Bernard-Henri Lévy, le grand âge du nouveau philosophe

par Sylvain Rakotoarison
samedi 4 novembre 2023

« J’ai connu Bernard-Henri Lévy alors qu’il venait d’entrer à Normale supérieure. Je me flatte d’avoir pressenti en ce jeune homme grave le grand écrivain qu’il sera. Un danger le guette : la mode. Mais la souffrance, amie des forts, le sauvera. Tout l’y prépare. Je ne m’inquiète pas de ce goût de plaire qui l’habite et l’entraîne aujourd’hui hors de son territoire. Quand il s’apercevra qu’il possède en lui-même ce qu’il cherche, il reviendra à sa rencontre. Le voudrait-il qu’il n’échapperait pas au feu qui le brûle. Il a déjà dans le regard, ce dandy, de la cendre. Peut-être me trompé-je, peut-être cédera-t-il aux séductions du siècle au-delà du temps qu’il faut leur accorder. J’en serais triste. J’accepte qu’il dépense encore beaucoup d’orgueil avant de l’appeler vanité. » (François Mitterrand, le 15 septembre 1978).



Le jugement de François Mitterrand, loin d'avoir encore conquis la première place de la République, était à la fois bienveillant et sans complaisance pour celui qui révolutionna la philosophie par les médias, Bernard-Henri Lévy, dit BHL, qui fête son 75e anniversaire ce dimanche 5 novembre 2023.

Il est loin le petit jeune au col ouvert jusqu'au nombril d'une chemise toujours blanche surmontée d'une chevelure à l'allure romantique. Normalien, agrégé de philosophie, on ne sait jamais vraiment comment le définir : philosophe, réalisateur, écrivain, journaliste, chroniqueur, diplomate, mari d'Arielle Dombasle... ou tout simplement homme des médias. Un de ses camarades d'école, le philosophe Jean-Luc Marion pouvait témoigner sur son époque étudiante : « Bernard a toujours été BHL. (…) Il avait son propre programme, depuis le début : publier, faire savoir des choses tragiques et, à l'occasion, se faire connaître. (…) Bernard avait tout pour devenir un professeur d'université. Il ne lui manquait que l'envie. Mais la sienne le portait vers Camus ou Malraux plutôt que vers Merleau-Ponty ou Husserl. ».

Son premier ouvrage fut un événement médiatique : "La Barbarie à visage humain", publié en mai 1977 chez Grasset, rompait avec les livres de philosophie traditionnelle en ceci qu'il condamnait les régimes totalitaire, autant le fascisme que le stalinisme. Ce livre suivait de quelques mois celui de son aîné André Glucksmann "La Cuisinière et le mangeur d'hommes", publié en juin 1975 aux éditions du Seuil dont le sous-titre était très explicite : "Essai sur les rapports entre l'État, le marxisme et les camps de concentration". André Glucksmann a ensuite rejoint BHL chez Grasset (avec "Les Maîtres penseurs"). Et BHL fut rapidement soutenu par Philippe Sollers et même par Emmanuel Levinas.

Il a suffi ensuite d'une émission de Bernard Pivot, "Apostrophes", le 27 mai 1977 où il avait invité Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann pour faire monter la mayonnaise des "nouveaux philosophes". Il faut rappeler le contexte : dans ces années 1970, on sortait de la révolution culturelle en Chine, les soixante-huitards étaient quasiment tous maoïstes, l'antiaméricanisme était déjà très vivace à cause de la guerre du Vietnam et Pol Pot était en train de faire un nouveau "génocide" au Cambodge (même si le mot pourrait être contesté). Si le nazisme était assurément vilain, le communisme, au contraire, restait encore une idéologie de secours, une idéologie issue d'une naïveté désespérée, mais à la mode. Les "nouveaux philosophes" ont, les premiers, eu le courage de la remettre en cause pour combattre tous les totalitarismes, quels qu'ils soient. À l'instar d'Hannah Arendt.



Parce qu'il a trop misé sur son image médiatique, BHL a été au cœur de nombreuses controverses et polémiques : sincérité ou cynisme, imposture ou engagement, on ne pourra pas lui reprocher une cohérence qu'il a déclinée à de très nombreuses occasions, hélas trop nombreuses, car il s'est engagé dans de nombreux conflits depuis près d'un demi-siècle contre le totalitarisme au prix d'être favorable aux guerres de libération. Afghanistan, Bosnie, Ossétie du Sud, Libye, Syrie, etc., aujourd'hui Ukraine, on ne compte plus les conflits où il s'est engagé, d'une manière ou d'une autre, toujours aussi visible qu'un autre prince de l'humanitaire et de l'ingérence, Bernard Kouchner.

Ne cachant pas son socialisme, typiquement mitterrandien (lire en tête d'article), il était membre du PS dans les années 1970, dans la cellule de réflexion ; Bernard-Henri Lévy a pourtant préféré la politique de Nicolas Sarkozy, qui est intervenu en Libye, à celle de François Hollande, qui, malgré quelques paroles, a lâché la Syrie aux mains des "gazeurs".

