Le voyage d’Antoine

par C’est Nabum
mercredi 6 octobre 2021

 

Séance de rattrapage

 

Antoine s'en est allé dans les étoiles sans pouvoir prendre ses jambes à son cou ni même en ouvrant grand les yeux. Il était de ces êtres que le destin a désignés pour que nous prenions tous conscience du bonheur que nous avons de pouvoir jouir de nos sens, de la capacité de nous mouvoir et de communiquer avec ceux qui nous entourent.

Lui fut réduit à une vie végétative, ne disposant pour toute relation avec les autres que de la seule capacité d'entendre sans pouvoir répondre aux messages qu'il percevait. Son passage dans cette vallée de larmes fut ce que nous imaginons être un calvaire sans que rien ne puisse nous permettre de l'affirmer.

Il a été aimé, entouré, choyé autant que faire se peut par une famille qui n'eut de cesse durant plus de vingt ans, de lui prodiguer tout ce qui pouvait contribuer à son bien-être. Est-ce possible d'évoquer le bonheur ? Nous ne parvenons pas à concevoir l'existence qui fut la sienne. Cela dépasse notre capacité d'empathie. Nous atteignons les confins de l'inexprimable et de l'incommensurable pour un individu en bonne santé.

Permettez-moi ici d'octroyer à ce garçon un récit qui lui permettra enfin de déployer ses ailes, d'aller de par ce vaste monde à la rencontre de tous ceux qui jamais ne croisèrent son parcours. Le temps est venu de le libérer de son carcan, de lui ouvrir tous les possibles, de lui permettre enfin d'aller et venir à sa guise, de sentir, d'aimer, de goûter, de voir et d'admirer. N'hésitez pas un seul instant, prenez, vous aussi, la peine de l'inviter dans un ailleurs bien meilleur !

 

 

Il sera une seconde fois

 

 

Quand Charon à la demande de la camarde vint quérir Antoine au terme de son trop bref séjour sur la terre, il se dit que lui revenait la responsabilité de lui accorder ce dont il n'avait pu bénéficier sur l'autre rive. Pourquoi devrait-il lui aussi se contenter d'une ultime traversée alors que jusque-là, il n'avait profité que de si rares instants parmi les vivants.

Antoine avait passé sa vie sur terre à ne rien voir ni ne jamais parler. Incapable de se mouvoir , il s'exprimait par quelques gestes malhabiles. L'étrange personnage qui effrayait tant ses compagnons de voyage avait tenu propos pleins de mansuétude à son égard. Les avait-il compris ou bien simplement ressentis ? Il ne percevait pas la signification de ce que Le passeur exprimait tant son rapport aux autres avait été jusqu'alors défaillant.Pourtant il devinait de la bonté chez lui.

Charon se pencha sur sa dépouille, d'un souffle bienfaisant, celui qui habituellement est un impitoyable convoyeur pour l'au-delà, eut soudainement l'envie de donner une bonne leçon au créateur qui avait été si injuste avec ce gamin. Sous la cagoule du pilote de la barque, il y avait des larmes qui coulaient. Le pourvoyeur de l'envers du décor découvrait en cette occasion qu'il avait encore un cœur.

Quoique Ange déchu, le passeur était toujours en mesure de réaliser des miracles. S'il avait depuis des lustres perdu l'habitude de se montrer bon et généreux, il fit pour Antoine exception à une règle de conduite qu'il pensait immuable depuis un fameux incident en Palestine. Touché par le désarroi de cette âme si jeune et si cabossée, il lui octroya l'usage de la parole.

Ce fut miraculeux ! Expression ad-hoc puisqu’il y avait intervention des puissances magiques mais plus encore par ce que le garçon avait à dire, lui qui depuis plus de vingt longues années avait gardé au fond de sa conscience un flot de paroles qui soudain, jaillit tel un geyser dans un univers pris jusqu'alors par les glaces du silence.

Nulle rancœur, nulle amertume mais bien au contraire de la douceur, des propos chargés de reconnaissance pour ses parents qui avaient totalement consacré leur existence à sa survie. Il avait appris d'eux le plaisir des mots. S'il n'avait jamais pu les exprimer, ce coup de pouce du Charon lui donnait l'occasion d'enchanter cet homme, habituellement si peu sensible à la poésie.

L'émotion étreignit l'homme qui poussé par une vague de sensiblerie, totalement déplacée en ce lieu, et par un sentiment divin qui eut choqué Lucifer, libéra pour ce jeune homme merveilleux la possibilité de voir enfin ce monde qui n'avait été pour lui que ténèbres et mystère. Antoine ouvrit les yeux pour la première fois de son existence, sur ce qui se présentait à son regard : le Styx. Il faut avouer qu'il y a certainement de plus beaux endroits pour pareil miracle.

Charon perçut comme une déception chez celui qui le touchait tant. Il savait par expérience que l'offrande qu'il venait de lui faire se heurtait à un environnement des plus hostiles. Il poussa alors sa générosité à lui donner l'usage plein et entier d'un corps qui jusque-là n'avait été que meurtrissures et souffrances.

Antoine naissait véritablement à l'existence au moment de son ultime voyage. Non seulement c'était là un cadeau empoisonné mais pire encore, une torture épouvantable car ainsi, il touchait du doigt ce dont il avait toujours ignoré l'existence. Le passeur se rendit compte de sa méprise, de l'effroyable choc auquel il le contraignait sans pouvoir jouir pleinement de ces cadeaux illusoires.

Il enfreignit alors toutes les règles de la maison, arrêta son embarcation alors qu'elle allait toucher l'autre rive, celle dont nul ne revient jamais. Pris de remords, il vira de bord, ramena son passager vers le monde des vivants. Charon savait qu'il mettait le doigt dans un engrenage qui pouvait avoir des conséquences désastreuses. Il se rappelait encore avoir par le passé ramené un condamné à mort à la vie quelque part en Judée. L'affaire avait fait grand bruit et continuait encore de provoquer bien des débats et des conflits.

Charon ne commit pas deux fois la même sottise. Il usa plus encore de ses pouvoirs pour qu'Antoine redevienne un embryon, dans le ventre d'une mère en attente de maternité. Il répara toutes les erreurs génétiques commises lors de sa conception pour qu'il dispose véritablement d'une seconde chance. Seul son retour parmi les siens était rigoureusement impossible selon le code de procédure établi entre Dieu et Satan.

Dans neuf mois, Antoine renaîtrait une seconde fois. Je devine que cette idée est bien difficile à admettre pour ceux qui furent ses parents lors de son premier séjour. Cependant, de savoir que Charon lui a donné une seconde chance, devrait les réjouir et leur donner du baume au cœur. Qui sait, cela constituera peut-être pour eux, une source de joie, d'espoir et de consolation. Ils pourront s'ils s'en sentent capables, entrer en communication avec lui durant son nouveau passage de la Terre, par les mystères de la télépathie. Il leur suffira de penser très fort à lui.

Miraculeusement sien.


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