« The Son », un beau film sur la dépression adolescente

par Vincent Delaury
lundi 13 mars 2023

The Son (2023), présenté à la Mostra de Venise en 2022 et dans les salles obscures en France depuis le 1er mars dernier (©photos V. De), forme une trilogie familiale, avec The Father et en attendant The Mother, proposée par l’écrivain et cinéaste Florian Zeller dont la cote ne cesse de monter depuis quelque temps aux États-Unis : il a remporté en 2021 avec The Father, son premier long métrage en tant que réalisateur, adapté à l’instar de The Son de l’une de ses pièces de théâtre, deux Oscars à Hollywood, dont celui du meilleur scénario adapté.

Polaroid de Florian Zeller, par V. D., le 19 mars 2005, au Salon du livre à Paris

L’actrice américaine Laura Dern, récemment honorée à la Cinémathèque française par le biais d’une masterclass passionnante, joue dans ce drame psychologique, sorti tout simplement sous le titre Le Fils au Québec, une mère sous tension (Kate), car inquiète pour l’avenir de son fils renfermé depuis quelque temps – que lui arrive-t-il ? -, sans amis et se tenant à distance du système scolaire, aux côtés de l’Australien Hugh Jackman (nominé pour son rôle de père, Peter, en tant que Meilleur acteur, aux Golden Globes 2023), de Vanessa Kirby ainsi que de Zen McGrath, campant ici avec beaucoup de sensibilité l’ado abîmé - autiste Asperger ? Il a beaucoup de mal en tout cas à affronter les changements dans son existence. Sans oublier Sir Anthony Hopkins, qui jouait déjà dans The Father (2020), long métrage confondant finement réalité et imaginaire pour épouser au plus près, et ce de manière vertigineuse, la perte de mémoire progressive, à cause de la maladie d’alzheimer, de son personnage principal au bord de la démence sénile, rôle marquant qui avait valu au grand acteur britannique son second Oscar du Meilleur acteur après celui obtenu en 1992 pour Le Silence des agneaux (1991).

Dix-sept printemps

« The Son », un film de Florian Zeller

Âgé tout juste de 17 ans, Nicholas, fuyant le cadre scolaire (de nombreuses absences non justifiées), système dirigiste porté sur la performance beaucoup trop cadenassé par rapport à ses rêveries urbaines toutes rimbaldiennes, ne va pas bien : cet ado en souffrance, taciturne et secret, que d’aucuns trouvent bizarre voire inquiétant, est en pleine dérive, il n’est plus du tout cet enfant lumineux, éternellement souriant, avec sa blondeur ensoleillée, qui faisait la joie de ses parents ; petit garçon, c’était leur « soleil ». Complètement dépassée par la situation, sa mère Kate (Laura Dern) accepte qu’il aille vivre un temps chez son père, Peter (Jackman), remarié depuis peu et papa d’un nouveau-né, homme installé (avocat newyorkais expérimenté) portant beau, en proie malgré un job des plus rémunérateurs à certains démons issus du passé, se cristallisant notamment sur la figure hiératique d’un paternel fier et autoritaire (Anthony Hopkins), sans failles apparentes, obsédé par son métier et sa réussite sociale. Pour autant, malgré certaines résistances psychologiques (il a été élevé à la dure et veut reproduire ce modèle), Peter tente, face au bloc de souffrance inexpliqué qu’est devenu son fils, visiblement en proie à une profonde dérive dépressive agissant tel un trou noir insoluble, de dépasser son incompréhension, couplée à la colère et au sentiment d’impuissance, dans l’espoir, en vain ?, de le retrouver. « C’est une histoire, a expliqué le réalisateur français pour accompagner la sortie de son film, qui me tenait énormément à cœur. J’avais besoin de la raconter. Ce film aborde le sujet de la dépression adolescente. En montant la pièce au théâtre, j’ai réalisé presque physiquement à quel point il concerne presque tout le monde, plus ou moins directement. ». Puis, dans un Paris Match récent ((#3852, 2 mars 2023 ; page 9), l'auteur ajoutait : « Je me suis souvent interrogé sur la faculté de renoncement de l’être humain. Ces moments où l’on ne sait plus quoi faire, où l’on se retrouve désarmé face à quelqu’un qu’on aime, cette impuissance devant les phénomènes de dépression ou de maladie mentale. C’est un sujet dont on ne parle pas assez, même s’il touche beaucoup d’entre nous. J’avais été étonné, lors des premières représentations de la pièce à Paris, par les réactions des spectateurs. Certains venaient me parler de leurs propres expériences, de leurs drames intimes.  »

