Yoga, la Voie et la Vie ?

par lephénix
samedi 18 mai 2024

Le yoga est une pratique millénaire, construite au carrefour des cultures en s’adaptant à chacune. Il est bien plus qu’une pratique corporelle, une technique de bien-être ou une hygiène de vie anti-âge, fussent-elles à visée spirituelle – et bien plus qu’un marché très lucratif confortant l’obsédant culte occidental de la « performance ». Moins gymnaste que philosophe, Jeanne Burgart-Goutal conte sa voie de transformation par le yoga, arpentée pendant une décennie riche en découvertes comme en déconvenues, avec la complicité imagière d’Aurore Chapon avec qui elle avait consigné le roman graphique Resisters (Tana, 2021). Le yoga, une voie pour aller à l’essentiel , dans la conscience de soi - et du Soi ?

 

«  Le yoga, c’est l’arrêt des tourbillons du mental », selon les Yoga-sûtra, le premier traité de yoga connu. Le terme « yoga », venu de l’anglais yoke (joug), apparaît dans le Veda, 1500 ans environ avant notre ère comme désignant l’attelage, le labour, le déplacement voire le stratagème ou le remède, en opposition à ksema, le repos.

Dans sa profondeur, le yoga ne se réduit donc pas à une pratique sur le tapis : il vise à réaliser l’union du corps, du mental et de l’esprit – et l’union de l’individualité avec la conscience universelle. Ainsi, les sages de l’Inde vivent et réalisent en eux-mêmes la libération de cette Conscience.

Le corps qui nous porte est bien plus qu’une mécanique biologique à entretenir ou à asservir à des fins de « performance » – il est le point de rencontre de tous les plans d’existence de l’être humain...

La quête de Jeanne Burgart-Goutal part des pistes les plus fréquentées par les adeptes de bien-être pour aboutir aux bifurcations les plus secrètes - jusqu à l’évidence même où tout se dissout en plénitude : « Deviens ce que tu es ! » Et si, finalement, il n’y avait rien à atteindre ? S’il y avait juste à laisser se révéler une Réalité déjà là, inhérente à chacun ?

 

Aux sources du yoga

 

Bien avant Jeanne Burgart Goutal, le Dr. Thèrèse Brosse (1902-1991), alors chef de clinique au service de cardiologie à l’hôpital Broussais, est partie en 1935 pour une mission d’étude instrumentale du yoga en Inde, en quête d’une « énergétique de l’homme intégral ». Ainsi, la cardiologue a donné droit de cité à cette « technique de transformation psychosomatique » dans la recherche officielle. Auprès des yogis, la neurophysiologie lui a appris que l’un des hémisphères cérébraux représente « nous dans le monde » et l’autre « le monde en nous »... Comme dans la simplicité primordiale du souffle qui fait entrer le monde en nous et nous dilue dans le monde...

Dès l’entre-deux-guerres d’une autre course aux armements, le Dr. Brosse a administré la preuve que la « connaissance scientifique » n’est qu’une étincelle infime au sein d’une conscience beaucoup plus vaste, latente en chacun de nous (1)...

En septembre 2012, Jeanne Burgart Goutal cherche un « nouveau sport » - et, sur les conseils de sa soeur, pousse la porte d’une salle de yoga. Première prise de conscience : « J’avais fait connaissance avec mes organes... et avec Chitta, le singe de mon esprit !  »

Une philosophe ne peut que questionner le yoga, au-delà des « postures » saupoudrées de « respirations » et interoger son histoire, sa diffusion – de quoi se perdre dans une variété de significations, une multiplicité de yogas (de sagesse, de dévotion, d’action, de méditation, etc.) et se disperser sur deux lignes de front, entre matérialisme et spiritualisme – entre gymnastique et pratique philosophique. Du yoga, on ne saurait parler qu’au pluriel, dans le lâcher prise, la libération du mental et le dépassement de l’ego pour entrevoir la vérité de l’être au monde...

Durant l’été 2016, elle se rend à son premier « festival de yoga » près d’Aix-en-Provence et s’immerge dans le crissement des cigales ainsi que dans un approfondissement plus personnalisé auprès d’un yogi tantrique vivant en marge de « la société » - en toute « autonomie », comme il se doit : « Bienvenue à Ushuaïa dans ton froc, la vie en conditions réelles  »... Un sacré boulot, l’autonomie, dans l’ermitage Saint-Bernie, mais enfin « on n’est libre que de choisir ses esclavages  »...

Heureusement, il y a « le réseau » le rattachant à « la société », comme une « toile d’araignée dont les fils sont invisibles dans l’ombre, mais lumineux lorsqu’une ondée ou un rayon de soleil les fait scintiller » - bref, « ne confondons pas autonomie et autarcie »... Bernie reçoit pour des « formations » dans sa Shala des « chercheurs énergiques » en quête d’un autre rapport au monde ou d’un état de conscience élargi...

