Ma guerre à l’indifférence

par GB
mardi 29 novembre 2005

Subitement notre convoi freine. Nous sommes tombés dans une embuscade. Je n'ai qu'une seule envie, me jeter par terre et me mettre à grignoter le sol pour m'y enfouir. Me voilà les genoux dans le sable somalien avec un fou qui me tient en joue.

C'est le point de départ d'une réflexion sur la nature humaine dans le cadre de l'autobiographie d'un homme tour à tour simple humanitaire, étudiant à Harvard, puis employé de l'ONU sur le terrain et au siège de New York. Ce billet est certainement celui qui me tient le plus à coeur depuis l'ouverture de mon blog.

Je voudrais ici vous présenter un livre extrêmement instructif : Ma Guerre à l'indifférence, de Jean-Sélim Kanaan. Les extraits et la photo sont utilisés avec le soutien de Laura Dolci-Kanaan.

Si l'on voulait résumer à l'extrême la vie de l'auteur, on arriverait à peu près à cela : père égyptien, mère française, a grandi à Rome ; premières études sans plus ; départ en Somalie à 22 ans comme humanitaire, pris en otage, choc psychologique, retour en Europe ; départ pour la Bosnie comme humanitaire, choc psychologique, retour dans le monde civilisé ; période de remise en question ; brillantes études à Harvard  ; rencontre de sa future femme Laura ; recrutement par l'ONU, d'abord pour des missions au Kosovo avec Bernard Kouchner ; choc post-traumatique ; morosité au siège de l'ONU à New York ; mort dans l'attentat contre le siège des Nations Unies à Bagdad, le 19 août 2003, à 33 ans.

La dédicace du livre met le lecteur dans l'ambiance dès la première page :

...à mes amis et camarades de mission qui ne sont pas revenus des ces terres lointaines. Qu'encore une fois leurs noms résonnent à nos oreilles, qu'ils reviennent au monde l'instant d'une seconde. Alors, même si vous ne les avez pas connus, égrenez ces noms à haute voix : Christelle, Philippe, Michèle, Sean, Kurt, Isabelle, Boris.

Et Jean-Sélim.

Son livre raconte d'abord une première mission en Somalie, avec une petite ONG :

Aujourd'hui encore je me demande ce qui m'a poussé à quitter mon mode de vie confortable entre Paris et Rome.

Les premières impressions à la sortie du cocon du monde civilisé, entre libération et peur :

Je me souviens de cette sensation particulière que j'ai éprouvée en cette première journée sur le sol somalien : la peur, une peur subite et violente, un sentiment qui vous vrille le ventre et qui vous glace les sangs et qui n'allait pas me quitter jusqu'à la fin de ma mission.

Confrontation immédiate avec la violence, le choc de la prise d'otage :

Subitement notre convoi freine. (...) Nous sommes tombés dans une embuscade. (...) Je n'ai qu'une seule envie, me jeter par terre et me mettre à grignoter le sol pour m'y enfouir. (...) Me voilà les genoux dans le sable somalien avec un fou qui me tient en joue. (...)

Confrontation immédiate avec la bêtise de certaines ONG, après la prise d'otage :

Tout ce dont j'avais besoin c'était d'être accompagné dans cette épreuve et non jeté comme un vieux Kleenex.

Puis le retour en France...

Je ne peux exprimer ce que j'ai vécu, j'élude les questions et me referme dans mon silence.

Engagé par Médecins du Monde, il tente de prendre sa revanche sur le monde humanitaire et part en Bosnie, où il travaille en collaboration avec les militaires. Quelques épisodes :

Dehors, les forces bosniaques n'appréciaient que modérément que nous rendions visite à leur ennemi. Leur feu redoublait de violence et d'intensité.

A peine assis dans le char, mon accompagnateur bosniaque, Enver, m'a regardé et m'a assené une gifle monumentale. J'avais fait l'énorme bêtise de l'appeler plusieurs fois par son prénom, à consonnance très musulmane comme le mien, alors que nous étions dans l'hôpital de fortune des Croates.

L'officier nous a suivi d'un pas posé sous les tirs. Je lui demanderai par la suite pourquoi il ne courait jamais, et il me rappellera ce qui était pour lui l'évidence même : un officier ne presse jamais le pas sous les yeux de ses subalternes car il donne ainsi l'impression de paniquer.

Sur la route (de Sarajevo) encore des destructions et surtout ce graffiti peint en majuscules noires juste avant l'entrée du centre ville : Welcome to Hell.

Chargés de matériel, nous devions emprunter la route de l'aéroport, la fameuse Sniper Alley. (...) J'ai placé mon gilet pare-balles contre la vitre et j'ai compté les minutes. (...) Le ventre noué, la bouche sèche, les membres qui tremblent, la transpiration, l'apnée... La providence était, ce jour-là, de notre côté. Pas un seul coup de feu.

