« La Zone d’intérêt », un film d’intérêt public majeur

par Vincent Delaury
jeudi 8 février 2024

Le commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss, et sa femme Hedwig s’efforcent de se construire une vie de rêve pour leur famille dans une maison avec jardin jouxtant le camp. Dix années après Under the Skin, le Britannique Jonathan Glazer, né en 1965 au sein d’une famille juive de Londres, revient au cinéma avec La Zone d’intérêt (©photos V. D.), son quatrième long-métrage, Grand Prix du festival de Cannes 2023 et nommé pour cinq Oscars : en adaptant librement le roman éponyme sombrement picaresque de Martin Amis (1949-2023), livre publié en 2014 qui ne nomme pas les bourreaux, ce drame historique vise, précise son réalisateur pointilleux, à « créer une arène. L’idée était d’observer des gens dans leur vie quotidienne. Je voulais capturer le contraste entre quelqu’un qui se verse une tasse de café dans sa cuisine et quelqu’un en train d’être assassiné de l’autre côté du mur, la coexistence de ces deux extrêmes. »

Cette semaine (du 31 janvier au 4 février, source : Ecran total), le film de Jonathan Glazer arrive en tête du box-office français, devant le film d’espionnage d’Yvan Attal, Un coup de dés, totalisant 198 926 entrées pour 260 écrans. Il démarre donc fort, car son sujet n’est pas facile, c’est le moins qu’on puisse dire.

Big Brother chez les nazis

Un nazi en terrasse de sa propriété à... Auschwitz, dans « La Zone d’inérêt » (2023) de Jonathan Glazer

L’on sort du long The Zone of Interest – je n’ai vu personne quitter la salle UGC Danton, Paris, où je l’ai regardé, on était tous scotchés - fort troublé. Film glaçant. Avec Auschwitz en ligne de mire. Écoutez, c’est la Palme d'or 2023… s’il n’y avait pas eu, sur son chemin, une certaine Anatomie d’une chute. Point commun : l’actrice allemande Sandra Hüller, décidément grande comédienne, sans oublier l’excellent Christian Friedel campant le commandant historique pragmatique du camp d’AuschwitzBirkenau de 1940 à 1944 et inventeur de l’usage du gaz Zyklon B, son mari, de qui elle a cinq enfants, ayant fait de l’extermination des Juifs son métier, presque comme un autre (même si à la fin, pris de remords ?, on le voit vomir, victime de terribles maux de ventre). Tout est en creux et hors champ, avec juste des éléments sonores édifiants (cris, bruits étouffés, ordres gutturaux de Boches, coups de feu, aboiements de chiens…) et des restes (vêtements, photos d’archives d’identité et souliers accumulés à la Christian Boltanski). Entendu dans le film, de la part de la femme discutant, amusée, avec des épouses voisines, de la roublardise des Juifs – « Sont malins. Ils cachent même des diamants dans leur tube de dentifrice.  » Le ton est donné, tel un uppercut. 1h45 : la durée exacte pour ce film tranchant et radical : aucun gras, aucune fioriture.

Film-installation - il a été tourné sur le site même - par un cinéaste-plasticien fort habile visant le film clinique, via une musique d’outre-tombe conçue par la compositrice Mica Levi, un écran noir ou au rouge déstabilisant pendant quelques minutes, des images en négatif comme pour mieux révéler l’envers du décor et une myriade de plans fixes, froids et vertigineux : ce long-métrage, façon système de téléréalité ou de vidéosurveillance, a été tourné, pour capter au plus près la topographie de la terreur, avec un dispositif idoine de petites caméras fixes avec des objectifs grand-angle découpant, au scalpel, l’espace, sans recourir à la moindre lumière artificielle, comme pour mieux rendre compte du « génocide ambiant » en faisant en sorte que la caméra soit comme un œil, Jonathan Glazer ajoutant – « J’ai régulièrement utilisé l’expression Big Brother chez les nazis.  » 

Jeu d’enfants dans « La Zone d’intérêt »

