Ce qui fait société...

par lephénix
mardi 10 octobre 2023

La vie humaine est un épisode dans la continuité du vivant et de l’univers. Si les « sciences humaines » ont toujours tenté de produire une vision cohérente du monde, le corpus de connaissances produites formait un conglomérat plutôt disparate – comme les pièces d’un puzzle dont le modèle d’ordre demeurerait inconnaissable... Le sociologue Bernard Lahire tente de mettre en place des éléments essentiels du puzzle et de compléter le tableau du savoir en une vaste synthèse des connaissances essentielles sur la vie humaine et non humaine.

 

En 1898, Paul Gauguin (1848-1903) achève à Tahiti ce qui va être son plus grand tableau – et le plus mystérieux. Pour lui donner un titre, il reprend les trois questions lancinantes qui taraudent l’espèce présumée pensante – voire concernée, pour le moins : « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? »

Si la science de son temps est muette, Gauguin propose sa réponse esthétique en touches de couleur et de lumière difficiles à interpréter mais dont la disposition peut donner à voir le mirontement de l'univers dans un coin de création - jusqu'à la toute première lumière allumée voilà si longtemps... Le sociologue Bernard Lahire choisit d’ouvrir sa somme magistrale sur les conditions de fonctionnement et d’évolution des sociétés humaines par ce geste artistique fort, posé par un parfait contemporain d’Emile Durkheim (1858-1917), le fondateur de sa discipline : « Gauguin pose des questions cruciales sur l’espèce humaine, qui est d’ailleurs la seule à pouvoir s’interroger sur elle-même grâce à un langage sophistiqué, et à disposer d’une capacité inédite dans l’histoire du vivant, à transmettre et à accumuler des connaissances.  »

L’une des plus jeunes espèces animales apparues sur Terre n’est-elle pas aussi celle qui a parcouru le plus long chemin évolutif ? Jusqu’à épuiser à présent le potentiel évolutif de la matière vivante ?

 

« Pas de société sans dépendance »

 

Le directeur de recherche au CNRS entend mobiliser et articuler de multiples connaissances (biologiques, éthologiques, paléoanthropologiques, historiques, sociologiques, etc.) sur la présumée « réalité » de notre condition dans un univers dont la physique actuelle estime « l’histoire » à moins de quinze milliards d’années. Il résume ainsi la thèse centrale de son ouvrage : « Une grande partie de la structure et du développement des sociétés humaines ne peut se comprendre qu’à partir du mode de reproduction (au double sens de reproduction biologique et culturel) et de développement ontogénétique de l’espèce, et notamment de la situation d’altricialité secondaire propre à l’homme (lente croissance extra-utérine du bébé humain entraînant une très longue période de dépendance). »

Une altricialité tertiaire ou permanente, « renvoyant à des capacités d’apprentissage tout au long de la vie et à la dépendance permanente à l’égard des autres membres du groupe social et de sa culture accumulée », prolonge cet état des choses jusqu’à l’actuelle petite bande de temps.

En d’autres termes, si l’humain n’échappe pas à la pesanteur de son être biologique et s’il a le même matériel chromosomique que les chimpanzés (juste agencé différemment), il a acquis les moyens de s’adapter à tous les milieux et à toutes les circonstances grâce à la production d’une culture matérielle.

La bipédie a libéré sa main pour l’action comme pour la création d’outils et assuré sa mobilité pour changer de territoire de chasse – jusqu’à conquérir la planète... Comme le faisait remarquer André Leroi-Gourhan (1911-1986) en son temps (1964), il a extériorisé et multiplié ses facultés par l’outil puis la machine.

