Le souverain cancer de Charles III

par Sylvain Rakotoarison
jeudi 8 février 2024

« Au cours de la récente intervention pour une hypertrophie bénigne de la prostate, un problème distinct a été constaté (…). [Des] tests ultérieurs ont permis d'identifier une forme de cancer. » (Communiqué de Buckingham Palace, le 5 février 2024).

 

Le mot est lâché. Cancer. Le peuple britannique a été ému par le communiqué de Buckingham Palace qui a annoncé le lundi 5 février 2024 que le roi Charles III souffrait d'un cancer et qu'il est traité médicalement pour cette raison. Il s'était fait opérer de la prostate (il était hospitalisé du 26 au 29 janvier 2024) et c'est donc fortuitement que son cancer a été dépisté. Selon le Premier Ministre Rishi Sunak, ce cancer aurait été dépisté très tôt, ce qui lui donne en principe de grandes chances de guérison : « Je ne doute pas qu'il retrouvera rapidement toutes ses forces et je sais que le pays tout entier lui adresse ses meilleurs vœux. ».

À plus de 75 ans, Charles III, qui a succédé à sa mère Élisabeth II en septembre 2022, il y a près d'un an et demi, après s'y être préparé au métier de monarque pendant soixante-dix ans, se retrouve donc dans une tourmente personnelle qu'il aurait évidemment préféré éviter. Si la nature du cancer n'a pas été révélée, l'information a tout de même le mérite de donner une certaine transparence de sa situation médicale. C'était déjà le cas lorsque son opération de la prostate a été annoncée. Il faut dire que la famille royale est parraine ou responsable de plus de 400 000 œuvres dans le pays et que le roi lui-même doit participer à environ cent à cent cinquante cérémonies par an. Son absence pour la durée du traitement aurait de toute façon été constatée.

Au-delà de cette conséquence directe, la maladie du souverain n'affectera pas énormément la continuité de l'État britannique dans la mesure où le pouvoir se retrouve sous la direction du Premier Ministre et pas du roi. Même si l'annonce d'un cancer d'une personnalité publique est désormais relativement fréquente, c'est tout de même notable et assez rare pour un homme d'État. En général, ces communications concernent plutôt des artistes, des acteurs, des chanteurs, et rarement des personnes qui se trouvent au pouvoir et qui, donc, ont la responsabilité d'une communauté nationale en entier.

Certains journaux en profitent pour évoquer de nouveau l'hypothèse d'une abdication du roi. À tort à mon avis car une démission de fonction officielle peut aussi signifier une démission du combat face à la maladie. Charles III entend bien rester positif et agir, selon ses possibilités, comme s'il n'avait rien. Le principe de l'abdication dans une monarchie est un véritable problème propre à ce type de régime institutionnel, dès lors que l'espérance de vie a évolué en croissance. La plupart des monarchies européennes ont connu ces abdication pour laisser les héritiers prendre la relève à un âge encore convenable. Élisabeth II ne voulait absolument pas entendre parler d'abdication et si on lui avait laissé exprimer ses préférences, elle aurait de toute façon souhaité abdiquer en faveur de son petit-fils William en sautant une génération.

On avait aussi ce problème au Vatican quand Jean-Paul II, très malade, avait refusé de renoncer en laissant Dieu décider tout seul. Son successeur Benoît XVI, pourtant conservateur sur la liturgie, a déminé le terrain pour ses successeurs en quittant, épuisé, le Saint-Siège pour une retraite méritée, ce qui permet aujourd'hui à l'actuel pape François, le plus âgé depuis plus d'un siècle (87 ans), de se laisser la possibilité, également, de démissionner. Je ne doute pas que Charles III prendrait ce rôle de Benoît XVI si, dans le cas que personne ne souhaite, la maladie évoluait définitivement dans la mauvaise direction.

Mais quittons ces considérations institutionnelles qui ont peu d'intérêt (l'important serait plutôt le résultat des prochaines élections législatives britanniques qui se profilent à l'horizon) pour revenir au cancer. Le communiqué indique précisément la raison de cette transparence : le roi a « choisi de partager son diagnostic afin d'éviter les spéculations, et dans l'espoir d'aider le public à comprendre tous ceux qui sont touchés par le cancer dans le monde entier ».



