« Identités » de Claudine Pinel-Mano ou la jeune fille et son double

par Florian Mazé
lundi 12 juin 2023

Dans Identités, Mme Claudine Pinel-Mano nous présente deux sosies féminins, deux jeunes filles qui vont échanger leurs vies en pleine crise des Gilets jaunes. Éditions Unicité, Collection « Le metteur en signe ».

Les deux héroïnes sont âgées d’une vingtaine d’années. Elles sont étudiantes. Le hasard et la nature ont réalisé en elles un prodige : les deux filles se ressemblent au moins autant que de vraies jumelles. L’expression populaire dirait : « comme deux gouttes d’eau ». Ce sont des sosies, des ménechmes féminins, pour employer un terme savant utilisé par l’autrice.

Catherine est une gosse de riche, elle vit dans un immense appartement parisien, son père et sa mère appartiennent à la haute bourgeoisie française, en réalité transnationale ; le père (Pierre) gère d’importantes affaires de gros sous aux quatre coins du monde, la mère (Anne) semble un peu plus enracinée dans des valeurs familiales, patrimoniales et catholiques. Pierre, totalement athée, signera tout de même un chèque de cent mille euros pour la restauration de Notre-Dame de Paris, récemment dévastée par l’incendie que l’on sait ; le monsieur est nettement plus motivé par les réductions fiscales, éventuellement par le prestige, que par des convictions religieuses. Dans cette famille, lâcher cent mille euros est à peu aussi anodin que de s’offrir, pour la classe moyenne, un week-end au camping. Et encore : en sociologue sans illusions, Claudine Pinel-Mano révèle à quelques détails vertigineux que les parents de Catherine ne sont guère que des « gagne-petit » par rapport aux incroyables fortunes mondialisées qu’ils côtoient dans leurs réunions mondaines ou professionnelles. Catherine, passablement inculte, est une étudiante ratée qui sèche les cours et ne s’intéresse qu’à des occupations de jet-setteuse : shopping, soirées bling-bling, drogue, alcool, aventures sexuelles sans lendemain avec des bellâtres ultra-friqués. Le lecteur peut s’en amuser, mais le roman suscite également un certain malaise : ce sont ces gens qui, aujourd’hui, gouvernent le monde avec un cynisme et un mépris des peuples écœurants. Catherine et son petit copain du moment (Max) incarnent parfaitement la crétinisation des élites et leur cécité morale, leur anomie à peine cachée sous un vernis de bonne éducation. En clair, Catherine enfant gâtée, imbuvable avec ses parents qu’elle parasite, voire tyrannise, représente un peu (même si l’autrice n’emploie pas ce terme) ce qu’on nomme parfois « la racaille d’en haut ».

Claire, c’est tout l’inverse. Orpheline pauvre, sortant d’une enfance difficile, elle survit dans un galetas parisien minuscule, sordide, entre petits boulots et prostitution auprès de sugar-daddies, toutes choses qui rapportent assez peu. Elle suit avec assiduité des cours de théâtre ; elle possède déjà quelque culture littéraire et n’est pas sans principes moraux. Sa bonne volonté rend d’autant plus tragique l’insupportable misère qui la prend à la gorge, les injustices à répétition qu’elle subit avec un stoïcisme tout prolétarien. Seule éclaircie dans cette grisaille qui l’englue à tout moment : l’amitié, ses copains étudiants tout aussi pauvres qu’elle, dont la très sympathique Aurélie pour qui un week-end en Corse chez de modestes paysans représente un événement considérable.

C’est par le plus pur des hasards que les deux sosies se rencontrent au début du roman. Catherine, comme à son habitude, veut continuer à s’envoyer en l’air sans avoir à supporter les remontrances de ses parents qui rentrent d’un voyage. Catherine propose donc à l’apprentie-comédienne Claire, contre rémunération, un échange de vie temporaire ; du reste, pas un véritable échange. Claire vivra dans le grand appartement d’Anne et Pierre en jouant le rôle de la fille gâtée mais ouverte à quelques concessions ; Catherine, en revanche, ne fréquentera guère le petit galetas de Claire ni ses copains misérables, préférant s’héberger chez ses partenaires de la haute en enchaînant les soirées… Or, les deux jeunes filles finissent par prendre goût à ce jeu étrange, qui dure plus longtemps que prévu. Ce sera, pour chacune, une sorte de révélation, une découverte de soi-même, un approfondissement, presque une rédemption de leurs personnalités respectives. Toutefois, l’intrigue évolue vers un dénouement tragique ; un peu comme dans la Grèce antique, dont la Corse des scènes finales est un substitut, le roman nous montre que nul n’échappe vraiment à son destin.

J’aurais aimé, du reste, un dénouement plus fermé. À la dernière page, l’autrice laisse planer quelque incertitude sur le sort futur des deux jeunes filles ; à titre personnel, je préfère les conclusions plus nettes, plus « grecques » où le destin tragique des personnages est définitivement scellé. Mais cela n’enlève rien aux qualités de ce très beau roman. En ce qui concerne la forme, c’est un magnifique récit au présent, parfaitement maîtrisé. Même l’amateur de passé simple et imparfait du subjonctif que je suis s’est laissé emporter, page après page, par le style de Claudine Pinel-Mano : tout est précis, bien calibré, jamais de vulgarité, jamais d’approximation, une prose à la fois sereine et déterminée, qui parvient à sublimer la laideur du monde contemporain en donnant aux personnages une dimension intemporelle : celle de la condition humaine, dans sa noirceur dominante, mais aussi dans ses traits d’innocence. Un roman de mœurs, un roman philosophique aussi ; une œuvre à étudier au lycée, pourquoi pas ? Je rappelle que Mme Claudine Pinel-Mano est professeur. À la différence de certains enseignants démagos adulés des gros médias, nous ne citerons pas de noms, Claudine Pinel-Mano honore sa profession et la littérature, avec une exquise modestie, sans donner de leçons ennuyeuses, sans rien dans son roman qui pèse ou qui pose.

 

Pour se procurer Identités de Claudine Pinel-Mano,

Prix Nevers Cité littéraire 2023 :

https://www.editions-unicite.fr/auteurs/PINEL-MANO-Claudine/identites/index.php

 

Florian Mazé

Professeur de philosophie, blogueur, romancier

https://www.amazon.fr/2194-nouveau-pacte-avec-dieux/dp/B09DMR9B61

 


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