Laura Dern en masterclass à la Cinémathèque française, le 20 février 2023

Franchement, passant après deux Lynch de haute volée (j’ai vu The Son en avant-première le 20 février dernier à la Cinémathèque française à Paris dans le cadre d’un hommage rendu à l’actrice Laura Dern au cours duquel ont été montrés deux de ses précédents films marquants, Blue Velvet, 1986, et Sailor & Lula, 1990), ce n’était vraiment pas facile de succéder au fascinant Lynchland, pour autant, Florian Zeller, venu modestement présenter son film avec ses acteurs sur la dépression adolescente, aux confins de la tragédie et étant, semble-t-il, assez impressionné par le cadre (le prestige de la salle Henri Langlois de la Cinémathèque), s’en est plutôt bien tiré, évitant le « théâtre filmé » rasoir tout en faisant manifestement confiance à la qualité de jeu indéniable de ses comédiens chevronnés pour tirer son film vers le haut ; dernièrement dans l’émission Beau Geste animée par Pierre Lescure, diffusée le 19 février 2023 sur France 2, l’artiste déclarait : « J’aime admirer, certains pensent que ça rabaisse, pas moi. Laura Dern, c’est la muse de David Lynch, je l’adore, elle est la somme de tous ses films, c’est ça qui est fort quand on rencontre un acteur, ou actrice. Elle est très proche de Lynch, metteur en scène que j’admire, notamment pour ses constructions labyrinthiques dans lesquelles il laisse des béances à compléter par le spectateur qui, pour rejoindre les fils d’une narration souvent non linéaire, comme dans Mulholland Drive, fait appel à son vécu, à sa mémoire, à sa propre expérience. » Bien dit. Quant à Laura Dern, il ne faut surtout pas hésiter à aller la voir dans cet émouvant The Son car, dans son rôle de mère toute en retenue, inquiète, voire désemparée, face à la maladie mentale chronique de son fils Nicholas, tentant de s’accrocher, telle une bouée, à son ex pour y voir plus clair et rester ainsi dans les parages réconfortants, et chaleureux, des souvenirs heureux, elle convainc pleinement, on pense à Gena Rowlands période Cassavetes, faisant preuve de beaucoup d'empathie, et surtout sans manifester le moindre surplomb à l'égard de son personnage maternel largué, qu'elle ne juge jamais alors qu'il croule sous les fragilités. Puis, il y a cette scène remarquable au restaurant où les deux parents démunis, Peter et Kate, face au calvaire qu’ils vivent (le chaos interne de Nicholas), se retrouvent au restaurant, unis dans la douleur, pour parler de leurs fils tout en radiographiant en quelques minutes vingt-cinq ans de vie commune, c’est à ce moment-là qu’elle lui dit, alors que leurs entrevues au fil du temps ne sont devenues que pures formalités, combien elle l’a profondément aimé par le passé : séquence émotion. Laura Dern est bel et bien une actrice de tout premier plan. 

Voler la vedette

Florian Zeller, en compagnie de ses acteurs, présente son « The Son » à la Cinémathèque française (Paris, février 2023)

