La violence peut-elle avoir un rôle positif dans l’Histoire ?

par Florian Mazé
vendredi 10 mars 2023

Petit essai de votre serviteur, professeur de philosophie, entre le Capital de Marx et Le Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer, deux énormes ouvrages qui ont marqué ma vie intellectuelle et pédagogique, l'un dans la jeunesse, l'autre dans un âge plus mûr.

La violence est de toute évidence constitutive de l’Histoire humaine et aucun peuple ne semble pouvoir y échapper, même les peuples aux mœurs les plus simples et les plus pacifiques comme ces fameux « cannibales » du Brésil que décrivait Montaigne dans ses Essais, peuples très solidaires, très doux à l’intérieur de chaque tribu, mais féroces et anthropophages dans leurs guerres inter-tribales (quoique moins cruels que les Occidentaux). Cela posé, on remarque qu’au XIXe siècle, dans le sillage de Hegel qui prévoyait une réalisation définitive de l’Esprit, autrement dit l’avènement d’une société idéale à la fin de l’Histoire (sorte de prophétie laïcisée d’origine protestante), certains penseurs – notamment Marx et les marxistes – estimaient que la violence, la violence révolutionnaire évidemment, pouvait avoir un rôle positif en renversant la société capitaliste exploiteuse et oppressive pour la remplacer par une société sans classe où le prolétariat serait enfin émancipé. Idéalisme ? Angélisme ? Ou, au contraire, espérance légitime ? C’est en discutant ces thèses progressistes et optimistes que nous essaierons de répondre à la question : La violence peut-elle avoir un rôle positif dans l’Histoire ?

 

L’Anti-Dühring écrit par Engels, proche camarade de Marx, est une critique acerbe de l’historien socialiste et utopiste Eugen Dühring, qui espère une société idéale sans passer par le coup de force révolutionnaire. Sans appeler directement à la violence, les marxistes en font pourtant l’éloge, en mode implicite, lorsqu’ils valorisent le rôle de la guerre et du soulèvement populaire dans l’Histoire, une position qu’on trouve aussi, très fortement exprimée, dans La guerre et la paix de leur contemporain, le socialiste français Proudhon.

C’est la guerre, guerre civile ou entre nations, la violence sous toutes ses formes, qui a permis le développement du capitalisme, et c’est la guerre, la violence qui engendreront aussi le renversement du capitalisme. D’ailleurs, le capitalisme, c’est aussi une révolution, si on le compare avec l’esclavage ou le servage. Il est inutile de rappeler que « militaire » et « militant » (et même « milice ») ont la même étymologie : miles, militis, le soldat. Comme leur maître Hegel, les marxistes, les socialistes en général partagent une conception évolutionniste et progressiste de l’Histoire : l’Histoire engendrera du mieux. Il est à noter toutefois que le Marx de la maturité, celui du Capital, semble plus détaché de la perspective révolutionnaire que le jeune Marx. Le Capital, paru en 1867, à la différence du Manifeste du parti communiste (1848), n’est pas un programme politique révolutionnaire, mais une vaste analyse factuelle des mécanismes d’exploitation (et d’oppression) inhérent au capitalisme, particulièrement celui du XIXe siècle.

Or, le problème avec le marxisme, malheureusement, n’est pas son analyse, très juste, des horreurs de l’exploitation capitaliste. Le problème, c’est que son évolutionnisme a été confirmé par l’Histoire, mais par la négative, c’est-à-dire par de grands malheurs collectifs.