« Le charmant séjour passé à la maison Höss, dixit des enfants conditionnés, dignes du formatage, sur fond d’eugénisme fantasmé, de la jeunesse hitlérienne, fera toujours partie de nos plus beaux souvenirs de vacances. Notre avenir se trouve à l’Est. Merci pour l’accueil national-socialiste. Heil Hitler.  » La zone d’intérêt concerne la zone d’habitation, peuplée par les braves petites familles allemandes blondinettes des officiers SS, juste avant les camps d’extermination nazis (plus précisément, la « zone d’intérêt » désigne en 1940 les quarante kilomètres carrés réquisitionnés pour construire Auschwitz), seul un mur surmonté de barbelés, cheminées et mirador à proximité, les sépare : les enfants en culottes courtes et bretelles y jouent comme si de rien n’était et les femmes, laiteuses à souhait et chignons bien entretenus, au look bavarois, y cultivent fleurs et potager à sa base. La villa bourgeoise avec jolie rangée de pétunias et piscine est accolée au camp pendant que la fumée noire des fours crématoires apparaît dans le lointain : d’un côté du mur, la vie de famille, avec couple mondain et enfants bien élevés, l’un d’entre eux jouant même plus tard, au lit, avec un chapelet de dents humaines ; de l’autre, l’usine de mort hitlérienne. C’est renversant.

Hedwig Höss/Sandra Hüller, avec son nouveau-né, dans le paradis vert de « La Zone d’intérêt »

« Film d’horreur » d’auteur, « jouant » entre autres, sur la dialectique soumission/domination, maître/esclave, avec des serviteurs domestiques corvéables à merci, bonnes à tout faire menacées de mort si elles ne servent pas correctement, ainsi que sur ce qu’on appelle l’uncanny, cette troublante étrangeté faisant de la jolie demeure des Höss un appartement-témoin, voire une sorte de bulle perverse confinant au décor paradisiaque. C’est tellement propret, et artificiel, que cela en devient suspect. Se jouant d’ailleurs d’une pirouette vertigineuse, soudain, vers la fin, Glazer nous fait basculer dans le contemporain en montrant des employées du… camp-musée, devenu décorum ou aquarium, lustrant des vitrines dans lesquelles sont exposées chaussures et vêtements des déportés, avant l’arrivée des visiteurs, comme pour mieux dénoncer l’industrie du tourisme autour du camp de la mort – « Elle est cruciale, remarque-t-il (in Télérama #3864, p. 30), bien sûr, mais c’est choquant de voir des autocars, des gens qui mangent des pizzas, des toilettes publiques… Il m’est apparu clairement que je devais filmer le musée d’Auschwitz lorsque, un matin, j’ai vu des femmes de ménage au travail. J’ai eu le sentiment qu’elles entretenaient les tombes de milliers de morts, il y avait quelque chose de très délicat dans leurs gestes. Comment accomplit-on cette tâche chaque jour ? Comment balaye-t-on une chambre à gaz ? J’ai beaucoup insisté pour avoir le droit de filmer, ça me semblait primordial, je ne saurais pas vous dire pourquoi. Je travaille avec mes émotions, je tente de les analyser après, mais je n’y parviens pas toujours. »

Essayer une fourrure volée à une déportée, Sandra Hüller dans « The Zone of Interest »

Avec le côté real life, donc, à plusieurs niveaux, dans The Zone of Interest, et la banalité du mal comme constat : la mort est son métier, au nazillon de service à la coupe bien dégagée derrière les oreilles : ça y turbine sec, jour et nuit (on y voit le rougeoiement nocturne des fours au loin), question mise à mort, en la déréalisant au maximum afin de la rendre acceptable, passe-partout. Soulignant la véracité de la démonstration de ce film focussant sur les mécaniques industrielles à l’œuvre dans le système nazi, l’historien spécialiste du nazisme, Johann Chapoutot (cité par Margaux Baralon), note ceci dans le magazine gratuit mk2 Trois Couleurs n°204 de février 2024, p. 49, « Le parti pris de Glazer est très pertinent d’un point de vie historique, même si, quand on voit les trains qui passent derrière le jardin des Höss, c’est totalement inventé, car la ligne ferroviaire ne passait pas par là. Les premières tueries de masse commises par les nazis, ce sont les Waffen-SS [la branche militaire de la SS] qui ratissaient les villages derrière le front de l’Est, faisaient monter les gens dans un camion, allaient à deux kilomètres et abattaient tout le monde. Cela se poursuivra jusqu’à la fin de la guerre, mais il y a un risque d’ensauvagement et de traumatisme pour ces soldats. Pour les épargner, en Europe occidentale, on décide de mettre en place des procédés industriels. On morcelle les tâches : un type ouvre le clapet sur le toit de la chambre à gaz, un autre verse les granulés de Zyklon B, un dernier referme le clapet. C’est la dilution de la responsabilité, personne n’a la sensation de tuer dans cette histoire et tout le monde se sent bien. » 