The Son, sans être il est vrai profondément novateur (son classicisme étouffe un peu), a selon moi des qualités indéniables. D’une part, New York est magnifiquement filmé, ville que je n’avais pas vu aussi bien captée, notamment en ce qui concerne ses intérieurs couleur gris anthracite chics mais « isolants », depuis au moins Panic Room (2002) de David Fincher ; « La souffrance n'a pas de frontières, dixit Zeller. C'est pour cela que je voulais que l'intrigue du film se déroule à New York. C'est une ville peuplée d'étrangers. Elle me permettait de ne pas m'encombrer des mœurs, des croyances des uns ou des autres. Une quête d'universel.  » Une fois le décor général planté, s'y trouve un soin tout particulier apporté aux détails, avec également une certaine délicatesse dans le traitement des scènes de la vie conjugale et des rapports humains (on pense à Ingmar Bergman et même le compositeur ampoulé Hans Zimmer se fait sobre !), via le suivi d’un ado au mal-être indicible évoluant ici entre amour et désamour, voire haine, dans le monde (gris) des adultes avec, au bout, la redoutée, à l’impact toujours vivace comme une cicatrice jamais refermée, rupture. Il y a d’ailleurs en ce moment au cinéma un autre film, The Fabelmans (2022, reparti la nuit dernière bredouille des Oscars 2023), traitant également du choc provoqué dans la psyché d’un enfant par le divorce des parents. Sauf que dans le Spielberg, l’enfant s’en sortira, non sans heurts, par la magie du cinéma alors qu’ici, ce désespéré Son ne semble trouver aucun subterfuge, ou béquille, pour pouvoir redresser la barre. Florian Zeller adopte un regard quasi clinique, presque tranchant comme une lame, sur les rapports intrafamiliaux, avec des enfants (bébé, qui grandira et un ado chamboulé, c’est lui The Son du film, mais pas seulement…) de divorcés, sur fond de famille reconstruite, qui doivent, afin d’éviter de passer par la case Suicide, maintenir coûte que coûte la tête hors de l’eau pour affronter cette douloureuse épreuve de la séparation - thème certes éculé mais, comme le disait notre cher Hitchcock, il vaut mieux partir d’un cliché que d’y arriver. La maîtrise de Zeller, notamment son attention portée à des détails du réel, ainsi qu'à sa brutalité, sans que cela ne soit pour autant jamais sur-ligné (un portrait de Rimbaud dans une chambre d’ado, des polaroids accrochés, la main protectrice d’un père tenant la petite tête de son nourrisson, un paradis perdu en Corse (certes un peu trop filmé façon pub L’Ami Ricoré), une machine à laver tournant en continu, la froideur métallique d’une porte blindée, la tension maximale dans une clinique psychiatrique entre des parents sur les nerfs et un personnel soignant encadrant tant bien que mal, la fausse fin en happy end sous forme de résurrection…), est assez impressionnante. Et d’autre part, ce film d’acteurs par excellence qu’est The Son contient, d’après moi, une séquence d’anthologie prenant la forme d’un entretien pesant entre un père et un fils en souffrance, via Hugh Jackman et Anthony Hopkins (qui n’apparaît qu’à ce moment-là du long métrage), scène pivot dans laquelle à lui tout seul, Hopkins, pas loin du hold-up (autrement dit de sa capacité à « voler le show »), vampirise le film tant sa prestation est intense, à la Brando (cf. ses apparitions ultimes attractives), avec l'impression que même ses rides, via son « visage-cicatrice » portant tous les films mémorables d'une filmographie éclectique (du corsetage guindé des Vestiges du jour au cruel Hannibal Lecter), jouent ! 

Santé mentale de la jeunesse

Affiche promotionnelle pour « The Son », 2023

En fait, comme un discours ou un livre peut être intéressant dans les non-dits, ou points de suspension, ce film est cinématographiquement intéressant dans ses non-montrés ou ses bribes d’images qu’il décline en boucle, à l’instar du tambour de la machine à laver tournant sans fin, façon fatum en marche, filmé plusieurs fois et longtemps en plan fixe, ce qui donne du grain à moudre pour le spectateur invité ainsi à s’imaginer, pendant la projection, des scénarios catastrophe potentiels quant aux choix que peut faire son personnage principal dépressif, l’ado du film, dont l’opacité, à la limite de la sociopathie, ouvre bien des perspectives sombres : ainsi quand sa belle-mère Beth (remarquable Vanessa Kirby), qui le trouve bizarre, trouve un couteau sous le matelas de l’adolescent en souffrance, on se demande si c’est pour mettre fin à ses jours ou bien pour éliminer un par un les membres de cette famille recomposée dans laquelle il a bien du mal à trouver sa place ; avec la scène où Nicholas s’approche dans la chambre d’enfant du berceau du nouveau-né, on se demande également s’il ne va pas s’en prendre à lui, comme il est l’objet de toutes les attentions vu qu’il vient de naître (en fait l’ado renifle semble-t-il un doudou attrapé appartenant au bébé (absent) comme pour mieux se replonger dans le paradis perdu de sa propre enfance où on le trouvait si solaire et lumineux) ; et surtout lorsqu’on apprend qu’il a pris connaissance que son père détenait une carabine chargée offerte par son propre paternel, mais qui n’a jamais servi, on se dit, qu’au moindre pétage de plomb, ce Nicholas tourmenté, adepte de l'école buissonnière, peut s’emparer de cette arme à feu pour aller faire un massacre dans son établissement scolaire dans lequel il ne se sent pas à l’aise, sa froideur et son côté obtus pouvant rappeler les adolescents tueurs robotiques de la sanglante fusillade en milieu scolaire de Columbine aux États-Unis (Colorado) fin avril 1999, si bien évoquée dans le percutant Elephant (2003) de Gus Van Sant, ou les jeunes tueurs en perdition, des plus implacablement violents, comme en dehors des réalités, dans le crépusculaire Mystic River (2003) de Clint Eastwood. En fait, ce maudit fusil - attention spoiler - va bien servir à la fin : une détonation glaçante, le déroulé de la scène étant habilement maintenu hors champ (l’on voit juste la réaction affolée des parents impuissants restés au salon en pensant que leurs fils est parti apparemment prendre une douche), nous indiquant que le pire est arrivé. Eh oui, Zeller fait confiance en l’intelligence du regardeur pour « compléter » le film, avec sa propre sensibilité et cela fait plaisir par les temps de décervelage actuel où tout est trop lisible et prémâché ; d’ailleurs dans le même Paris Match précédemment cité (page 11), l’auteur, interviewé par Fabrice Leclerc, s’est expliqué là-dessus : « Regardez Mulholland Drive et vous comprendrez comment le spectateur peut devenir un personnage du film. J’adore cette idée de collaboration entre celui qui crée et celui qui regarde. C’est toujours au spectateur de recomposer le puzzle d’une histoire (…). Ce sont les questions qui sont intéressantes, pas les réponses.  »

