Réflexions inspirées par « Le Maître-Nageur »

par Nicolas Cavaliere
lundi 13 mars 2023

"Je pense que les femmes sont beaucoup plus fortes que les hommes, et que ce sont elles qui mènent le monde, ce sont elles qui nous gouvernent..." (Jean-Louis Trintignant)

J’en suis déjà à mon troisième visionnage du deuxième et dernier film de Jean-Louis Trintignant depuis juin 2022, quand le décès de l’acteur me permit d’apprendre qu’il avait réalisé deux œuvres dans les années 70. « Le Maître-Nageur » est sorti au cinéma le mercredi 28 mars 1979 ; les rôles principaux sont tenus par Stefania Sandrelli, Guy Marchand, Jean-Claude Brialy et Moustache. C’est l’histoire d’une femme dont les rêves sont prémonitoires, qui tombe amoureuse d’un homme qui ne sait chanter qu’une seule et même rengaine (« On s’reverra… », au ton très proche de sa sœur grand-bretonne « We’ll meet again ») et qui est fascinée par la richesse. Cet homme, qu’elle a élu comme son compagnon, devient maître-nageur chez un milliardaire excentrique, son valet tout aussi farfelu l’ayant soumis à un entretien d’embauche d’une logique impitoyable. C’est l’histoire d’une piscine construite pour qu’on n’y nage pas, pour qu’on ne s’y amuse pas. Seulement pour que son propriétaire s’en amuse. C’est l’histoire d’une damnation à deux, de rêves mal interprétés ou oubliés, de perte de soi, de pauvreté en soi, de destruction d’un couple qui a tout pour être heureux. Quelque chose de ce film m’obsède et me trouble profondément.

Le rythme à l’écran est souvent lent, d’une beauté raide. Le style général peut rappeler la dernière période française de Luis Buñuel. Il y a beaucoup d’humour à froid, pour ne pas dire à sec, la métaphore serait ici inappropriée. Des extraits de Verdi nimbent les images d’une mélancolie ironique, sourdement morbide. Tout se décrépit insensiblement, l’amour se rencontre et ne s’étiole pas, mais s’effondre en une seule épreuve, un cauchemar terrible, un marathon insensé pour un prix dérisoire que l’organisateur peut amplement se permettre de dispenser à des compétiteurs bien moins pourvus que lui. Et la femme de soutenir son champion et de réaliser son dernier rêve…

Difficile de ne pas en raconter plus sans gâcher le film aux personnes qui ne l’ont pas vu, je vais donc m’arrêter là (pour le moment) et traiter d’un thème que Trintignant décrit comme essentiel à son œuvre : l’impalpable domination de l’homme par la femme.

Celle-ci est induite par le patriarcat depuis l’âge romain, lequel fait suite à la sédentarisation, à l’édification de la maison familiale et à la création de la ville comme pôles institués de l’activité humaine. Plus largement, à l’importance prise par la construction de bâtiments toujours plus équipés et sécurisants. Ces cocons ont poussé de partout sur la Terre-Mère. Des répliques d’utérus nourriciers, où règnent luxe, calme et volupté. Beaucoup d’ordre aussi, et très peu de beauté. Je crois bien qu’il n’y a rien de plus affreux que l’intérieur d’un hôpital.

Le vrai pouvoir n’appartient jamais au groupe qui le détient dans les lois et dans les coutumes, au groupe qui les écrit ou les transmet. Sous l’oligarchie, c’est le pauvre qui tient le riche entre ses serres. Parce que le pauvre veut son filet de sécurité, le riche le lui octroie. Et lorsque les hommes prennent toute la place dans les arts et métiers, au Parlement, sur le trône, partout où les décisions se prennent, ils doivent composer avec l’autre moitié de l’humanité, et c’est elle qui impose sa volonté. Il faut l’apaiser, il faut la payer, il faut lui donner ce qu’elle veut. Imperceptiblement, les puissants travaillent pour elle.