Le jour et la nuit : trois femmes bourgeoises à la fenêtre (« La Zone d’intérêt »), à proximité d’un camp de la mort

Le premier plan fixe de La Zone d’intérêt est en ce sens hallucinant de puissance, j’ai presque envie de dire qu’il se suffirait à lui-même tant l’on gamberge devant en le regardant. Un cadre bucolique (on se croirait chez Renoir, dans un déjeuner sur l’herbe), beau ciel bleu, soleil éclatant, rivière placide impressionniste, oiseaux chanteurs guillerets, bambins mignons à croquer, femmes maternelles et baigneurs virilistes : des Allemands en famille, s’y prélassent, se dorant la pilule alors qu’à deux pas, en longeant un peu les hautes herbes du paradis vert, c’est l’horreur absolue, tirée au cordeau : l’extermination implacable des Juifs d’Europe calculée et millimétrée, rationalisée à l'extrême et, si possible, en faisant des économies, de la récup’ pouvant rapportant gros (par la spoliation éhontée, édifiante est la scène de la mère de famille essayant des fourrures spoliées aux déportées) et des bénéfices pour le Troisième Reich. Puissance du cinéma à dire l’innommable sans rien montrer. Attention, ceci est une œuvre d'art. Seulement des indices, des traces, des sons révélateurs, une musique dissonante angoissante (générique final, comme un gouffre insondable ou bouche d’ombre abyssale qui vous aspire) et un - vrai - cinéaste à la manœuvre. Un film d'intérêt public majeur. Pour la mémoire. Surtout par les temps qui courent (avec notamment la recrudescence de l’extrême droite en Allemagne), sachant que l'Histoire se répète souvent...

De Kubrick à Glazer et vice versa 

Dans « La Zone d’intérêt » de Jonathan Glazer, hors de sa zone de confort

Étrangement (alors que dans sa forme, le film est plus tarkovskien, notamment avec cette histoire de zone délimitée (cf. Stalker) dans son filmage au ras du sol de la terre nourricière avec la part poétique qui va avec, même si kubrickien également dans sa mise au noir pendant quelques minutes en guise de prologue au début, comme pour nous laver du trop-plein d’images de la vie de tous les jours puis, en bis repetita, à la fin, façon le tout début de 2001. L’Odyssée de l’espace), j'ai pensé, à la toute fin, à Stanley Kubrick (1928-1999), cinéaste juif américain (né d’une mère juive), plus précisément newyorkais (une sensibilité toute européenne), qui a longtemps projeté de faire un film sur la Shoah et ce dès les années 1970, dont un projet lancé plus tard intitulé The Aryan Papers (qui aurait dû sortir en 1994), mais a fini par renoncer. « Pendant des décennies, Stanley, note son producteur exécutif et beau-frère Jan Harlan (in D’une Éducation polonaise au "Aryan Papers", in Les Archives de Stanley Kubrick (éd. Taschen, 2005, pp. 122-123), a cherché un texte qui lui permettrait de réaliser un film sur l’Holocauste. » Le cinéaste est à la recherche du bon récit, en parallèle, il se met à rassembler de nombreux documents, telles images d’archives et photos, concernant cette période historique de la Shoah. En 1976, Kubrick demande à Jan Harlan de s’adresser à l’écrivain Isaac Bashevis Singer (Yentl, Ennemies), qui a vécu dans la Grosse Pomme entouré de réfugiés du régime nazi, afin qu’il lui écrive une histoire originale, mais Singer répond à Harlan qu’il « ne connaît strictement rien sur le sujet ».

Plusieurs années plus tard, en 1991, Stanley Kubrick découvre le roman de Louis Begley (un bouquin, mêlant des éléments autobiographiques, signé par un écrivain d’origine polonaise installé aux États-Unis), réintitulé Aryan Papers, en référence aux documents nécessaires pour éviter la déportation. Le réalisateur écrit alors une base scénaristique qu’il propose à son studio de production attitré. La Warner, en avril 1993, annonce un nouveau projet estampillé Kubrick, fleuron de son catalogue Prestige, d’après ce Wartime Lies (Une éducation polonaise). À l’époque, Jan Harlan déclare, dans la foulée, au journal The Independant : « Ce n’est pas une histoire à grand spectacle pleine d’action, c’est un film très silencieux, très sérieux. »

