De la mondialisation néolibérale...

par Véronique Anger-de Friberg
samedi 28 mai 2005

"Aujourd’hui, la question primordiale n’est plus la production, mais la répartition. L’appareil productif mondial, considéré globalement, produit plus de biens que nécessaire à la satisfaction de tous les besoins de base de l’humanité. Selon l’ONU, la production dépasse de 23% les besoins fondamentaux : tout le monde pourrait donc manger à sa faim...". René Passet* lance un cri d’alarme et dénonce les dangers de la vision mondiale à très court terme des économistes néolibéraux. 

Véronique Anger : Que signifie être alter mondialisme aujourd’hui ? L’alter mondialiste est-il, avant tout, un humaniste ? Comment concilier humanisme et mondialisation ? René Passet : Les alter mondialistes entendent démontrer que, face à une mondialisation établie sur la rationalité de l’argent, une autre mondialisation, fondée sur les finalités humaines de l’économie, est non seulement possible mais nécessaire. L’humanisme qu’on leur jette à la face, comme si c’était une tare, n’est pas seulement une question de bons sentiments mais, bien plus encore, de rationalité. Ce n’est pas "le cœur contre la raison", mais "rationalité contre rationalité". Ceux -dont je suis- qui s’opposent à la mondialisation néolibérale ont été longtemps présentés comme des "anti-mondialistes". Accusation fausse, car le vrai mondialisme est celui qui s’efforce de rapprocher les peuples dans le monde(1) et non celui qui se contente d’offrir ce monde à la rapacité des puissances financières. Nous voulons démontrer que la mondialisation actuelle, qui prétend au monopole de la rationalité, repose en fait sur des conditions économiques et des conventions d’un autre temps qui n’ont plus aucun fondement aujourd’hui.

VA : Ce à quoi les néolibéraux rétorquent inlassablement : "Vous êtes des humanistes ; votre vision du monde moderne n’est pas rationnelle"... RP : Comme j’ai tenté de l’expliquer notamment dans mon livre "Eloge du mondialisme par un "anti" présumé(2)" ce que les économistes orthodoxes considèrent comme étant "la rationalité" s’est constitué à la fin XVIIIème/début XIXème, alors que le niveau de vie de 90 % de la population était proche du minimum vital. [De Quesnay->http://www.ecn.bris.ac.uk/het/quesnay/Quesnay1.html] à [Stuart Mill->http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/livres/Mill_john_stuart/mill_js.html] en passant par [Adam Smith->http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Adam_Smith] et [Karl Marx->http://www.cvm.qc.ca/ccollin/portraits/marx.htm], tous les économistes sont d’accord sur ce constat. Dans ces conditions, il est évident que le mieux-être des populations passait prioritairement par l’accroissement quantitatif des productions : le plus était aussi le mieux ; deux quintaux de blé permettaient satisfaire davantage de besoins alimentaires qu’un seul quintal... Dans ce contexte, le problème principal était donc de produire le plus efficacement possible et au meilleur coût. Cela vaut tout particulièrement pour l’alimentation et pour l’ensemble des besoins fondamentaux. Produire le plus possible et au meilleur coût dépend de l’efficacité de l’instrument productif. La concurrence est le moyen par lequel les entreprises sont obligées de rechercher en permanence cette efficacité pour conserver leur place sur le marché. En une phrase, dans cette situation la satisfaction des besoins passe en premier lieu par l’organisation rationnelle de l’appareil productif. C’est ce que les économistes appellent "rationalité instrumentale". En outre, ce souci de "produire plus" se situait dans le contexte d’une nature qui n’était pas encore menacée dans ses régulations par les activités humaines. Cette nature semblait alors tellement hors d’atteinte qu’elle apparaissait, pour reprendre les termes de [Ricardo->http://www.ac-versailles.fr/pedagogi/ses/reserve/bios/bio-ricardo.html] : "inépuisable, indestructible, inaltérable dans son principe". Comme le dit alors [Jean-Baptiste Say->http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/classiques/say_jean_baptiste/say_jean_baptiste_photo/say_jb_photo.html], elle n’est pas produite par les hommes et n’a pas à être reproduite par eux ; elle n’entre donc pas dans le champ du calcul économique et, dans ce sens, on déclare qu’elle constitue un "bien libre". Donc, ce "plus" produit davantage de bien-être sans menacer le milieu qui porte les activités économiques et dont les dégradations menaceraient les populations humaines. Ajoutons enfin que le capital technique, fabriqué par les hommes, était de ce fait le seul facteur relativement rare dont le rythme d’accumulation commandait le taux de croissance de l’économie. Il était donc rationnel de rapporter la performance au facteur qui en était la cause la plus directe. La rationalité instrumentale se polarisait essentiellement sur le capital. Dans ces conditions, les "pères fondateurs" de l’économie, dont je ne partage pas le libéralisme, avaient raison dans le choix des conventions de base sur lesquelles ils appuyaient leurs raisonnements. Ces conventions correspondaient aux réalités de leur temps. Malheureusement, de nos jours la plupart des économistes continuent à raisonner sur les mêmes bases et à s’appuyer sur une rationalité rigoureusement instrumentale alors que les conditions qui la fondaient ont changé et que les conventions ne peuvent plus rester les mêmes.

