Illusion dystopique :

par Ecométa
lundi 29 avril 2024

Être soi-même, dans sa plénitude ontologique, sans projections anthropocentriques. Une quête de vérité et d'authenticité qui devrait constituer l'essence même de la condition humaine. Et pourtant, qu'avons-nous fait depuis des millénaires, sinon construire savoirs et croyances dans le but de fuir cette simple réalité de l'être ?

Notre illusion dystopique : du mirage anthropocentrique humainement catastrophique au grand retour de la sagesse philosophique par la science !

Que penser d’une civilisation dite « humaine » qui ne justifie le temps présent que par le futur, que par l’anticipation rationnelle, l’innovation permanente au lieu de la simple amélioration ; qu’en penser sinon qu’elle nie la réalité, toute réalité, le réel qui n’est que du temps présent !

Nous sommes là en plein négationnisme de la réalité humaine ! Comment nous étonner de toutes nos difficultés quand nous avons construit et développé un savoir, des savoirs multiples et contradictoires, ne pouvant mener qu’à cette pure dystopie ?

Être soi-même, dans sa plénitude ontologique, sans projections anthropocentriques. Une quête de vérité et d'authenticité qui devrait constituer l'essence même de la condition humaine. Et pourtant, qu'avons-nous fait depuis des millénaires, sinon construire savoirs et croyances dans le but de fuir cette simple réalité de l'être ?

Dès les prémices des religions organisées, la mystification et le dogme se sont imposés, éloignant l'humain de sa nature première au profit de récits militants remplaçant le mystère de la complexité par la certitude aveugle. Les philosophes de l'Antiquité gréco-romaine avaient momentanément renoué avec une forme de sagesse plurielle et ouverte. Mais l'esprit de système et la volonté d'emprise finirent par avoir raison de cette lumière émancipatrice.

Avec l'avènement du rationalisme et des Lumières à partir du 17ème siècle, c'est une nouvelle forme de dogmatisme qui prit le relais de celui religieux. Armé de sa seule raison rationalo positivo technoscientiste, l'Homme se crut à même d'embrasser la totalité du réel par la seule force de ce savoir limité, limitant et sclérosant. Une prétention outrancière qui allait trouver son paroxysme dans le positivisme d'Auguste Comte au 19ème siècle. En rejetant toute métaphysique et transcendance, refusant même toute possibilité d’introspection, donc de capacité humaine à s’améliorer, le positivisme niait une partie essentielle de la réalité qui échappe à nos sens.

Dans le même temps, le capitalisme naissant et l'essor de la finance mondialisée ont contribué à ce mouvement de mise sous tutelle artificielle du réel. L'économie de marché, les flux financiers internationaux, tout ce système productiviste désincarné a fini par constituer une strate supplémentaire de réalité artificielle sans véritable substance ontologique.

Cette triple dérive - religieuse, scientiste et économiste - a façonné une épouvantable illusion dystopique. Une forme de matrice trompeuse où chacun de nos systèmes de pensée s'est arrogé un pouvoir démiurgique d'auto-représentation du monde sans lien avec l'essence véritable des choses. Une dystopie d'autant plus pernicieuse qu'elle s'est parée des atours de la vérité objective, au nom de Dieu, de la Raison ou des lois du marché.

Dans cette prison technoscientiste, l'être humain s'est paradoxalement coupé du souffle de la vie et du mystère vibrant de l'existence : d’une « complexité » qui est le sel de l’existence et de l’existant ! À trop vouloir tout saisir, contrôler, modéliser, quantifier, il a perdu de vue la profondeur insondable d’une réalité complexe et son inépuisable pouvoir de surprise et d'émerveillement.

Le penseur Blaise Pascal avait pressenti cette tragédie anthropique dès le 17ème siècle. Dans ses fameuses Pensées, il pose les jalons d'une compréhension complexe du monde, où l'intuition joue un rôle majeur à côté de la seule raison discursive.

« Toute chose étant causée et causante, constituée et constituante, conditionnée et conditionnante, (englobée et englobante, aidée et aidante, médiate et immédiate… disait Pascal) et, toutes s'entretenant par un lien naturel et insensible (lien systémique et même écosystémique) qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens pour impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties ».

Ce "principe de raison des effets", écosystémique et même métaécosystémique, bien avant l’écologie, pose que pour toute vérité, aussi infime qu'elle paraisse, il y a une infinité de raisons et de causes qui en sont le fondement. Une vision féconde que la physique quantique allait finalement confirmer près de trois siècles plus tard.

Car la grande révolution de la mécanique quantique au début du 20ème siècle, c'est précisément d'avoir réintroduit le mystère et l'indétermination au cœur de notre connaissance du monde physique. En découvrant les comportements singuliers de l'infiniment petit, les physiciens se sont retrouvés confrontés à des phénomènes qui échappaient à la rationalité classique. Le réel dans toute sa complexité irréductible reprenant ses droits, forçant les scientifiques à renouer avec une forme d'humilité philosophique.

Ainsi, après des siècles de dérive anthropocentrique et de négation du mystère de l'être, la boucle semble en passe d'être bouclée. Notre chemin de connaissances nous a finalement ramené aux sources vives de la philosophie première et de la sagesse plurielle. La physique quantique rejoignant les intuitions visionnaires d'un Blaise Pascal ou des penseurs antiques.

Qui, de nos jours, connaît réellement le principe cognitif énoncé par Blaise Pascal il y a près de quatre siècles ? Qui est familier des acquis intellectuels majeurs du 20ème siècle qui ont remis en cause en profondeur nos capacités de connaissance, aussi bien dans les domaines du raisonnement que de l'action ? Ces pierres angulaires d'un réel savoir, cette "substantifique moelle" pour reprendre l'expression de François Rabelais, d’un « BON SAVOIR », demeurent tragiquement ignorées de la plupart.

Comment ces avancées épistémologiques capitales pourraient-elles réellement imprégner nos représentations collectives alors qu'elles ne sont pas enseignées et donc pas diffusées ? Il faut dire qu’elles sont à contrecourant de cette doxa rationalo-économico-technoscientiste combien manipulatrice qui imprègne encore massivement nos institutions de savoir et nos cadres de pensée dominants.

Le physicien Werner Heisenberg avait parfaitement anticipé cette forme d'inertie des esprits dans les années 1950, en soulignant que "la limitation cartésienne a profondément pénétré l'esprit humain durant les trois derniers siècles qui ont suivi Descartes et, il faudra longtemps avant qu'elle ne soit remplacée par une attitude vraiment différente et responsable à l'égard du problème de la réalité."

Plus de 70 ans après ce constat lucide, force est de reconnaître que nous en sommes encore là. Les avancées majeures de la pensée complexe et des révolutions quantiques demeurent à la marge. Le grand public, comme une majorité d'étudiants et de décideurs, restent imprégnés par des schémas cartésiens dépassés qui segmentent et réduisent la réalité au lieu d'en embrasser la richesse foisonnante.

Reste désormais à opérer la grande désaliénation de nos esprits illusionnés. À déconstruire patiemment les mirages religieux, scientistes et capitalistes qui ont fini par occulter l'essentiel. Une résistance ardue face aux formes d'assujettissement les plus tenaces. Mais quel autre choix avons-nous si nous voulons enfin être pleinement nous-mêmes en termes, non pas d’un humanisme technoscientiste triomphant vers le « transhumanisme », mais en termes de d’Humanité : de « Principe d’Humanité » et de « Démocratie » !


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