Dans son Kubrick de référence (2001, éd. Calmann-Lévy, p. 256), feu Michel Ciment (1938-2023) constate : « (…) le scénario, comme le livre, évoque la destinée d’un enfant juif d’une famille riche devenu orphelin qui, après avoir vu la destruction du ghetto de Varsovie, se retrouve avec sa tante dans un train pour Auschwitz dont ils s’enfuient avant de trouver refuge dans une ferme où ils se font passer pour catholiques. L’histoire racontée par Begley était vue par les yeux de l’enfant qui en était le narrateur, un procédé qui ne pouvait que séduire Kubrick, amateur de voix off distanciatrices. Le jeune héros, Maciek, devait être interprété par Joseph Mazzello, l’un des enfants prisonniers d’un dinosaure dans Jurassic Park, et sa tante par Julia Roberts ou Uma Thurman. Après la guerre de 14 des Sentiers de la gloire et le conflit vietnamien de Full Metal Jacket, sans oublier la guerre nucléaire de Dr Folamour, Kubrick s’apprêtait donc à évoquer les horreurs du génocide et de la Seconde Guerre mondiale. Le tournage prévu au Danemark, dans les environs d’Aarhus, en février 1994, sera finalement abandonné alors que sa préparation avait déjà commencé.  »

Avec le temps, pourtant, la pré-production ne cessait de s’affiner, l’actrice néerlandaise Johanna ter Steege est finalement choisie pour interpréter Tania et le petit Joseph Mazzello incarnera toujours son neveu. Mais, patatras, le projet tombe soudain à l’eau. Certains disent, à raison, parce que son ami Spielberg est venu, dans ces eaux-là, avec un projet concurrent trop proche, La Liste de Schindler (1993), avec la fortune critique et la controverse que l’on connaît, soulevée par Godard, Claude Lanzmann – ce dernier accusant le réalisateur des Dents de la mer de « trivialiser l’Holocauste », rappelant au passage un interdit de la représentation de la Shoah par la fiction (même les nazis ont fait des images des camps de concentration mais, les chambres à gaz, nous n’avons rien) - et tant d’autres : peut-on moralement et décemment filmer frontalement l’horreur des chambres à gaz ? Mais, en fait, le copycat filmique de Spielberg, sur fond de rivalité mimétique avec le maître retiré dans son manoir en banlieue de Londres ?, ce n’est pas la seule raison du désistement de Kubrick, il en existe assurément deux autres.

Stanley Kubrick sur le tournage d’« Eyes Wide Shut » (1999), ©photographie : Manuel Harlan

Certes, Stanley Kubrick, produit par la Warner (il voulait que ses films marchent pour en faire d'autres et préserver sa liberté d'action en gardant le précieux, et très rare final cut, à Hollywood), se méfiait tout de même, tout en ne craignait artistiquement personne, des projets concurrents pouvant atténuer la portée de ses films. Or, La Liste de Schindler de Spielberg, servi par un solide casting (Liam Neeson, Ben Kingsley, Ralph Fiennes) et porté par la musique inoubliable de John Williams (à mes yeux, son meilleur score), traitant donc d’un sujet similaire, sort durant cette période (novembre 1993) et connaît, comme on le sait, un grand succès commercial et critique, en outre Kubrick pensait que le public n’aura pas le courage de voir deux films sur l’Holocauste à si peu de temps d’intervalle. Il faut savoir que le précédent opus de Kubrick, Full Metal Jacket, avait largement pâti du succès de Platoon d’Oliver Stone, sorti un an auparavant – toujours Jan Harlan : « Il avait déjà connu la situation avec Full Metal Jacket sorti un an après Platoon et ça nous avait gêné c’est certain. » Afin de ne pas reproduire la même erreur ; Kubrick et le codirecteur de la Warner, Terry Semer, décident de concert de mettre de côté le projet Aryan Papers, Stanley se retirant de la course pour laisser le champ libre à son pote redoutable en termes d’entrées ; Kubrick n’y reviendra plus par la suite - il fut un temps question, en août 2009, qu’Ang Lee s’y attelle, avec l’aval de Jan Harlan en gardien du temps mais, jusqu’à ce jour, cet Aryan Papers est resté dans les cartons. Définitivement ? Quant à l’actrice Johanna der Steege, fortement pressentie pour le rôle-titre, qui rêvait de voir ainsi sa carrière décoller en travaillant avec l’un des plus grands metteurs en scène de l’histoire du cinéma, elle prendra très mal cet avortement de projet, se contentant par la suite d’une carrière européenne, assez confidentielle, dans quelques films. En 2009, elle déclarera, quelque peu amère mais cherchant à positiver (elle a vécu un véritable « entretien d’embauche » avec Kubrick en Angleterre, via de longues séances d’essais en costumes filmées) : « Ça a été une expérience formidable. La fin a été douloureuse. L’avenir qui s’ouvrait était grandiose… puis ça a été comme un énorme ballon qui éclate tout à coup. Voilà, il faut faire avec. Ce n’est pas la première fois que mon bonheur personnel n’a rien à voir avec le succès.  »