Effectivement, dès l'invasion de l'Afghanistan par l'armée soviétique en 1979, BHL était du côté des résistants et réclamait des armes pour leur victoire. Sur TF1, il disait ainsi le 29 décembre 1981 : « Il faut penser, il faut accepter de penser que, comme tous les résistants du monde entier, les Afghans ne peuvent vaincre que s’ils ont des armes, ils ne pourront vaincre des chars qu’avec des fusils-mitrailleurs, ils ne pourront vaincre les hélicoptères qu’avec des Sam-7, ils ne pourront vaincre l’armée soviétique que s’ils ont d’autres armes (…) que celles qu’ils parviennent à ravir à l’Armée rouge, bref, si l’Occident, là encore, accepte de les aider. (…) Je vois que nous sommes aujourd’hui dans une situation qui n’est pas très différente de celle de l’époque de la guerre d’Espagne. (…) En Espagne, il y avait un devoir d’intervention, un devoir d’ingérence. (…) Je crois qu’aujourd’hui les Afghans n’ont de chances de triompher que si nous acceptons de nous ingérer dans les affaires intérieures afghanes. ». Ce qui est remarquable, c'est qu'au fil des conflits, il a simplement changé les protagonistes mais pas le discours, et pour les Ukrainiens, c'est aussi une demande de fourniture d'armes (qui est toutefois très légitime) qui prévaut pour le philosophe.

En décembre 2011, la revue américaine "Foreign Policiy" a classé BHL parmi les 22 personnalités les plus influentes au monde. En effet, au fil des années et des décennies, Bernard-Henri Lévy est devenu une sorte de Ministre des Affaires étrangères bis inamovible de la France, présent sans légitimité dans chaque gouvernement, présent tant à droite qu'à gauche. Car s'il est socialiste (il a aussi soutenu Ségolène Royal en 2007), c'est bien chez les libéraux que ses convictions ont reçu le plus d'applaudissements, puisqu'il s'agit de se préserver de tout totalitarisme, au nom des libertés de chacun. Du reste, il a exprimé peu de considération pour le parti socialiste qu'il a enterré dans "Ce grand cadavre à la renverse" (publié chez Grasset en octobre 2007).





Ce que le futur Président de la République socialiste appelait en 1978 la vanité l'a probablement conduit dans des impasses parfois très cocasses (voir l'affaire Botul), ou à des diffusions de films qu'il a réalisés avec très très peu de spectateurs (également pour certaines de ses pièces de théâtre qui ont joui pourtant d'une couverture médiatique complètement disproportionnée).

Mais les nombreuses critiques n'ont pas été que sur la forme, également sur le fond, comme l'a proposé l'éditorialiste politique Jean-François Kahn le 19 février 2014 : « BHL nous a entraînés dans la guerre en Libye dont nous payons aujourd'hui les conséquences, notamment au Mali. Nous attendons toujours son autocritique. ». Sans doute l'un des plus féroces critiques, par son livre "Les Intellectuels faussaires : le triomphe médiatique des experts en mensonge" publié en 2011 chez Gawsewitch, le géopolitologue Pascal Boniface ne mâchait déjà pas ses mots à son encontre le 14 avril 2009 : « La carrière de BHL est faite d’affabulations et de ratés monumentaux, qu’il veuille créer un journal, faire un film, écrire une pièce de théâtre ou un livre. Il y a un écart grandissant entre l’écho médiatique qui lui est donné et la désaffection du public, qui n’est pas dupe. ».

Le journaliste Mathieu Dehlinger de France Télévisions s'agaçait de son activisme médiatique le 19 février 2014 : « Armé de son uniforme, sa chemise blanche soigneusement déboutonnée, Bernard-Henri Lévy ne quitte plus les terrains de conflit. (…) Rodé à l'exercice médiatique, le philosophe apporte un soin particulier à son image. (…) Il faut le reconnaître, Bernard-Henri Lévy est un "bon client" pour les médias. "Il a toujours une opinion tranchée", explique Isabelle Dath [chef du service étranger à France Info]. (…) Ni journaliste, ni géopoliticien, BHL est parvenu à imposer sa propre figure : celle de l'intellectuel globe-trotter. ». Mais le journaliste Paul Amar y a mis un bémol aussi en 2014 : « Souvent "moi je". Mais aussi "moi l'Autre". Il serait malhonnête d'occulter cet engagement, cette main tendue à l'Autre, ce risque physique mis au service de l'Autre. ».

Près d'une cinquantaine de livres, principalement des essais ou des témoignages (deux pièces de théâtre), une quinzaine de films (parfois sélectionnés à des festivals, rarement par le public), BHL pourrait n'être qu'écrivain et réalisateur. Il est aussi millionnaire et homme d'affaire. Sa fortune, issue d'un héritage parental, se compterait avec trois chiffres pour les millions, ce qui, évidemment, pourrait étonner dans sa défense du peuple kurde ou d'autres peuples opprimés. Bernard-Henri Lévy est aussi un homme d'affaires, qui a réalisé quelques juteux investissements. De là à imaginer qu'il pourrait être victime d'attaques antisémites, ce serait très osé. C'est ce que l'homme d'affaires a évoqué en réaction à ce sketch de mauvais goût de Dieudonné en 2005 : « Ses milliards, il les a gagnés dans le commerce du bois précieux africain. Sur place, les gens n'ont plus de bois, ni de milliards. Il leur a tout volé. ».

Comme l'a décrit Paul Amar, la vie d'un philosophe mondain n'est pas tranquille : « Correspondant de guerre le lundi en Bosnie, regard sombre. Mariage princier à Saint-Paul-de-Vence, le dimanche, regard glamour. Tribune enflammée sur le Darfour, le mardi, dans "Le Monde", et pages people en bonne compagnie, cheveux au vent, le jeudi, dans "Paris Match". Tantôt Malraux, tantôt Delon. ». Mais qui l'en plaindrait ?


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Sylvain Rakotoarison (04 novembre 2023)
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Pour aller plus loin :
Ministre des Affaire étrangères bis de la France.
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Arielle Dombasle.
Jacques Attali.
Italo Calvino.
Hubert Reeves.
Jean-Pierre Elkabbach.
Jacques Julliard.
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Hélène Carrère d'Encausse.
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Frédéric Dard.
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George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.


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