Non sans malice, Cécile Ducourtieux, la correspondante du journal "Le Monde" à Londres, a rappelé le 5 février 2024 la situation déplorable de la santé au Royaume-Uni : « Le pays est un des plus mal classés des pays occidentaux pour les taux de survie au cancer, en raison de diagnostics souvent bien trop tardifs. Les Britanniques ont de plus en plus de mal à décrocher des rendez-vous avec leurs médecins généralistes, pas assez nombreux (environ 2,8 pour 1 000 habitants). (…) Plus de 7 millions de Britanniques sont sur une liste d’attente pour des opérations ou des traitements au NHS, le système de santé public, et beaucoup attendent des mois avant d’avoir accès à des chimiothérapies. ».

Une telle transparence est inédite en général au plus haut niveau de l'État. En France, on se souvient bien sûr de la maladie de Georges Pompidou, également celle de François Mitterrand, qui avait même menti aux Français dès 1981 en se piégeant lui-même à vouloir publier des bilans de santé régulier, enfin, celle moins connue de Jacques Chirac dont les conséquences de l'AVC en été 2005 n'ont pas été bien évaluées sur sa capacité à diriger encore le pays.

Une telle annonce va ainsi dans le bon sens, pas seulement institutionnel mais simplement humain. L'annonce d'un cancer est hélas très ordinaire, très fréquente, trop fréquente. L'évolution de la société (notamment la sédentarité, les pollutions, une alimentation industrielle ou trop riche, des grossesses tardives, etc.) va dans le sens d'une augmentation notable du nombre de cancers, ce qui signifie que plus d'une personne sur deux (60% en fait) va connaître cette maladie au moins une fois au cours sa vie. L'OMS (Organisation mondiale de la santé) prévoit une augmentation de 77% du nombre de nouveaux cas de cancer dans le monde en 2050 par rapport à 2022.



Mais si c'est la mauvaise nouvelle des temps modernes, il y a aussi une bonne nouvelle : le cancer n'est plus synonyme de mort, et c'est l'essentiel. Certes, c'est synonyme de combat difficile, de traitements épuisants, mais la médecine progresse à grand pas et c'est réjouissant : beaucoup de cancers se soignent, parfois avec des taux de survie (après cinq années) qui dépassent largement les 90% (j'ai bien conscience qu'un pourcentage du taux de survie ne veut strictement rien dire et les statistiques sont, généralement, hors de l'humain ; pour un patient, c'est 100% ou 0% et point, si possible pas final). Bien entendu, plus il y a de dépistage, plus tôt est détecté le cancer, plus certain il peut se combattre, mais il y a aussi la manière de le soigner (de les soigner, il y a autant de maladies que de cancers), et c'est cela qui est réjouissant.

Par coïncidence, anticipant l'improbable communiqué de la famille royale britannique, la radio France Inter a invité le vendredi 2 février 2024 pour sa matinale deux chercheurs en cancérologie : le professeur Jean-Yves Blay, oncologue et président d'Unicancer (directeur du Centre Léon-Bérard à Lyon), et la docteure Suzette Delaloge, oncologue et spécialiste du cancer du sein à l'Institut Gustave-Roussy (directrice du programme de prévention personnalisée des cancers Interception). La station organisait justement une journée spéciale sur le cancer ("La science face au cancer") et le producteur de l'émission, Ali Baddou présentait ainsi son interview : « Le mot seul de cancer suffit à faire peur chacun d'entre nous. On peut le vivre, le cancer, comme une fatalité, parfois comme une loterie, parfois aussi comme une profonde injustice. ».