Rudolf Höss/Christian Friedel dans « La Zone d’intérêt »

Pour autant, à côté de l’impasse concurrentielle (Spielberg est un gros client au box-office !), voilà les deux autres motifs avérés du projet kubrickien hélas inachevé, ayant désormais rejoint pour l’éternité la cohorte des films fantômes fantasmés (dont son fameux Napoléon rêvé) : d’une part, Kubrick a jugé que le médium cinématographique était inadéquat pour capturer l’horreur et rendre compte de l’ampleur de l’Holocauste - parviendrait-il à rendre justice au sujet ? Quid de l’irreprésentable ? Que peut-on montrer sans trahir la mémoire des victimes ? Comment ne pas tomber dans l’obscénité ? Assurément, Jonathan Glazer s’est également posé toutes ses questions : « Le danger, précise-t-il dans un Télérama récent (n°3864), c’est de faire un film d’horreur, de réduire, de déréaliser. Je ne vais pas énumérer les œuvres que je déteste, je ne vois pas l’intérêt. Hannah Arendt disait que le mal provient d’une absence de pensée. Ça s’applique également à la production cinématographique. Les derniers survivants sont en train de s’éteindre. Par ailleurs, il est peu probable que mes enfants s’asseyent devant les neuf heures de Shoah. Je n’ai pas fait ce film par sens du devoir, mais je pense que chaque génération doit s’interroger sur la façon de reformuler cette tragédie. Je me suis efforcé de trouver un nouveau paradigme pour un nouveau public. »

Et, d’autre part, Kubrick s'est tellement minutieusement documenté dessus, partant à la recherche, pour ce récit de survie des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, de l’histoire tentaculaire de l’Europe occupée par les nazis : c'était sa façon encyclopédique de procéder, en autodidacte, effectuer, pour tout savoir, un long processus de préparation au cours duquel il observait et étudiait tout ce qui lui tombait sous la main ici concernant l’Holocauste, agissant tel un archiviste méthodique compulsif, multipliant les fiches sur un sujet pour en extraire la substantifique moelle, atteindre l'os, ce faisant il a tellement découvert que l'humaine nature pouvait se vautrer dans la cruauté la plus infâme pour faire mal à son semblable, cela l'a plongé dans une tristesse, voire une mélancolie, tellement infinie, une telle affliction cumulant les idées noires, pendant des jours et des lunes, qu'il a in fine renoncé à ce projet, trouvant ce film trop déprimant à réaliser tout en ne se sentant pas la force mentale suffisante, au vu de son engagement à 200% sur les films, de porter pendant des années un « film-dossier » qui traiterait du Mal absolu. Comme on le comprend, parfois il y des tiroirs qu’il vaut mieux laisser fermer, au risque d’y laisser trop de plumes. Et, pour la petite histoire, il faut savoir que Kubrick, avec un brin de jalousie ?, s’avéra au final déçu par La Liste de Schindler, confiant même : « Vous trouvez que ça parle de l’Holocauste ? Ça parle de succès oui ! L’Holocauste, c’est l’histoire de six millions de personnes que l’on tue. La Liste de Schindler parle de 600 personnes que l’on ne tue pas. » Bien vu.

« Le vrai film là-dedans, dixit Glazer, c’est le film invisible »