VA : Vous voulez dire que nous ne sommes plus à l’ère de la rationalité instrumentale ? RP : C’est bien ce que je veux dire. Aujourd’hui, la question primordiale n’est plus la production, mais la répartition. L’appareil productif mondial, considéré globalement, produit plus de biens que nécessaire à la satisfaction de la plupart des besoins fondamentaux de l’humanité. Selon l’ONU, la production alimentaire dépasse de 23% les besoins fondamentaux et théoriquement, tout le monde devrait donc pouvoir donc manger à sa faim. Par ailleurs, dans de nombreux secteurs -comme l’automobile, l’agro-industriel, les industries lourdes, la production de logiciels,...- la situation "normale" n’est pas la rareté, mais la surproduction. La part prépondérante des coûts fixes oblige de produire le plus possible à l’échelle mondiale pour étaler ces coûts sur le plus grand nombre d’unités. La compétition qui en résulte impose à chacun d’abaisser ses prix - donc ses coûts- et cela ne peut être obtenu que par de nouveaux accroissements de production. En d’autres termes, la surproduction engendre la surproduction. C’est un cercle vicieux. Le "plus" cesse d’être le mieux. D’autant qu’il débouche sur la dégradation de l’environnement. Aujourd’hui, on le sait, les limites sont franchies. Produire plus signifie notamment l’épuisement des ressources naturelles, l’accumulation des déchets ; l’accroissement de la consommation d’énergie engendre l’effet de serre et le dérèglement des climats...La nature n’est plus le "bien libre" des siècles précédents. Sa reproduction entre dans le champ du calcul économique. Ainsi apparaît la question des finalités : produire plus pour qui, pour quoi, à quelles fins ? La question primordiale devient celle de la répartition. Ainsi, alors que nous produisons plus de denrées et de biens fondamentaux qu’il n’en faudrait pour satisfaire les besoins vitaux de toute l’humanité, 850 millions d’individus sont sous-alimentés et 1 milliard 300 millions meurent de faim. Un premier problème de partage apparaît donc entre riches et pauvres à l’intérieur des générations présentes. Il se complique d’un problème de partage inter générationnel. Lorsque nous détruisons la biosphère, c’est le sort des générations futures qui est en jeu. La Commission Bruntland(3), à l’origine de la définition du développement durable, prône la solidarité entre générations : "Le développement durable répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs". Alors surgit une question : au nom de quoi doit-on se sacrifier au profit de gens que nous ne connaissons pas et qui ne sont pas encore nés ? La réponse ne se situe pas dans le champ de l’économie, mais dans celui des valeurs morales et de la philosophie. C’est notre conception de la vie et de la solidarité de l’espèce qui est en cause.

VA : Nous sommes soucieux des générations qui suivent immédiatement, pourtant, notre comportement destructeur vis-à-vis de l’environnement montre à quel point notre sens de la solidarité à l’égard des générations futures est limité... Quelle est la solution ? RP : L’économie n’a pas de théorie de l’optimum de répartition. [Vilfredo Pareto->http://www.chez.com/sociol/socio/autob/pareto.htm](4), le grand théoricien de l’optimum économique le soulignait lui-même : "Mon optimum" -disait-il en substance- "est un optimum de production qui varie avec l’état de répartition. Autant de répartitions différentes, autant de besoins différents et autant de conceptions différentes de l’optimum de production. Mais aucune considération d’ordre strictement économique ne me permet de dire s’il vaut mieux une nation riche et inégalitaire ou une nation moins riche et plus égalitaire... C’est une affaire de sentiments.". Autrement dit, c’est une affaire de conscience et de jugement de valeur. Ainsi, la question de la répartition est indissociable des valeurs et des finalités. La rationalité se déplace donc du champ de l’instrument vers le celui des finalités, c’est-à-dire de l’humain car l’activité économique ne transforme la nature qu’en vue de satisfaire les besoins humains. Cela me conduit à dire qu’il faut substituer à la finalité instrumentale une rationalité finalisée, définie en fonction de la couverture des besoins humains. Ce qui compte à propos d’une décision, c’est l’impact qu’elle aura sur ce que [François Perroux->http://www.ismea.org/perroux.html] appelait "la couverture des coûts de l’homme"... la concurrence cède le pas à la solidarité.

