Conférence du Père Joël Massip : « catholiques et juifs, regards croisés »

par Robin Guilloux
samedi 18 mars 2023

Le mercredi 15 mars 2023 à 20 heures 30 à la Maison Diocésaine de Bourges, le Père Joël Massip, prêtre du diocèse de Bourges, de retour d'un séjour en Israël, a témoigné de son expérience et poursuivi sa réflexion entamée l'an dernier sur les relations entre juifs et chrétiens.

Le Père Massip insiste sur l'importance décisive de l'action du pape Jean-Paul II dans le renouvellement de la fraternité entre juifs et chrétiens. On se souvient notamment de la visite historique de Jean-Paul II à Jérusalem en mars 2000.

Le dialogue inter-religieux pose beaucoup de problèmes sur le plan théologique dans la mesure où les chrétiens considèrent que Jésus est l'unique sauveur.

La Shoah a joué un rôle déterminant dans la reconnaissance des juifs par les chrétiens. Juifs et chrétiens ont de nombreux points communs. Même s'ils n'ont pas reconnu Jésus comme le Messie, les Juifs, comme les chrétiens attendent le retour du Messie.

Note : La Shoah (hébreu : שואה, « catastrophe, anéantissement ») ou Holocauste est l'entreprise d'extermination systématique, menée par l'Allemagne nazie contre le peuple juif pendant la Seconde Guerre mondiale, qui conduit à la disparition d'entre cinq et six millions de Juifs, soit les deux tiers des Juifs d'Europe et environ 40 % des Juifs du monde. On utilise aussi les termes de « génocide juif », de « judéocide » ou encore de « destruction des Juifs d'Europe » (Raul Hilberg) et de « hourban » (yiddish : חורבן , « destruction »). Des débats continuent de diviser historiens et linguistes sur le terme adéquat.

Nostra Aetate s'oppose à tous les intégrismes, en montrant qu'il y a des semences de vérité dans toutes les religions.

Note : 

Nostra Ætate est la déclaration du concile Vatican II sur les relations de l'Église catholique avec les religions non chrétiennes (judaïsme, islam, bouddhisme, hindouisme et autres religions). Lors de la troisième session du concile, elle est approuvée par 2 221 voix contre 88. Elle est immédiatement promulguée, le 28 octobre 1965, par le pape Paul VI. « Nostra Ætate » sont les premiers mots du texte latin ; ils signifient « À notre époque ». Nostra Ætate est le plus court des documents de Vatican II : il en est peut-être également le plus révolutionnaire par rapport à la doctrine jusqu'alors en vigueur dans l'Église catholique. Fondateur du dialogue interreligieux catholique contemporain, il renouvelle les relations que l'Église établit avec les autres religions.

Nostra Aetate prend en compte la Shoah, la naissance de l'Etat d'Israël et la reconnaissance du droit des Juifs sur la terre d'Israël.

Le schisme entre juifs et chrétiens s'est joué sur la question du salut. L'Eglise, fille du judaïsme a proposé le Christ à tous. Le schisme entre les Juifs et les chrétiens provient d'une conception divergente du monothéisme : la croyance en la Trinité (un seul Dieu en trois personnes) relève de l'idolâtrie pour les Juifs orthodoxes.

Mais il faut insister sur le fait que le judaïsme qui n'a ni pouvoir central ni hiérarchie est traversé par de nombreux courants. Le judaïsme américain est le plus ouvert. Deux rabbins femmes en sont issues, dont Delphine Horvilleur.

Les Juifs n'ont pas de "théologie" comme les chrétiens. Ils ne tiennent pas de discours sur la nature de Dieu. La théologie est source de malentendus.

Les chrétiens partagent en revanche avec les Juifs la notion d'alliance, d'abord avec Noé, ensuite avec Abraham. Les Juifs ont aidé l'humanité à communiquer avec Dieu. L'alliance de Dieu avec le peuple juif est indéfectible.

Lors du 7ème congrès des leaders des religions mondiales et traditionnelles au Kazakhstan, le 14 septembre 2022, le pape François emploie une expression qui rappelle la notion kabbalistique de "Tsimtsoum", fondamentale dans le judaïsme et la conception juive de la création : "Frères, sœurs, nous sommes des créatures libres. Notre Créateur s'est effacé, il a, pour ainsi dire, "limité" sa liberté absolue pour faire aussi de nous des créatures libres."

Note :

Le tsimtsoum (de l'hébreu צמצום, contraction) est un concept de la Kabbale qui traite d'un processus précédant la création du monde. Ce concept dérive des enseignements d'Isaac Louria (1534-1572), Ari zal de l'école kabbalistique de Safed, et peut se résumer comme étant le phénomène de contraction de Dieu (le En-Sof, l'illimité, la divinité transcendante) dans le but de permettre l'existence d'une réalité extérieure à lui (l'univers, l'homme, les êtres vivants).

Selon Marc-Alain Ouaknin, Dieu est par essence "Un" (Echad) (il est l'absolu tout puissant), mais "c'est en concevant le vide en soi pour accueillir l'altérité du monde, c'est en se retirant de lui-même en lui-même que Dieu créa le monde. De ce vide de Dieu, surgit le monde. La création de l'espace vide rend possible l'altérité à partir de la séparation".

Dieu n'est pas tout-puissant en ce monde parce qu'il a volontairement restreint sa puissance pour permettre au monde d'exister. Le tsimtsoum, la contraction, la restriction permet d'expliquer l'existence du mal en ce monde. Le mal est là où Dieu n'est pas. La vocation de l'homme est de collaborer à la rédemption du monde en "réparant les vases brisés" qui contenaient la lumière divine.

