Le sextant et la boussole

par C’est Nabum
samedi 21 octobre 2023

De quoi perdre le nord dans la démesure…

Il se trame parfois d'étranges choses dans la cabine d'un commandant au long cours. Les cartes marines invitent naturellement à la rêverie et au voyage, elles peuvent tout aussi bien évoquer des périls, des drames ou des épopées dont il convient de garder le secret. D'autres sont plus encore des prétextes à l'expédition intérieure, à l'épopée ou à la l'évasion. Il suffit de se laisser porter par le vent pour s'imprégner de tout ce qu'elles nous racontent.

C'est ainsi que lors d'une traversée particulièrement mouvementée, dans un épais brouillard relevant de la purée de pois, après une soirée de bombance, Archibald notre bon capitaine se trouva sans nulle raison, totalement désorienté. Si les instruments de bord remplissaient parfaitement leur rôle, sous la casquette du vieux loup de mer, une tempête se déclencha dans un crâne sujet quelquefois aux coups de Trafalgar.

Perdant pied, notre homme repoussa soudainement toutes les indications que lui fournissait un attirail électronique digne des plus grands navires de croisières touristiques. Il voulut, pour se rassurer, retrouver le bonheur ineffable de faire le point comme pratiquaient alors ses ancêtres dont le plus célèbre d'entre eux : Ramdam le Bougre. C'est alors que la tête bourdonnante, il s'empara de son vieux sextant et d'une boussole. Il n'en fallut pas plus pour que la boîte à Pandore s'ouvre dans l'instant.

Faire le point, on lui avait enseigné autrefois à l'école navale mais depuis belle lurette, les procédés électroniques avaient pris le pas avec une armada de satellites pour suivre à la trace le moindre rafiot ou à défaut lui montrer son chemin. Archibald dut se creuser une tête bien fragile ce soir-là pour retrouver le mode d'emploi de ce maudit sextant et son quart de cercle. Contrairement au vélo qui ne s'oublie pas, son usage n'avait rien d'intuitif.

Le sextant doit se tenir à hauteur des yeux ce qui n'est en rien évident quand la vue est trouble et parfois double. Après avoir trouvé l'équilibre, il convient de viser l'horizon avec la lunette à travers le miroir semi transparent fixe sans le confondre avec son collègue. Ensuite, faites tourner l'alidade qui fait pivoter le miroir principal, l'autre en effet permet de viser le soleil ou une étoile pour ramener son reflet sur l'horizon, par double réflexion.

Archibald était plongé dans un abîme de réflexion. Comment trouver le soleil en pleine nuit ? Si la question vous semble absurde, dans son état, elle suscite bien des interrogations pour celui qui n'a jamais été une lumière dans pareil cas. Il lui faudra de longues minutes pour comprendre que l'étoile polaire le sortira d'affaire, c'est du reste la seule qu'il identifie sans erreur. C'est ainsi qu'il la fixa intensément sans imaginer les conséquences de ce choix.

La boussole jusque-là observait son manège avec un brin de condescendance pour Archibald dont elle appréciait les volte-face. C'est le choix de l'étoile polaire qui lui met les aiguilles en boule. Elle se sentit soudainement délaissée, inutile, déconsidérée pour un appareil dépourvu totalement de magnétisme alors qu'elle est l'instrument de navigation le plus ancien. Elle pensait mériter d'autres égards.

Si Archibald ne perçut pas le malaise de la boussole, le sextant remarqua son trouble et en fut contrit. Il savait l'antériorité de celle qui depuis plus de deux mille ans n'avait jamais perdu le nord et qui en cette nuit d'excès, semblait toute tourneboulée. Il se pencha vers elle, braquant de lui-même son grand miroir vers la belle. Archibald d'un coup n'avait plus le compas dans l'œil.

Notre Capitaine en perdit la tête. Il considéra à juste titre que sa raison ne lui permettait pas de mener à bien ce point qui n'était pas dans ses compétences. D'ailleurs c'est son permis de haute mer qui risquait de perdre des points, il confia la manœuvre à son second et alla se coucher laissant là, sur la carte marine, nos deux instruments en pleine lune de miel.

La boussole avait remarqué la réaction du sextant, elle reconsidéra dans l'instant la mauvaise opinion qu'elle avait pour cet instrument qu'elle trouvait trop complexe. Elle lui fit les yeux doux tandis que les miroirs de son compère se couvrirent d'une buée marquant l'émotion qui l’étreignait. La glace venait d'être brisée entre ces deux-là et nous pouvons regretter que cela n'arriva pas plus tôt sur le Titanic.

L'un fit pivoter de manière éradique son limbe, ayant perdu totalement sa maîtrise. Son tambour se mit à résonner fortement dans son armature qui se tordit totalement pour s'orienter comme sa nouvelle camarade vers ce nord magnétique qui avait fait sa gloire. La Boussole était aux anges, elle ne savait que dire, sentant monter en elle une émotion qu'elle ne parvenait pas à expliquer.

Tout bascula quand le sextant, dans un geste spontané, offrit à sa belle une rose des vents. Ce fut le coup de foudre entre ces deux-là et ce qui passa alors ne doit pas être divulgué. La carte par pudeur se retourna, offrant sa face vierge à leurs amours. Le second mit le pilote automatique en marche, préférant ne pas interrompre ce moment étonnant.

Le grain cessa dans l'instant, la mer se fit d'huile, le vent tomba, les nuages se déchirèrent pour offrir une splendide voûte étoilée. Sur le navire, tous les hommes d'équipage furent pris de torpeur, ceux qui étaient de quart s'endormirent en dépit de leurs efforts à rester éveillés. Il régnait désormais sur ce bateau un calme miraculeux, nul bruit venant de la coque ou de l'Océan.

Au petit matin, quand Archibald qui avait retrouvé ses esprits, en dépit d'une terrifiante gueule de bois, entra dans le poste de pilotage. Il en eut la berlue. Sur la table des cartes, à la place du sextant et de la boussole, il y avait une installation complexe d'appareils électroniques avec écrans lumineux et boutons multiples, le tout relié à une antenne parabolique.

Il chercha vainement ses instruments de bord : le sextant et sa boussole. Ces deux-là s'étaient fait la belle, franchissant l'espace-temps, pour aller couler des jours heureux dans une époque précédant l'éruption des satellites dans l'atmosphère. Prenant l'expression au pied de la lettre, ils élurent domicile dans une épave au fond de l'Océan, où nul ne viendrait interrompre leurs amours.

À contre-sens.


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