VA : Evoquer la solidarité comme élément clé de l’économie... Il fallait oser ! On est loin de la théorie de l’offre et de la demande ! RP : L’économie traditionnelle entend démontrer que le libre jeu du marché permet d’ajuster l’offre et la demande dans les meilleures conditions d’efficacité possibles. Or, la demande n’est pas le besoin, mais seulement le besoin "solvable", c’est-à-dire accompagné d’un pouvoir d’achat, ce qui n’est pas du tout la même chose. Or, la finalité de l’économie c’est de couvrir les besoins humains, solvables ou non, accompagnés ou non d’un pouvoir d’achat ; c’est un changement important que la rationalité finalisée impose de prendre en compte. Les conséquences sont considérables. J’en donnerai un seul exemple, mais, en fait, il n’est pas un domaine de l’économie qui n’en soit bouleversé. Lorsque sur le marché mondial la petite agriculture vivrière des pays pauvres doit affronter la concurrence de l’agriculture fortement mécanisée des pays industrialisés, la différence de productivité est telle (jusqu’à 500 et 1.000 fois plus grande par tête en faveur de la seconde) que le résultat ne fait aucun doute. C’est l’éradication totale des productions vivrières. A partir de là, deux discours sont tenus : celui de la rationalité instrumentale qui constate que le plus efficace ayant éliminé le moins efficace, l’efficacité moyenne dans le monde s’est accrue et en conclut que tout est très bien ainsi ; celui de la rationalité finalisée qui voit le coût humain subi par les populations déracinées ayant perdu leur instrument de travail et leurs moyens de subsistance et qui conteste le sens d’une "efficacité" dont le résultat sera, le plus souvent de produire davantage de biens existant déjà en quantités excessives : plus de trop, ce qui est absurde. La conséquence en termes de politique économique sera totalement différente : là où les premiers préconiseront le libre échange, nous revendiquerons le droit des peuples à satisfaire par eux-mêmes leurs besoins fondamentaux... et à se protéger pour cela, si c’est nécessaire, pour se doter des moyens techniques leur permettant d’accroître leur productivité et de s’ouvrir un jour à la compétition. C’est ainsi que tous les pays aujourd’hui développés, ont agi par le passé. L’Angleterre elle-même, premier pays à s’industrialiser, et hier champion du libéralisme, a commencé par éliminer la concurrence hollandaise en s’assurant un monopole commercial grâce aux Actes de Navigation(5) de Cromwell. Les champions de la mondialisation néolibérale se trompent d’époque. Ils se fondent sur la rationalité des siècles passés sans vouloir remarquer que le monde et les temps ont changé.

VA : Vous parlez de changer de paradigme ! C’est tout un système de pensée qui doit évoluer... RP : Je suis conscient que ce n’est pas rien... Mais au fil du temps et des générations, les idées font leur chemin. Vous savez, la vision mondialiste actuelle, qui ne sait voir que le très court terme, est tout simplement suicidaire. Ses tenants sont en train de scier la branche sur laquelle nous sommes assis... Selon les scénarios modérés d’évolution démographique élaborés par les Nations unies, la population mondiale devrait se situer aux environs de 9 milliards d’individus vers 2050. La quasi totalité des accroissements de population va se produire principalement dans les pays du Sud et tout particulièrement dans les pays les plus pauvres qui verront leur population tripler. Globalement, la population du monde riche stagne et celle de l’Europe régresse, tout en vieillissant -l’une et l’autre- beaucoup plus rapidement que celle des pays du Sud. Que se passera-t-il lorsqu’un petit îlot, constitué de populations stationnaires vieillissantes et accumulant de plus en plus de richesses, sera entouré d’un océan de misère ne cessant de gonfler et dont l’âge moyen augmentera beaucoup moins vite ? Il faut être fou pour croire que cette situation serait tenable. Voilà pourquoi je pense que la politique "réaliste" des néolibéraux conduit l’humanité droit au suicide. Voulons-nous, oui ou non, devancer les catastrophes ? Il est encore temps de réagir, mais il devient plus qu’urgent d’alerter l’opinion mondiale sur ces questions.

(1) "Mondialisme : réaliser l’unité de la communauté humaine" (définition du Robert)

(2) Editions Fayard. 2001

(3) Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement, dite Commission Bruntland, du nom de Madame Gro Harlem Bruntland qui l’a présidée (1987)

(4) Sociologue et économiste (1848-1923), connu pour sa " courbe de Pareto ", successeur de Léon Walras à la chaire d’économie politique de l’université de Lausanne, il fonde l’économie sur les méthodes mathématiques et approfondit le concept d’" optimum économique "

(5) En 1651 Cromwell fait voter l’" Acte de Navigation " qui assure à l’Angleterre un monopole commercial : seuls des navires anglais peuvent transporter des marchandises vers le pays. Cette mesure, dirigée contre les Hollandais, est à l’origine du formidable développement de la marine anglaise.

*René Passet, professeur émérite de sciences économiques à la Sorbonne, ancien président du conseil scientifique de l’association ATTAC (Association pour la Taxation des Transactions Financières pour l’Aide aux Citoyens). Il a notamment publié : "L’illusion néolibérale" (Flammarion. 01) ; "Eloge du mondialisme par un "ant "présumé" (Fayard. 01) ; "L’économique et le vivant" (couronné par l’Académie des sciences morales et politiques - Payot 1979 ) ; "Une économie de rêve" (Calmann-Levy 1995. Nouvelle édition Mille et une Nuits 2003). Voir aussi : [http://www.france.attac.org/au831-&gt ;http://www.france.attac.org/au831]

Propos recueillis par Véronique Anger pour [Les Di@logues Stratégiques->http://www.carpediemcom.mgn.fr/dialog.htm]Photo R. Passet : ©2000 CETSAH


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