Jean-Yves Blay a rappelé que le cancer était un fait de société majeur car on constate 430 000 nouveaux cas par an en France (et 170 000 décès liés au cancer par an), ce qui est immense. Mais s'il y a une nette amélioration dans le traitement contre le cancer, c'est parce que la recherche médicale a fait de grands progrès dans la compréhension du mécanisme qui fait qu'une cellule normale devient une cellule cancéreuse, ce qui permet de savoir comment traiter la cellule mauvaise et de préserver celle qui n'a pas besoin d'être traitée, en connaissant précisément ses anomalies de fonctionnement.



Ainsi, Suzette Delaloge a expliqué : « La plupart de ces cellules normales, même mutées, même avec des anomalies de l'ADN qui pourraient faire un cancer, n'en vont jamais faire de cancer, mais sous l'effet de changements de l'inflammation, de l'immunité à cause (…) des expositions diverses et variées, un cancer peut survenir. À partir de ça, on est aujourd'hui capable de construire de nouvelles interventions de prévention. ».

Le corps est en perpétuelle transformation, certaines cellules meurent tandis que d'autres naissent. Lorsqu'une cellule se reproduit, il est possible, statistiquement, qu'elle n'ait pas tout à fait le même code génétique, elle peut muter, mais généralement, quand cette mutation est grossière, le corps est bien fait et des anticorps sont là pour les éliminer. C'est quand les mutations sont plus fines que le corps a plus de mal à les distinguer et à les éliminer, mais ce qui est sûr, c'est que la situation immunitaire du patient est essentielle dans la prévention des cancers, et le fait de faire du sport, par exemple, permet de renforcer son système immunitaire (et aussi le fait de "bien" manger, c'est-à-dire de la nourriture de qualité).

Malheureusement, il n'y a pas que des causes externes au cancer car il touche aussi des enfants, des personnes qui ne sont pas exposées aux causes habituelles du cancer. Jean-Yves Blay l'a expliqué ainsi : « La loterie, c'est une très bonne expression ! La loterie, c'est juste quelque chose que l'on ne comprend pas, en fait, sur le plan biologique, que nous allons comprendre, je pense, parce qu'effectivement, les cancers des personnes jeunes, des enfants, ne résultent pas des mêmes mécanismes que les cancers des sujets âgés. Mais la compréhension de pourquoi ici et maintenant, pourquoi moi, pourquoi mon enfant, c'est quelque chose qu'on est en train de décrypter actuellement. ».

Suzette Delaloge a donné quelques indications sur la prévention : « La prévention, il y a deux choses. Il y a un, c'est ce qui s'adresse à la population générale. Il ne faut pas fumer, il ne faut pas boire trop d'alcool, il faut bien manger, il faut faire de l'exercice, etc. Mais malheureusement, ça ne suffit pas. Un, ça ne suffit pas ; deux, on ne peut pas vivre ailleurs que le monde dans lequel on vit, nous sommes en 2024, nous sommes assis, vous êtes assis toute la journée. On ne peut pas faire autrement, nos modes de vie, nous les subissons en partie, et donc, il faut absolument lutter contre ça. Donc, notre point de vue actuel, c'est : il faut, un temps donné, chez une personne donnée, construire quelque chose en plus, c'est-à-dire une prévention un peu plus personnalisée. Donc, il y a le dépistage, la prévention normale, mais en personnalisant, ça veut dire que chez moi, chez vous, un temps donné, on va pouvoir déterminer le risque de développer un cancer dans les années qui viennent et faire en sorte que chez vous, on évite le cancer, ou on évite le cancer grave. ».

Jean-Yves Blay a parlé de l'intérêt de l'intelligence artificielle : « On est capable effectivement, avec les outils qui sont mis à notre disposition, de repérer sur des images radiologiques, de manière très fine, la nature potentiellement maligne d'une tumeur. Et également, sur les examens, ce qu'on appelle anatomopathologiques, c'est-à-dire sur un examen microscopique de la tumeur, on est capable de repérer, grâce à l'intelligence artificielle, certaines formes particulières de cancer, voire même faire un diagnostic du cancer, que l'humain voyait mais moins bien. C'est vraiment une aide, un peu comme le scanner a aidé à la radiologie conventionnelle, et c'est quelque chose qui va pénétrer le système de santé, notre organisation de prise en charge, de manière très profonde dans les années à venir, c'est certain. ».

