 

L'enfant du canal.

 

Au temps glorieux du canal d'Orléans, un enfant vivait tout contre ce chemin de l'eau. De sa fenêtre, il regardait passer les flûtes, des rêves plein la tête. Les unes montaient vers la Capitale, chargées de charbon, de tonneaux ou de bois, d'autres descendaient moins chargées. Victor avait du vague à l'âme. La vie l'avait cloué sur un fauteuil, il n'avait pas l'usage de ses jambes.

Ce lent mouvement des bateaux sur le canal avait depuis qu'il était en mesure de se souvenir, laissé en lui une envie d'ailleurs, une soif de voyage, un désir profond de voir la mer. L'eau de son canal ne lui suffisait pas plus que ne le contentait le mouvement des eaux de son écluse, de petites vagues qui accentuaient sa mélancolie.

Quand son grand-père de bric et de broc lui confectionna un chariot à roulettes mu par un système de pédalier actionné par les mains, il put s'approcher de ces drôles de personnages que les adultes surnommaient les gueules noires : les mariniers du canal. Il est vrai que le transport du charbon laisse des traces sur le visage tandis que celui du vin, noircit parfois les cœurs.

C'est en s'approchant d'eux qu’il put enfin converser avec ceux qui jusqu'alors, n'étaient que des ombres qui s'agitaient devant sa fenêtre. Il lui fallut bien du courage pour oser s'adresser à ceux qui dans son petit village avaient parfois mauvaise réputation par la faute de quelques rixes dans une taverne, de jurons envoyés à la volée aux dames qui s'échinaient dans le lavoir, aux promeneurs qui encombraient le chemin de halage. Victor découvrit des êtres de chair et de sang qui tous avaient un mot gentil pour lui de la compassion pour son handicap sans jamais que celle-ci tourne à une commisération insupportable et souvent hypocrite, comme parfois il le ressentait par ailleurs. Des individus aux sentiments simples certes mais avec valeurs humaines.

C'est ainsi que bien vite le gamin évoqua son envie de voir la mer, de participer à ce voyage immobile, assis sur le pont d'un bateau. Hélas, jusqu'à ce jour, les réponses étaient toujours identiques ; les mariniers le plus souvent allaient d'un point à l'autre, sans grand changement sur cet itinéraire imposé par les lois du marché et le tracé du canal.

D'autres lui expliquèrent que leurs flûtes étaient bateaux du canal et que pour gagner l'Océan, il lui faudrait changer d'embarcation en Orléans par la Loire ou à Paris par la Seine et que là encore, il lui faudrait trouver un autre pont, à Nantes ou bien à Rouen pour aller enfin sur la mer. Victor se moquait de ces obstacles, il croyait en sa bonne étoile.

C'est alors que survint sur son canal un drôle de bateau, une embarcation qui n'avait rien d'une flûte pour le fret. À la barre une femme, une musicienne si l'on en croyait la grande et belle harpe qui servait de tête de proue. Une cabine, un mât, une voile curieusement coupée, un petit moteur à vapeur, deux dérives latérales ressemblant étrangement à d'immenses écailles de poisson. Ce bateau ne ressemblait à aucun autre et c'est une dame qui était à la manœuvre.

Victor s'approcha intimidé avec son chariot à roulette. La pénichette attendait son tour au passage de l'écluse et quoique les mariniers puissent être à terre de galants hommes, nul n'entendait laisser le passage à un bateau qui ne faisait pas commerce. La navigatrice prenait son mal en patience jouant de son merveilleux instrument.

L'enfant aux sons harmonieux de la harpe sentit des vibrations dans tout son corps, y compris le long de ses pauvres jambes mortes. Il eut le pressentiment que si un jour son rêve pouvait se réaliser ce serait à bord de ce bateau. Il s'enhardit au point de s'approcher de la musicienne et de l'interpeller à la fin d'un morceau. Il lui fit grand compliment sur son talent, admira son bateau et s'enhardit à l'interroger sur sa destination. La belle harpiste lui demanda de l'appeler par son prénom, Nadia, tout en l'invitant à monter à son bord. Jamais jusqu'alors, en dépit qu'il était connu et apprécié de tous les mariniers transitant dans son pays, le gamin n'avait connu pareille proposition. La crainte qu'il glissât avec son chariot sur une étroite planche de rive avait sans doute repoussé cette invite.