Dieu a limité sa toute puissance pour que nous puissions exister. Plutôt que de se déchirer sur des question théologiques, Juifs comme chrétiens doivent se demander : "Que dois-je faire pour réparer le monde ?". Il faut privilégier l'action pratique.

Le Père Massip a lu ensuite un passage bouleversant de Nuit d'Elie Wiesel où des déportés se demandent "Où est Dieu ?"

Les Juifs n'ont pas besoin des chrétiens pour être Juifs, alors que les chrétiens ont besoin des Juifs pour être chrétiens. Pour Marcion, les chrétiens se sont substitués aux Juifs. La conception de Marcion a été considéré comme hérétique par l'Eglise dont les Pères, à commencer par saint Paul, ont toujours insisté sur la filiation entre juifs et chrétiens et la continuité entre l'Ancien et le Nouveau Testament.

Note : Marcion dit du Pont ou de Sinope (né à Sinope vers 85, mort vers 160) est une personnalité du christianisme ancien de la fin du Ier et de la première moitié du IIe siècle. Se fondant uniquement sur l’Écriture, il développe sa doctrine qui rompt avec la tradition juive : du contraste absolu qu'il décèle entre la Loi juive et l'Évangile, il conclut à l'existence de deux principes divins — Dieu de colère de la Bible hébraïque et Dieu d'amour de l'Évangile — dont celui des textes chrétiens est le Dieu suprême. Celui-ci est le père de Jésus-Christ qui est venu pour abroger la Bible hébraïque et le culte de son démiurge.

Le Père Massip a également évoqué la figure de Jules Isaac dans le développement des amitiés judéo-chrétiennes en France et la lutte contre l'antisémitisme qu'il considère comme la "contradiction historique du christianisme". Il a évoqué également celle du rabbin américain Abraham Joshua Heschel pour lequel "aucune religion n'est une île". Le dialogue avec les autres religions passe par l'approfondissement de sa propre religion. 

Note 1 : Jules Isaac : né en 1877 a contribué à changer la doctrine de l'Eglise catholique face au judaïsme. En 1949 et en 1960, ce grand artisan du rapprochement entre les deux religions avait rencontré les papes Pie XII et Jean XXIII pour les convaincre de revoir l’enseignement sur le judaïsme. Soixante ans après sa mort, le pape François a reçu une délégation de l'AJCF (Amitiés judéo-chrétiennes de France) et souligné que la mission de Jules Isaac n'était "pas achevée".

Note 2 : Abraham Joshua Heschel (AJH) est un rabbin Massorti, théologien et penseur juif américain, né le 11 janvier 1907 à Varsovie, alors rattachée à l'Empire russe, et décédé à New York le 23 décembre 1972.

Le père Massip recommande la lecture de deux livres d'Abraham Heschel : Réflexion juive sur le christianisme et Les bâtisseurs du temps.

Dans ce monde marqué par le renouveau du paganisme, juifs et chrétiens sont appelés à œuvrer ensemble. 

Conclusion : Nous vivons dans un monde identitaire qui n'est pas favorable au dialogue inter-religieux. Nous ne devons pas nous replier sur nos identités respectives (juifs, chrétiens, musulmans...), mais œuvrer à la construction du bien commun. L'Eglise catholique est en crise, le judaïsme a toujours été menacé d'assimilation.

Questions :

Une personne dans l'assistance demande si des notions de judaïsme sont enseignées dans les séminaires. Le Père Massip répond que, à sa connaissance, la réponse est malheureusement et généralement non. Il y a 350 000 Juifs en France et 5 à 6 millions de Musulmans. L'islam devenu la deuxième religion de France. Pour des raisons sociologiques, les prêtres ont tendance à s'intéresser à l'islam plutôt qu'au judaïsme.

Question : Y-a-t-il des structures de rencontre entre chrétiens et juifs dans le diocèse Bourges ?

Réponse : non car il n'y a pas de synagogue à Bourges, comme à Orléans ou à Tours et les personnes de confession juive se présentent rarement comme telles.

Le Père Massip évoque ensuite la situation politique en Israël. Il rappelle que 20% d'israéliens sont arabes et témoigne de la profonde tristesse de leurs guides lors de leur visite en Israël au sujet de l'évolution de la situation politique en Israël. Le drame d'Israël est qu'il n'y a pas de Constitution. Le gouvernement israélien actuel voudrait soumettre le pouvoir judiciaire au pouvoir législatif et exécutif, et donc revenir sur la séparation des pouvoirs théorisée par Montesquieu sur laquelle repose les fondements de la démocratie.

Le Père Massip se demande pourquoi les chrétiens parlent de "pèlerinage en terre sainte" et non de "pèlerinage en Israël". Il ne faut pas se contenter de visiter les "lieux saints" comme le tombeau du Christ, mais visiter également des synagogues ainsi que Yad Vashem, l'institut international pour la mémoire de la Shoah.

Textes de référence :

Nostra Aetate : la religion juive

François au 7ème congrès des leaders des religions mondiales et traditionnelles (Kazakhstan 2022)

Entre Jérusalem et Rome - Le partage de l'universel et le respect du particulier - Réflexions sur le cinquantième anniversaire de Nostra Aetate (février 2016)

Orientations pastorales du Comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme, publiées par la Conférence épiscopale française, 16 avril 1973

Faire la volonté de Notre Père des cieux - Vers un partenariat juifs et chrétiens - Déclaration de rabbins orthodoxes sur le christianisme - 3 décembre 2015

Déclaration pour le Jubilé de fraternité avenir - Une nouvelle vision juive des relations judéo-chrétiennes, 23 novembre 2015 - Texte rédigé par Jean-François Bensahel, Philippe Haddad, Rivon Krygier, Raphy Marciano et Franklin Rausky.

 


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