Hugh Jackman aux côtés du cinéaste Costa-Gavras, président de la Cinémathèque française, février 2023

The Son, drame psychologique sur fond de tragédie familiale, donne à tous moments l’impression, sous sa facture classique, que d’aucuns jugeront même trop rapidement académique s’ils passent regrettablement à côté de ses nombreuses subtilités, qu’il peut basculer dans le bain de sang, voire carrément le film d’horreur, c’est selon moi la force de ce film, du 4 sur 5 pour moi.

Sans jamais céder à l’illustration journalistique du sujet de la dépression adolescente, qu’il aborde pour autant subtilement à travers le personnage de Nicholas (on le sait, et d’autant plus après la pandémie de Covid-19 et ses dommages collatéraux, la santé mentale de moult jeunes est actuellement assez problématique, avec selon une étude récente (enquête menée par l’Ifop pour la Fondation Jean Jaurès publiée le 7 juillet 2022), 62% des 18-24 ans, précisait un Fémina récent, contre 34% de la population totale, déclarant avoir eu des pensées suicidaires durant la crise sanitaire et 32% d’entre eux souffrant d’une maladie psychique, telles addictions, phobie scolaire, troubles anxieux et troubles du comportement alimentaire), et sans croire une certaine presse panurgique dont le succès éclatant du jeune auteur Florian Zeller (43 ans), notamment outre-Atlantique, semble visiblement agacer (résultat « creux et désespérant », disent en chœur Les Inrocks et Libé, mais pourquoi diable ont-ils autant le seum envers The Son ? Me suis-je dit en les lisant), cet opus 2 du dramaturge devenu cinéaste, calé entre The Father déjà consacré (six nominations aux Oscars 2022) et The Mother à venir, a pour lui, sans être certes le film définitif sur la question (le mal-être adolescent, avec un Zen McGrath portant décidément mal son prénom tant il n’a rien de... zen là-dedans, bien au contraire, c’est un enfant plein de larmes à jamais noyé, impossible à sauver), de raconter une solide histoire, comme du Bergman qui pourrait fissa basculer dans un jeu de massacre à la Haneke (où de l’importance de laisser au spectateur des moments de flottement dans le récit afin qu’il se fasse son propre film), tout en s’appuyant sur un quintet d’acteurs remarquables filmés souvent en plan rapproché : Zen McGrath donc, mais aussi Hugh Jackman et Laura Dern, jouant les parents démunis, ainsi que la belle-mère davantage en retrait (Vanessa Kirby, dans un rôle plus ingrat) et, last but not least, Anthony Hopkins, dans un caméo étourdissant comme on l'a dit auparavant, qui, avec sa froideur coupante pour donner ses répliques, dont certaines ô combien cassantes, comme « Get the fuck over it » (Fous le camp), fait carrément passer Hugh Jackman au second plan (alors que par ailleurs son élégance décontractée fait mouche, notamment dans le joli temps suspendu de danse au ralenti en famille), comme s’il disait à demi-mot à son partenaire de jeu - « Écoute bonhomme, tout Wolverine que tu es, tu as encore du boulot pour arriver à mon niveau !  » Ce qu’on appelle le charisme et l’expérience, quoi. Bref, rien que pour lui (le génial Hopkins est indiscutablement l’atout-force du film), The Son mérite d’être vu !

The Son (2022, 2h03). États-Unis, France, Grande-Bretagne. Couleur. De Florian Zeller. Avec Hugh Jackman, Laura Dern, Vanessa Kirby, Zen McGrath, Anthony Hopkins, Hugh Quarshie. En salle actuellement. 


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