Si l’animal parlant et réfléchissant peut créer du neuf, de l’inédit sur la planète, c’est à partir des éléments de son propre monde – le monde social, celui de sa culture, de ses semblables, qui démultiplie ses capacités créatrices, notamment par la fabrication d’artefacts pour agir sur le réel et construire un environnement plutôt que le subir : « La transmission culturelle est apparue, dans la longue histoire de l’évolution des espèces, comme une solution adaptative beaucoup plus efficace que la transmission génétique des informations »... Ainsi, les limites physiques de notre espèce, « combinées à sa grande vulnérabilité à sa naissance et durant les longues années de développement », ont nécessité le recours à des « compensations culturelles et notamment artefactuelles » - à commencer par des outils permettant de couper, hacher, trancher, etc., jusqu’aux dernières machines de guerre... Les êtres humains ont trouvé dans cette production d’une culture matérielle « le moyen souple, rapide et efficace » de s’adapter un peu partout sur la planète « à des environnements variés, des plus froids aux plus chauds, des plus secs aux plus humides » - jusqu’à la panne de la machinerie...

En somme, l’homme est à la fois le « produit naturel d’une longue histoire évolutive, biologique et sociale et le résultat spécifique d’une mutation progressive mettant la culture au coeur de son évolution propre  ». Certes, la culture s’est avéré jusqu’alors une «  solution évolutive avantageuse, prolongeant le rôle adaptatif de la sélection naturelle  ». Mais précisément, cette évolution culturelle ne risque-t-elle pas désormais d’aggraver sa dépendance et sa fragilité biologique ? Les contraintes imposées par les machines et la fuite en avant technologique remplacent-elles d’ores et déjà celles qui justement l’avaient jusqu’à ce jour conduit à se dépasser ?

 

« Il est dans la nature de l’homme d’être culturel »

 

Indéniablement, l’évolution des espèces est orientée vers des organisations toujours plus complexes – jusqu’à l’être le plus complexe : Homo sapiens, un « animal multicellulaire à reproduction sexuée, un vertébré, un mammifère et un primate » qui partage des propriétés communes avec d’autres échelles du vivant.

Donc, l’espèce humaine, toujours soumise à la sélection naturelle « fondée sur la variation génétique parmi les membres de l’espèce », suit aussi cet autre type de développement, « fondé sur la variation culturelle » comme sur une variabilité saisissante du volume endocrânien stimulée par la transmission des acquis culturels. Il est un animal social comme bien d’autres et dispose d’un système de communication comme eux. Mais il « se distingue par un langage doté d’une propriété de déplacement symbolique et d’une syntaxe  ». Ce qui lui permet de coordonner des actions collectives, faciliter les situations de transmission culturelle, parler ou évoquer symboliquement des réalités absentes, forger des références symboliques communes au groupe, exercer du pouvoir symbolique et produire différents types de récits ou de discours. Le langage permet de s’affranchir de l’ici et du maintenant comme les artefacts ou les techniques de conservation, de stockage, de transport des aliments et de l’eau permettent de s’émanciper de l’espace et du temps. Il ouvre l’ère des récits comme des mystifications : « il trompe presque autant qu’il informe  »...

Au cours d’un long processus historique, les sociétés humaines sont probablement passé de la famille au clan puis à la tribu rassemblant les clans, aux nations, aux Etats et enfin à la confédération d’Etats. Ces intégrations successives d’unités de plus en plus grandes se révèle aussi à l’oeuvre dans l’histoire des techniques où la combinaison de techniques élémentaires permet de construire des machines de plus en plus sophistiquées : « Cette capacité d’invention (...) répond à une loi de connexion-combinaison-synthèse, qui suppose non seulement la capacité à produire des artefacts ou des savoirs et savoir-faire, des capacités de transmission culturelle relativement fidèle, mais aussi une vie sociale suffisamment dense et régulière pour permettre les échanges de savoirs et de techniques. Sans collectif, sans mise en commun de techniques portées par des groupes ou des individus différents, pas d’invention possible. »

Le grand tournant culturel dans l’histoire de l’espèce est arrivé sans doute avec la sédentarisation. Ainsi est venue la nécessité du stockage alimentaire sur une large échelle, générant un « système techno-économique » à cet effet. C’est le commencement de l’accumulation de biens matériels avec le développement d’équipements lourds et la construction de bâtiments fixes supposant une maîtrise du travail du bois et de la pierre... C’est sans doute également le commencement de la course aux richesses avec le commerce des denrées stockées, leur transformation en biens durables de grande valeur d’échange comme les métaux – et l’apparition de classes non productives s’accaparant le travail des autres...