Une forme de haine ne tarde pas à le ronger, envers l'Occident, son monde, qui n'agit pas, ou beaucoup trop peu :

C'est vue de cette ville que l'inaction du monde civilisé face au drame bosniaque apparaissait de la manière la plus indécente qui soit.

Je regardais le public bosniaque, ces hommes et ces femmes qui tiraient nerveusement sur leur cigarette (...) Ils avaient dû comprendre à cet instant précis qu'il n'y avait plus rien à attendre de la France.

Lors d'un repas officiel, son opinion sur les décideurs occidentaux chute plus bas que terre :

Un haut dignitaire français s'est approché de notre table et a tenté une blague pour détendre l'atmosphère : Savez-vous quelle est la différence en Auschwitz et Sarajevo ? (...) A Auschwitz, ils avaient le gaz.

L'interrogation sur les causes d'un tel conflit est omniprésente. Nombreuses sont les tentatives pour comprendre comment ces Européens se sont retrouvés en situation de guerre, de massacre collectif et réciproque. Mais finalement, pas de réponse : ils sont comme nous. Sous entendu : cela pourrait avoir lieu n'importe où, probablement sans raison spéciale. La raison est un concept que l'auteur cherche souvent dans les conflits, en vain.

Le pire c'est que le mec d'en face, le tireur, c'était vous, c'était moi. Le sniper parlait l'anglais, avait vu les mêmes films, écouté les mêmes musiques, fait les mêmes sports que n'importe quel jeune Européen. Ses parents avaient une maison à la campagne et lui avaient offert une Golf GTI pour son anniversaire. Après avoir eu son bac il était allé en voyage scolaire à Vienne ou à Paris. Et il essayait de m'abattre sur la route chaque fois que j'allais acheter du pain.

Quelques passages du livre dénoncent les faux humanitaires, pas seulement ceux qui ne sont là que pour s'amuser ou se faire peur, mais aussi ceux qui, plein de bonnes intentions, mettent en danger leur vie et celle des autres.

N'importe qui pouvait s'improviser humanitaire et partir, au lendemain d'une grosse cuite, avec une bonne gueule de bois, de Lyon, à dix dans une Renault 5 et une fourgonnette, emportant trois trousses médicales et des guitares pour débarquer en pleine guerre !

Nous avons vu débarquer des gens qui non seulement n'avaient aucune compétence mais se foutaient complètement des populations qu'ils étaient censés protéger. Ils étaient là pour se faire quelques grosses frayeurs, monter dans des hélicoptères, faire des tours en 4x4, casser impunément du matériel, vivre au-dessus des lois.

Son retour à la civilisation semble encore plus dur après la Bosnie qu'après la Somalie. Visiblement, l'homme, quel qu'il soit, supporte mal le passage d'une vie humanitaire à une vie humaine.

Me voilà de nouveau à Paris, prisonnier de ce même sentiment que j'avais éprouvé à mon retour de Mogadiscio. Physiquement, je suis bien rentré, mais mon esprit est resté avec ceux dont j'ai partagé les joies et les souffrances, égaré quelque part dans cette Bosnie déchirée.

Les tentatives pour se soigner sont sans effet, et les quelques interlocuteurs ont un jugement sans appel.

Je vais essayer d'affronter ce traumatisme qui me ravage. Direction l'hôpital Saint-Antoine à Paris où une équipe de psychiatres et de psychologues travaille depuis plusieurs années sur le stress post-traumatique. (...) Jeune homme, je suis désolé de vous décevoir mais ce qui vous arrive n'a rien d'exceptionnel. Vous avez été victime de plusieurs traumatismes liés à vos séjours en zone de guerre sans être militaire et sans pouvoir bénéficier des structures de prise en charge mises en place par les armées dans ces cas. Vous êtes un civil, vous n'avez pas non plus d'association d'anciens combattants. Votre employeur n'en a plus rien à foutre de vous maintenant et votre famille ne vous comprend pas. Vous êtes dans la merde.

New York : vie de couple et travail au siège de l'ONU, ou la fatalité du train-train occidental aisé.

Elle ne commença à réaliser ce que j'avais vécu que lorsque nous avons vu ensemble un excellent film de la BBC, Warriors, sur la vie d'un régiment anglais. (voir mon billet d'avril 2005 sur le film Warriors)

Comme tous les matins depuis plus d'un an, je viens ici dans ce petit bureau du 37e étage du siège des Nations Unies à New York, juste au dessous des quartiers du secrétaire général. Entre 9 heures et 10 heures du matin, nous sommes des milliers à franchir les tourniquets à l'entrée du bâtiment. Habillés à l'identique -costume gris, chemise claire assortie d'une cravate sombre-, nous attendons que la sécurité effectue les contrôles puis prenons, toujours à la queue leu leu, le chemin des ascenseurs. C'est ici qu'on échange quelques "Bonjour", "Hello", "Good morning, how are you today ?" et, sans trop attendre les réponses, nous rejoignons nos services respectifs (...) et ainsi des années de suite en attendant l'inévitable promotion et la retraite.