Je pense que tout le confort dont on dispose aujourd’hui, on le doit à la volonté cultivée des hommes de protéger les femmes, de leur procurer l’environnement le plus sain possible pour la reproduction et pour l’éducation des enfants. Et je pense que cette pression hygiéniste pour la blancheur des choses, elle vient des femmes. Les hommes aiment la saleté, ils vénèrent même la crasse, s’y réjouissent, les femmes n’en veulent pas parce que ça les met en danger pour l’accouchement. Les hommes ont dû changer pour leur plaire, à une époque où le seul pouvoir qui ne pouvait pas être retiré aux femmes était de leur donner des orgasmes et des descendants. Ça se lit jusque dans la poésie d’un Ronsard, dans cet épurement de l’amour courtois, cette civilisation du mâle respectant la femelle jusque dans ses actes de prédation sexuelle. Et cette obsession du sanitaire s’étend ensuite à d’autres domaines de la vie dans lesquels il n’est pas nécessaire qu’elle s’applique. Toute la marche moderne du monde, le technologique qui tend vers la stérilisation de tout milieu et le contrôle continu de tous les mouvements, tout cela procède de cette nécessité de protéger la femme afin que l’enfant naisse dans de bonnes conditions. L’homme, qui ne comprend que trop bien le besoin de rester en vie de la femme, lui construit ce cocon qui lui permettra de mettre bas sans risque. Puis d’élever les enfants sans risque. Et par là, il en vient à vouloir nier la mort, s’en remet à la pensée que le confort l’empêche de décliner, et se complaît dans la sécheresse qu’il a provoquée pour tuer toute bactérie, pour ne rien laisser vivre qui puisse les menacer, lui, la femme et l’enfant. Cette paranoïa ne pouvait naître qu’en Occident, là où les conditions sont les plus propices au développement de l’espèce, là où tout est le plus tempéré. Dans les endroits difficiles, en Afrique par exemple, on est habitués à ne pas se battre contre ce qui n’est pas dangereux et à laisser vivre un grand nombre de nuisibles. Après tout, c’est là-bas que l’on naît le plus.

Il est notoire que le consumérisme du 20ème siècle a essaimé avec l’électrification du cocon domestique, commençant par le fer à repasser et se poursuivant par tout ce qui pouvait faciliter la tâche de la femme représentée comme fée en charge du logis, stéréotype asphyxiant qui hâtera le combat politique et les jets de pavés en plein air afin que ces dames puissent elles aussi courir s’enfermer dans les usines et les bureaux comme leurs conjoints. Cela a achevé ce puissant mouvement de course entamé par les hommes pour courtiser les femmes, sécuriser les foyers, parfaire les enfants, course au savoir, course à l’industrie, ruée vers l’or (or : matière rare et précieuse qui n’est d’aucune aide quand on veut se régaler d’une tartiflette). Maintenant que les femmes sont pleinement intégrées dans le système, il est à nu. Les luttes entre sexes n’ont plus de poids. L’argent seul fait la loi. Les hommes et les femmes peuvent s’ignorer, mais le riche n’a aucun intérêt à oublier le pauvre. Sans lui, il n’a aucun repère.

Toutes ces pensées sont foutrement injustes, absolument inexactes et portent atteinte au film qui les a engagées, ou plutôt faites ressortir. Je me fais souvent des aveux honteux, et plus honteux encore, je m’en veux de ne pas parvenir à les trahir. L’importance de tout ça, je la cherche encore, je voudrais ne pas la trouver.

Il est plus correct de dire que dans « Le Maître-Nageur », Marie, incarnée avec une candeur sublime par Stefania Sandrelli, obtient ce qu’elle veut par sa simple présence, tout comme ses rêves peuvent orienter les désirs des hommes par leur simple apparition. Elle ne sait pas sa cruauté, elle ne la soupçonne même pas. Elle est à égalité avec ce milliardaire moustachu qui organise des défis pour les autres, n’en ayant plus pour lui-même. Elle finit comme lui, au tombeau, et plus vite encore parce qu’elle est affaiblie par le récit même de sa vie, qu’un serviteur malhonnête a filmé pour elle. Elle est peut-être là, cette tristesse du film qui me poigne et me tourmente. L’indifférenciation entre le récit et la vie, entre le rêve et la réalité, qu’y a-t-il de plus chagrin ?


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