Par ses recherches bibliographiques, la philosophe apprend qu’ « à partir du XIXe siècle, les livres de yoga sont marqués par la rencontre entre Inde et Occident  ». Ainsi, « le yoga se mondialise, et de nouvelles synthèses et hybridations voient le jour  » - les plus célèbres auteurs indiens de cette période sont alors Sri Aurobindo (1872-1950) ou Vivekananda (1863-1902). En somme, son histoire s’avère « semblable à celle de la pizza napolitaine : ancienne, locale, mais aussi faite d’emprunts, plurielle, codifiée sur le tard, mondialisée puis réancrée dans une tradition réinventée  » (Marie Kock). Au Xie siècle apparaissent, avec le hatha yoga, « les postures, les techniques de nettoyage interne et de canalisation du souffle destinées à purifier ». La dimension physique de la pratique se fait stratégique pendant la colonisation britannique – « c’était pour les combattants de l’indépendance une manière discrète de se préparer clandestinement à la lutte  ».

 

De l’écoféminisme au yoga de la terre

 

Pour Jeanne, la quête d’une expérience libératrice se double par des recherches sur l’écoféminisme, ce qui suscite bien d’autres questions : si sa pratique (8 millions de pratiquants en France) est majoritairement féminine, le yoga est-il pour autant féministe ? Et que peut-il changer à notre rapport à la nature ?

Pour nombre de ses enseignants, l’écologie, dirait-on, est une « réalité vécue : toilettes séches, forage pour l’eau, panneaux solaires, potager... tout un mode de vie décroissant en acte »... La « famille écoyogi » pourrait aisément s’élargir non seulement aux hérauts de l’indépendance indienne ( Aurobindo, Gandhi, Tagore) mais aussi aux poètes romantiques (Goethe, Hölderlin, etc.), aux philosophes transcendantalistes (Emerson, Thoreau), aux féministes végétariennes révolutionnaires (Charlotte Despard, Margaret Cousins) voire à Aldous Huxley (1894-1963) et aux auteurs de la Beat Generation (Ginsberg, Kerouac).

Depuis les seventies, les penseurs de l’écologie profonde font école – et font du yoga un des moyens de réalisation du « soi écologique ». Ainsi, la philosophe et activiste Vandana Shiva, surnommée « la rock star de l’écoféminisme ») rappelle ce rapport vital à l’unification et à l’unité : «  le yoga, ce n’est pas juste les asanas, c’est faire un avec la terre nourricière  ».

Un séjour en Inde s’impose, n’en déplaise au sédentaire Bernie – et les découvertes s’enchaînent avec l’ayurvéda, l’aspect scientifique et médical de la même philosophie de la nature et de la vie. Par sa pratique, le disciple « s’inscrit consciemment dans les rythmes naturels (...) La santé, ce n’est pas juste l’absence de maladie, c’est l’harmonie avec le cosmos. »

Mais la pratique du tantra ne va pas sans découvenue : la vénération du féminin sacré, de la Déesse « n’implique pas de respecter les femmes réelles »... Sevrée de ses adorations comme de son irrépressible besoin de convoquer un yoga « pur et dur » permettant de dépasser sa condition, revenue à l’enseignement de la philosophie dans un lycée à Marseille, Jeanne Burgart Goutal perçoit l’exercice de son métier, somme toute, comme un yoga : « Désormais, ce qui comptait, (...) c’était l’écoute, le vivant, la présence, l’attention. Je compris qu’enseigner avec coeur était bien plus « du yoga » que faire des postures acrobatiques sur un tapis ou rester en lotus des nuits entières. »

La voilà à son tour « passeur de yoga » en Occident, en chemin dans la transmission d’une sagesse millénaire vécue en énergétique du Réel. Ainsi, tout est bien qui finit bien dans la conscience de plus grand que soi, dans l’immensité de l’instant, « simplement reliée au souffle qui va, qui vient, librement » - « tout est là » dans l’intelligence d’un corps transmuté, pénétré d’absolu...

Non, définitivement : le yoga n’est pas une displine à la mode depuis la vague hippie ou une voie d’ « optimisation de soi » dans un esprit de compétition – il est juste une pratique d’hygiène mentale, individuelle voire sociale permettant de se relier à un Univers qui ne nous est plus une « donnée extérieure », mais un donné primordial vécu en pleine conscience...

1) Dr. Thérèse Brosse, La « Conscience-Energie » structure de l’homme et de l’univers – ses implifications scientifiques, sociales et spirituelles, éditions Présence, 1978

 

Jeanne Burgart Goutal et Aurore Chapon, Yoga Shalala, Tana éditions, 240 pages, 22 euros


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