Le verdict est sévère pour l'ONU, qui apparaît ici comme une organisation maussade, triste, rongée par la banalisation de l'horreur et le manque d'originalité tant des employés que des projets.

Ce que je trouve le plus bouleversant ici, c'est que les gens ne sont pas heureux. Il faut le dire ! Les employés de cette organisation qui se veut pleine d'espoir et de rêve pour un monde meilleur sont des gens tristes (...) Ils ne sont pas victimes du stress du "trop de travail" mais de celui, bien plus pernicieux, du "pas assez de travail".

Il se trouve que l'Organisation qui intervient sur tous les points du globe pour aider les gens ne s'intéresse pas aux siens. Elle se contente de les payer grassement en espérant qu'ils se tairont. On nous demande d'être des surhommes, partir vivre au Kosovo puis au Timor, puis travailler à l'identification des corps d'une fosse commune, et revenir, remettre son costume-cravate et travailler comme si de rien n'était (...) Même si hier j'ai vu des enfants mourir, aujourd'hui tout va bien, merci.

La critique est aussi très acerbe envers les Etats-Unis, dont Jean-Sélim Kanaan avait visiblement une image presque positive avant d'y mettre les pieds. La spécialisation de chacun rend l'ensemble incapable de se comprendre sur des sujets plus larges que les spécialités respectives.

Les Etats-Unis sont un très grand pays, certes. Mais aussi un pays d'ignorants. Je ne veux pas dire par là que les Américains sont des incapables : ici, plus on monte dans les études, plus on est pointu, bon dans son domaine. Mais, du coup, complètement inapte à parler d'autre chose que de son travail.

Le 11 septembre l'a beaucoup marqué, puisqu'il vivait à New York en 2001. Cependant il est répugné par l'attitude des Américains après cet événement.

Les Américains ne se sont toujours pas posé cette question toute simple : "Pourquoi des gens éduqués, a priori à l'abri du besoin, ont monté patiemment pendant des années un réseau terroriste complexe et efficace dans le seul but de nous tuer ? Pourquoi nous ?". Non, ce débat n'a duré que quelques semaines après les attentats pour être ensuite enseveli sous les certitudes de la justesse du combat à mener.

Finalement, son expérience de vie américaine semble l'avoir plus déçu que les pires situations auxquelles il a pu être confronté dans l'exercice de ses fonctions.

En arrivant aux Etats-Unis, je m'attendais à ce qu'ils aient une bien plus grande ouverture d'esprit. Je m'attendais tout simplement à ce que les Etats-Unis fassent partie du monde. Quelle déception ! J'ai découvert un univers avec ses propres règles, autosuffisant, arrogant et souvent méprisant envers les autres. Rarement je ne me suis senti aussi exclu.

La lecture de ce livre m'a beaucoup apporté, tant pour ma culture générale que pour ma façon de penser. Bien sûr, je me suis reconnu dans certains passages (sa conviction que la paix dépend de peu de choses, par exemple, ou encore sa volonté d'une Union européenne politique, militaire, et méditerranéenne), mais mon admiration pour ce livre va au-delà, certainement grâce à la réflexion en filigrane sur la nature humaine, avec ces tentatives d'identification du déclic qui fait basculer de la tolérance à l'horreur, ou ces descriptions d'hommes normaux qui tuent au mépris des valeurs de l'Occident dans lesquelles ils étaient pourtant immergés depuis leur enfance.

Je ne peux que vous conseiller de vous procurer Ma Guerre à l'indifférence (ici, ici, ici ou encore ici), et éventuellement de regarder le film Warriors, que l'auteur salue dans son livre, pour mettre des images sur le texte. Attention au choc.

Jean-Sélim Kanaan, Ma Guerre à l'indifférence, Robert Laffont, Novembre 2003, 173 pages. Crédit photo : Bernard Jacquemart (couverture du livre).

NDLR : J'ai sursauté quand GP m'a soumis cet article. Non seulement parce que le livre est très touchant et relate une vie hors du commun riche en émotions, mais aussi car j'ai passé plusieurs années de mon enfance en classe avec Jean-Sélim Kanaan. Le monde est terriblement petit parfois. Nous avions repris contact par e-mail en 2003 au moment de la sortie de son livre quelques mois avant l'attentat dont il a été victime. On avait décidé de se revoir mais le destin en a décidé autrement. La dernière fois que je l'ai vu c'est donc au lycée français de Rome vers la moitié des années '80... Plus de 20 ans après, je garde le souvenir très fort de quelqu'un d'une extrême bonté et générosité à qui, hélas, on n'a pas encore suffisamment rendu hommage en France. Mon affection à sa femme Laura et à leur petit enfant de 2 ans. Carlo Revelli

 


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