 

Les rapports de domination

 

Au carrefour des connaissances établies à ce jour, Bernard Lahire constate que « le premier grand rapport social de domination – au sens de balance équilibrée des pouvoirs – est celui qui s’instaure entre prédateurs et proies ». L’exploitation ou l’expropriation «  ne sont que des formes humaines de parasitisme qui s’observent à tous les niveaux du vivant »... Bien avant le fétichisme de l’économie, « l’accès différencié aux ressources alimentaires, matérielles (artefactuelles), territoriales, économiques, culturelles (et notamment cognitives), sexuelles, affectives, etc., », crée de « nombreuses structures inégalitaires et de multiples rapports de domination », avec les sempiternelles logiques d’opposition entre « eux » et « nous ». Quand elle ne se manifeste pas, en apparence, sous la forme paroxystique de guerres, la prédation ne s’en exerce pas moins par une captation frauduleuse des richesses communes désormais incompatible avec la survie de tous et l’habitabilité de la planète.

Si tous les êtres vivants naissent et meurent, seules les capacités symboliques les en rendent conscients : « La conscience de l’existence est donc aussi d’emblée conscience de l’impuissance, de la souffrance, de l’absence ou de la perte de l’existence.  »

On pourrait ajouter : elle est aussi peur de manquer... « La vérité, c’est pas qu’on meurt : c’est qu’on meurt volé » constatait l’écrivain Louis Guilloux (1899-1980), héraut d’une « nécessité historique de l’émancipation ». Le sens de l’équité, de même que le sens de ce qui est admissible, « n’attend pas son expression langagière pour exister, et c’est pour cette raison qu’il n’y a pas à s’étonner de constater qu’un sens pratique de la justice, qui se manifeste dans les comportements plutôt que dans une expression langagière, puisse exister chez de nombreuses espèces animales  ».

Depuis l’Age de Bronze, la production d’artefacts, poussée jusqu’à celle d’armes de destruction massive, fait des sociétés humaines des « puissances meurtrières sans commune mesure ». Désormais dissous dans la bulle d’irréalité de sa technosphère, l’animal humain « hors sol » semble plus préoccupé par la domination du monde extérieur que de sa vie intérieure – ce qui le rend précisément incapable d’assurer son avenir – sans parler de celui des autres espèces...

En dépit du « caractère fondamentalement relationnel du réel », sa quête infantile d’une puissance chimérique s’accélère avec une course autiste à l’électrification totale au mépris des bornes constitutives de son espèce et aux dépens des écosystèmes...

Quelle que soit l’étendue des savoirs accumulés dans l’écriture lente des siècles, l’homme réel demeure inconnu à lui-même. Pris entre « le temps du monde et le temps des mortels », il aspire sans doute davantage à une continuité pacifiée et à un héritage qu’à une disruption permanente n’en finissant pas d’affoler le compteur des « innovations » jusqu’à l’électrocution finale.

Pourra-t-il se laisser mystifier longtemps encore, jusqu’à s’imaginer vivre d’électricité et de virtualité,alors que les espèces s’éteignent ? Cette pièce ultime pourra-t-elle être intégrée à temps dans le puzzle des savoirs pour un « changement de culture » salutaire pour l’avenir du monde vivant terrestre ?

Si le pinceau, la toile et la palette de couleurs ne suffisent pas à faire un Gaughin, la survie de l'espèce présumée pensante et responsable n'est pas assurée par la sophistication de ses artefacts et de ses gadgets de destruction massive- bien au contraire...De même que c'est la qualité du regard qui transforme les touches de peinture déposées sur la toile en une oeuvre d'art, c'est la qualité de la vision d'un avenir commun qui permet de l'envisager dans la continuité de l'univers depuis la formation des premières structures et l'apparition de la première lumière dans "le silence glacé des espaces infinis"...Fondamentalement, chaque vivant présumé pensant a son regard, son pinceau, ses couleurs : il peut peindre son paradis ou son enfer - et y entrer... L'entrée en enfer ne requiert pas de talent particulier.

Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte, 972 pages, 32 euros


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