Sans mesurer le risque qu'il prenait, il roula sur l'étroite passerelle, arriva sur un pont avec un enchantement sans pareil. Il se sentait différent, comme s'il se libérait de ce corps réfractaire. Il n'en était rien pourtant, la dame était musicienne pas magicienne. Il demeurait cloué sur son fauteuil sans cette fois sentir le poids de cette terrible fatalité.

Nadia interrogea Victor, découvrit bien vite son histoire, apprit son rêve et se mit à réfléchir, le regard soudainement embué. L'enfant s'aperçut que la femme ne l'écoutait plus, qu'elle était plongée dans une intense réflexion, que ses pensées l'avaient éloignées de lui. Il était habitué à ce genre de comportement, sa présence finissait toujours par lasser, par créer un sentiment de gêne, de malaise pour les bien-portants, comme ils se nommaient alors.

Il y eut un très long silence avant que la musicienne n'ouvre à nouveau les yeux, regarde Victor avec une force incroyable avant de lui demander : « Voudrais-tu m'accompagner jusqu'à la mer ? ». Le gamin en eut des larmes aux yeux, il n'en revenait pas. Il était sur le point de toucher son rêve sans même imaginer tous les obstacles qui allaient se dresser sur sa réalisation.

Bien sûr, il lui répondit par l'affirmative alors que la dame s'enquit immédiatement de connaître ses parents, de savoir s'ils seraient d'accord pour confier l'enfant et son handicap à une voyageuse sur l'eau. Voyant la scène se dérouler, sentant que se jouait sur le port quelque chose d'inhabituel pour son enfant, la mère de Victor vint à la rencontre de ces deux-là.

Le contact s'établit immédiatement entre la musicienne et la mère, comme si toutes les deux étaient en harmonie. L'éventualité du voyage ne fut pas traitée comme une folie, les deux femmes pesèrent soigneusement toutes les difficultés, les contraintes, les inconvénients liés au handicap de l'enfant. Des points intimes furent abordés sans fausse pudeur ni détours.

Victor n'en revenait pas. Les difficultés se levaient les unes après les autres, les obstacles n'en étaient plus, les soucis matériels n'étaient plus considérés comme insurmontables. Nadia était toute disposée à prendre à son bord le petit garçon qui ne marchait pas tandis que la mère de l'enfant voyait en cette offre, une chance inespérée pour son cher fils, faisant fi de son angoisse et de la longue privation que ce voyage engendrait.

Un accord fut conclu entre les deux femmes. Une sorte de contrat moral qui n'avait besoin d'aucune signature ni d'aucun papier administratif. La confiance, l'humanité, le désir d'apporter du miel dans l'existence de cet enfant, la certitude de l'importance de ce voyage pour son avenir, qu'importe les motifs et les raisons, toutes deux étaient partantes…

Nadia émit cependant une condition. Elle entendait que son futur compagnon de route fut aussi son partenaire musical. Elle reviendrait au terme d'une année, laissant à l'enfant et sa mère le temps de préparer la dimension matérielle de l'aventure mais surtout, le temps pour lui d'apprendre à jouer d'un instrument de musique pour accompagner sa harpe.

Victor d'aussi loin qu'il s'en souvenait, avait regardé passer les flûtes. Il allait désormais se saisir de cet instrument pour réaliser son rêve le plus fou. Sa flûte serait traversière, comme la grande épopée qui l'attendait au terme d'une année d'un apprentissage intensif, quotidien et d'une incomparable détermination.

Un an plus tard, c'est un jeune homme mélomane, qui embarqua avec la charmante harpiste. Il voyagea, il vit l'Océan, de nombreux paysages, des ports et des gens. Quand il revint en son village, il avait découvert plus encore, un formidable moyen d'évasion que l'on nomme la musique. Il se souvint toujours de cette gentille harpiste qui lui avait donné les clefs de la liberté, d'une évasion au-delà des limites de son corps.

Il en fit profiter bien des gens qui découvraient eux aussi la mer en se laissant porter par le son cristallin de sa flûte. De loin en loin, la voyageuse revenait pour enchanter tout le village par un concert inoubliable d'une harpe aventurière et d'une flûte traversière.

À contre-temps.

Tableaux de Lionel Valot


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