L’appel à la révolution prolétarienne, loin de tomber dans les oubliettes de l’Histoire, a incubé au début du XXe siècle (toutefois longtemps après la mort de Marx en 1883) pour déboucher sur de grandes révolutions socialistes, elles-mêmes suivies de régimes totalitaires ou dictatoriaux. Ce vaste mouvement révolutionnaire a commencé par le grand bouleversement bolchevique russe de 1917, suivi par tant d’autres, et s’est concrétisé par la fracture impressionnante du monde en deux camps : l’est communiste et l’ouest capitaliste. En URSS, l’aventure bolchevique ne cessera vraiment qu’en 1991, pour être remplacée par d’autres aventures, pas forcément très sympathiques : décadence mafieuse sous Eltsine, plus tard dérive nationale-dictatoriale et impérialiste avec Poutine. Au total, le communisme remporte la palme des repoussoirs de l’Histoire puisque ce système a duré plus d’un demi-siècle, puisqu’il subsiste encore sous des formes mutantes en Chine ou en Corée du Nord, et parce que son bilan, en nombre de morts, l’emporte nettement sur celui du nazisme. On peut néanmoins rendre cette justice à Marx et à ses camarades qu’ils n’ont probablement jamais prévu de leur vivant de tels « résultats ». Si l’on peut affirmer à bon droit que le nazisme est une politique atroce commandée par de mauvaises intentions, le communisme historique reste, factuellement, une politique atroce commandée par de bonnes intentions. Ce qui explique d’ailleurs la sympathie relative que provoquent encore le communisme et ses dérivés gauchistes dans certaines consciences contemporaines.

On peut alors se poser une question. Engels, Marx et les marxistes qui accusèrent le brave révolutionnaire en pantoufles Dühring d’être un doux rêveur, un progressiste mou et inactif, ces marxistes, donc, n’ont-ils pas eux-même péché par idéalisme, n’ont-ils pas eux-mêmes été de doux rêveurs ? Il est clair qu’en 2023, leur projet d’une société sans classe, débarrassée de toute exploitation de l’homme par l’homme, cette prophétie aux accents quasiment religieux, ce messianisme du prolétariat rédempteur (un peu comme un nouveau Christ collectif), tout cela laisse une impression amère et tragique. Au lieu d’une société sans classe, les pays de l’est ont promu le bureaucratisme autoritaire, l’incompétence et la langue de bois, une sorte de néo-esclavagisme accompagné de cruautés, en clair : un capitalisme d’État souvent pire que le capitalisme privé. Nous sommes aujourd’hui, héritiers malheureux du XXe siècle, fortement désabusés, déçus.

Qu’il soit permis alors d’opposer au marxisme le pessimisme de Schopenhauer, contemporain des marxistes – qu’il a superbement ignorés. Schopenhauer est aussi pessimiste que les marxistes sur le constat général : le monde est un raz-de-marée de guerres, de violences, d’exploitation, de bêtise satisfaite, de brutalités innommables et d’injustices en tout genre. Mais, notamment dans les derniers chapitres des sombres Suppléments (1844) au Monde comme volonté et comme représentation (1819), Schopenhauer va plus loin que les marxistes : il n’y a rien à espérer du monde ; révolutions, guerres et violences, civiles, religieuses, peu importe, ne font que substituer de la douleur à la douleur, du fanatisme au fanatisme, de l’oppression à l’oppression. Chez Schopenhauer, l’enfer est sur Terre, nous sommes nés pour souffrir et pour mourir dans un monde qui est le plus mauvais possible (et, ce disant, il ridiculise bien entendu Leibniz et rend hommage au malicieux Voltaire dont il est très proche). La seule possibilité de salut, individuelle, consiste à restreindre le désir pour souffrir le moins possible. Schopenhauer n’a jamais cru en aucune révolution que ce soit.

 

Que conclure ? Il n’est pas interdit de participer à des conflits sociaux comme celui, actuellement, sur les retraites, le droit de manifester et de s’opposer étant même à peu près reconnu par les États dits « démocratiques » ; on a même le droit d’approuver, de saluer certains changements sociaux ou sociétaux qui semblent aller dans le bon sens, c’est-à-dire vers un mieux-être collectif, un meilleur « vivre-ensemble » pour employer une expression actuelle un peu fourre-tout. Mais il faut se garder des extrémismes révolutionnaires, ces tendances fanatiques qui font de la Révolution une nouvelle religion. Les pessimistes radicaux ont raison lorsqu’ils prévoient que l’espèce humaine ne cohabitera jamais sainement avec elle-même. Ainsi : la violence peut certainement avoir un rôle positif dans l’Histoire, mais de façon très ponctuelle, très occasionnelle, très provisoire. Les progrès et autres améliorations transitoires de la condition humaine, notamment des populations les plus fragiles, ne sont jamais de véritables « acquis », tout au plus de timides conquêtes, sans garantie permanente.


Lire l'article complet, et les commentaires