Lettre aux instituteurs de Jules Ferry : un texte plutôt équilibré

par Florian Mazé
jeudi 29 septembre 2022

Tout au long du XIXe siècle, le remplacement progressif de la monarchie par la république, dans un climat de guerre civile permanente, finit par donner, enfin, un régime assez stable, la Troisième République (1870-1939) dont Jules Ferry fut l’un des plus célèbres représentants. À la fois Président du conseil (une sorte de Premier ministre puissant) et ministre de l’Instruction publique, républicain modéré, conscient que la France est encore très clivée, catholiques monarchistes d’un côté et radicaux anticléricaux de l’autre, il s’efforce d’adopter et d’imposer une position équilibrée dans sa célèbre Lettre aux instituteurs de 1883. Nous montrerons que l’école laïque, gratuite et obligatoire voulue par Jules Ferry témoigne en effet d’un esprit de modération et de conciliation plutôt que d’un parti-pris anticlérical.

Lorsque Jules Ferry adresse sa fameuse Lettre aux instituteurs, il sait pertinemment que la société française est divisée et qu’il y a des jusqu’au-boutistes (pour ne pas dire des extrémistes) dans les deux camps, celui de l’école faite par les prêtres et celui de l’école gratuite, laïque et obligatoire, pas si obligatoire que cela d’ailleurs, puisque des familles aisées pouvaient offrir à leurs enfants l’enseignement d’un précepteur et puisqu’il subsistait des établissements religieux. La position de Ferry est très pragmatique : il s’agit pour chaque instituteur qu’il puisse tenir une classe composée d’enfants d’origines et de sensibilités diverses, tant du point de vue religieux que « philosophique » (à l’époque, cela veut dire surtout : politique).

Très exactement, il s’agit de ne pas froisser la conscience des enfants, et surtout de ne pas heurter la susceptibilité des parents et des familles. L’instituteur aura beaucoup à faire, tant la société de l’époque est complexe et clivée : catholiques, républicains, monarchistes, marxistes, socialistes, radicaux détestant l’Église, bourgeois, paysans, ouvriers, employés, autant de cultures différentes, et autant de combinaisons différentes, dans ces petits villages où parfois le « bouffeur de curés » habite la maison mitoyenne du presbytère…

L’instituteur ne saurait être le pourfendeur d’une religion quelle qu’elle soit, et surtout pas du catholicisme, pas plus qu’il ne devrait se faire le promoteur d’une religion (pas même la sienne, s’il en a une). La Lettre est très claire : « L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’Église, l’instruction morale à l’école. »

 

Non seulement, l’Église et les familles sont mentionnées, mais elles sont valorisées. La République, en 1883, ne cherche absolurent pas à soustraire les enfants à l’autorité des parents ou à celle de M. le curé. Mieux encore, Ferry fait de ses fonctionnaires des auxiliaires, presque des subordonnés du père de famille : « Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille : parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge. »

Faire de la République une puissance malfaisante qui chercherait systématiquement à corrompre l’esprit des enfants, les détournant de la saine éducation parentale et de la saine religion, cela relève ainsi de la théorie du complot. Qu’il ait existé, dans le camp républicain, des radicaux extrémistes souhaitant l’éradication totale du catholicisme, c’est un fait ; ces milieux furent d’ailleurs très virulents, en 1905, au moment de la séparation de l’Église et de l’État. Mais on ne peut réduire l’esprit républicain à ces formes féroces de l’anticléricalisme, pour ne pas dire de l’athéisme militant. Jules Ferry, membre de la franc-maçonnerie, une société secrète « philosophique » souvent, mais pas toujours, hostile au christianisme, ne souhaite ni la disparition de l’Église, ni l’étatisation totale de l’éducation. Son projet, en aucun cas, n’est totalitaire.

Jules Ferry fonde l’essentiel de ses recommandations sur un enseignement moral et civique – un mélange de savoir-vivre et de rappels juridiques – d’autant plus universel (au sens où il convient à tous les enfants) qu’il est simple et restreint à des usages du quotidien. Il ne donne aucun exemple, mais on peut penser à différentes choses non-sujettes à controverse : dire bonjour, au revoir, s’il vous plaît, pardon, merci, respecter les anciens, les parents et les professeurs, se laver les mains avant de passer à table, ne pas cafarder les camarades, leur venir en aide en cas de danger, éviter les disputes, mais aussi, pour le juridique : ne pas braconner le lapin ou pêcher la truite en dehors des jours légaux, etc.

Le texte de Ferry joue d’ailleurs constamment sur le double champ lexical de l’universel, avec des accents kantiens, et du restreint, avec des accents « peuple » : plus on limite la morale à des choses élémentaires, plus elle dépasse les clivages, notamment les différences entre nations et générations. « Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse ; c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. »

L’étroitesse du champ d’action de l’instituteur est un gage de consensus, d’accord et d’harmonie entre les familles et le fonctionnaire, entre les enfants d’une même classe également. « Si étroit que vous semble peut-être un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que vous exposer à la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant. »

Pour cette raison, Ferry ordonne à ses fonctionnaires d’éviter tout sujet à la fois compliqué et clivant, on dirait aujourd’hui toute polémique, notamment politique ou théologique. L’école de la Troisième République refuse les sujets trop complexes et qui divisent, en tout cas pour les petites classes, quitte à ce que ces mêmes sujets sensibles soient abordés, plus tard, pour une élite intellectuelle, au lycée et à l’université. « Ce rôle est assez beau pour que vous n’éprouviez nul besoin de l’agrandir. D’autres se chargeront plus tard d’achever l’œuvre que vous ébauchez dans l’enfant et d’ajouter à l’enseignement primaire de la morale un complément de culture philosophique ou religieuse. Pour vous, bornez-vous à l’office que la société vous assigne et qui a aussi sa noblesse : poser dans l’âme des enfants les premiers et solides fondements de la simple moralité. »

Ainsi, c’est dans et par son comportement quotidien que M. l’instituteur inculque cette éducation morale et civique aux jeunes élèves, tout simplement en donnant l’exemple : « Que vous demande-t-on ? Des discours ? des dissertations savantes ? de brillants exposés, un docte enseignement ? Non. La famille et la société vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens. C’est dire qu’elles attendent de vous non des paroles, mais des actes, non pas un enseignement de plus à inscrire au programme, mais un service tout pratique, que vous pouvez rendre au pays plutôt encore comme homme que comme professeur. » L’instituteur idéal de la Troisième République est un homme bienveillant, poli, affable, honnête, respectueux des lois, cherchant partout la conciliation et la modération. Et sa morale est de savoir-vivre plus que de discours.

En conclusion, nous ne pouvons que saluer aujourd’hui l’esprit de modération et d’équilibre qui présidait à la rédaction de cette Lettre aux instituteurs. Jules Ferry a voulu une école qui ne soit ni cléricale ni anticléricale, ni religieuse ni antireligieuse, une école non-partisane philosophiquement et politique, sachant promouvoir neutralité et impartialité. Il a fait le pari d’une morale aussi incontestable qu’une règle de grammaire ou une formule mathématique. C’est à rappeler aujourd’hui entre certains fonctionnaires « militants » qui rêvent de transformer l’école en officine de propagande et certains parents « consommateurs » qui voient dans l’école un espace de complaisance ouvert à toutes les revendications.

 


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