Quoi qu’il en soit, face à cette Zone d’Intérêt sur bien des points sidérante (du 5 sur 5 pour moi), le génie de Jonathn Glazer est de se dire que le vrai film est celui qu’il ne montre pas, long-métrage invisible que le spectateur se fait dans sa tête au fil de la projection, cette geste répondant tout à fait à la proposition de cinéma par Abbas Kiarostami : « Il faut envisager un cinéma inachevé et incomplet pour que le spectateur puisse intervenir et combler les vides ». Jonathan Glazer ne dit pas autre chose en page 75, à Pierre Charpilloz et Antoine Desrues, du So Film n°101, janv-fév. 2024, au cours d’une discussion fleuve sur un film-monstre : « Je voulais donner l’impression qu’il n’y a pas d’auteur, ou que le spectateur soit lui aussi l’auteur. Ils complètent l’œuvre et elle les complète. C’est un dialogue mystérieux. C’est ce que j’ai essayé de réaliser avec ce film.  » Et, face à une pareille ambition (en gros, avoir confiance en l’intelligence du spectateur pour combler les vides), l’on ne peut que saluer le courage de Jonathan Glazer, cinéaste peu prolixe à la Kubrick (seulement quatre films en une vingtaine d’années ! Sexy Beast, 2000, Birth, 2004, Under the Skin, 2013, La Zone d’intérêt, 2023), d'avoir l’audace, tout en misant a contrario sur le principe de précaution – s’interdire de verser dans la spectacularisation des événements connus de tous en montrant les attendus du genre comme autant d’images interdites, tels le supplice sans fin des déportés et les scènes de sélection, de torture ou d’assassinats -, de se coltiner à un tel sujet, hyper casse-gueule, voie grande ouverte pour se vautrer dangereusement dans le voyeurisme ou le pathos malaisant, et de rejoindre ainsi assurément, avec sa puissance terrible, une poignée de films rares ayant réussi à aborder, par le non-dit, l’allusion, parfois à l’inverse la monstration implacable confinant à l’effroi, et par une sensibilité toute personnelle tenant à distance une trop grande sensiblerie donnant la main à la plate illustration, la banalité du mal et l’horreur indicible des camps de la mort, tels Le Dictateur (1940, Chaplin), Nuit et Brouillard (1956, Resnais), Le Vieux Fusil (1975, Enrico), Au nom de tous les miens (1983, Enrico), Shoah (1985, Claude Lanzmann), Au revoir les enfants (1987, Malle), La vie est belle (1997, Benigni), Le Pianiste (2002, Polanski), Le Garçon au pyjama rayé (2008, Herman) et autres Fils de Saul (2015, Nemes).

Rudolf Höss dans le « grand œuvre » de Jonathan Glazer, « La Zone d’intérêt »

Glazer vient, avec sa Zone d’intérêt, de signer un classique qui restera, de toute évidence. Et, perso, je veux bien attendre encore dix ans, laps de temps qu’il y a entre son précédent (Under the Skin, avec Scarlett Johansson y interprétant une tueuse extraterrestre jouant de ses charmes sur la gent masculine) et son tout dernier, sans oublier juste avant son étrange Birth (2004) qui filmait, d’après un scénario de Jean-Claude Carrière, la rencontre fantastique entre une veuve (Nicole Kidman) et un enfant disant être la réincarnation de son mari, pour voir son prochain long tant il parvient à agencer des films restant longtemps en tête après leur visionnage de par leur empreinte sur notre rétine et la réflexion ô combien troublante, dans le sillon de l’art et la vie confondus, qu’ils suscitent en nous.

Car ces monstres ordinaires décrits, criminels nazis gérant façon VRP la « solution finale » - ici, la déshumanisation alors en cours des 1,1 millions de morts d’Auschwitz - à coups de tableaux Excel avant l’heure histoire de rentabiliser à tout prix le matériau humain en faisant le maximum de profit capitaliste sur fond de logique industrielle implacable (rendement des cadences, productivité, amélioration des chiffres), ne sont pas si éloignés, avouons-le, de certains êtres froids et robotiques, banalement cruels, croisés parfois dans notre quotidien. « Cette famille à la fois ordinaire et hideuse, qui vit à un mur du camp, avec ses ambitions médiocres, ses désirs, elle est humaine, c’est ça l’horreur, note Jonathan Glazer (in Télérama #3864, janv. 2024, p. 30, cité par Marie Sauvion). Les films qui montrent les nazis comme des monstres ne nous apprennent rien. Et même, ils nous rassurent, on se dit "oh ça va alors, moi je ne suis pas un monstre, je suis incapable de ça." On ne devrait pas en être si certain. L’apathie est une action. On le constate dans le monde entier, on lit les récits d’autres crimes, d’autres génocides… Il y a une violence en nous, qui vient de nous, de notre espèce. C’est à ça qu’on a affaire. »

La Zone d’intérêt (The Zone of Interest), 2023 – 1h45. Etats-Unis, Royaume-Uni, Pologne. Drame historique de Jonathan Glazer. Musique : Mica Levi. Avec Sandra Hüller, Christian Friedel, Johann Karthaus, Luis Noah Witte, Nele Ahrensmeier, Lilli Falk. En salle depuis le 31 janvier 2024.


Lire l'article complet, et les commentaires