Malgré la complexité due notamment à l'allongement de l'espérance de vie (nous ne sommes pas adaptés à vivre aussi longtemps, au contraire des éléphants qui ne développent pas de cancer), Suzette Delaloge a envisagé la perspective de vaccins contre le cancer : « Malgré tout, il est possible aujourd'hui d'envisager, à un horizon de dix à vingt ans, un certain nombre de vaccins qui pourraient empêcher la survenue de cancers. (…) Pas des vaccins qui s'adressent à des agents infectieux, ça, on sait le faire, il faut se vacciner contre le papillomavirus, on va éviter le cancer lié aux papillomavirus qui est en grande augmentation (…), c'est dramatique, on nous demande des vaccins, et en même temps, les gens ne font pas les vaccins qui sauvent énormément de vies, c'est incroyable, c'est un aparté, mais là, on parle de vaccins qui pourraient permettre d'empêcher des cellules de devenir cancéreuses, oui, ça existe. Ça va commencer par des situations génétiques particulières, mais ça va pouvoir s'étendre à beaucoup de personnes ensuite. ».

Une des avancées majeures en cours depuis les quinze dernières années, c'est l'immunothérapie (étudiée depuis les années 1970). Explication de la docteure Delaloge : « Un certain nombre de cancers sont assez dépendants de l'immunité de l'hôte [c'est la personne qui est malade] et se développent... (…), un certain nombre de cancers sécrètent des substances qui font que l'immunité de la personne liée à ce cancer est dégradée. Et en fait, l'immunothérapie recharge les batteries, permet aux cellules immunitaires de l'hôte de reconnaître le cancer, d'aller détruire le cancer. Et ça marche sur pas mal de cancers, ça a été révolutionnaire dans la prise en charge de certains cancers, mélanome, cancer du rein, du poumon, etc. Aujourd'hui, on est à peu près à la fin de la première génération d'immunothérapies, il y a d'autres générations qui arrivent, et l'association de ces immunothérapies à d'autres thérapies est aussi assez remarquable, donc on a encore un champ énorme d'immunothérapies à développer. ».

Une autre avancée majeure, les thérapies ciblées. Explication du professeur Blay : « Les thérapies ciblées, c'est en fait très simple. Maintenant qu'on comprend la biologie de de la cellule cancéreuse, qu'est-ce qui est muté, quelle est la clef de démarrage de la cellule cancéreuse, il s'agit, au lieu de mettre dessus du destop qui va détruire, la chimiothérapie, c'est d'enlever la clef ou de bloquer la clef. Et de cette manière-là, on comprend très vite qu'on va avoir une efficacité qui est spécifique de la cellule cancéreuse, [pendant très longtemps, on a pensé qu'il fallait tuer la tumeur pour guérir du cancer] (…) parce que les cellules cancéreuses sont paradoxalement un petit peu plus fragiles que les cellules normales qui réparent mieux, mais maintenant, en comprenant mieux la biologie du cancer, on sait bloquer les clefs, en fait, il n'y a pas qu'une seule clef, ça, c'est une vision qui serait idéale mais qui n'est pas le cas, on sait bloquer quelques clefs de la cellule cancéreuse, ce qui fait qu'elle s'arrête ou qu'elle meurt car elle ne peut pas supporter de vivre sans ces démarreurs. ».

Alors que le gouvernement vient d'assouplir les règles sur les pesticides, facteurs de cancers, et même que la Présidente de la Commission Européenne Ursula von der Leyen a retiré son plan de retrait des pesticides, Suzette Delaloge n'y a pas vu vraiment une contradiction mais surtout le résultat d'un équilibre instable : « Évidemment, c'est une bonne question [sur les pesticides], et notre vie est faite de contradictions. Il faut toujours se situer à un niveau macroéconomique et macro-santé. Et il y a un certain nombre de choses qu'on a faites, de choses qu'on a développées pour vivre plus longtemps et qui nous ont permis aujourd'hui d'avoir des espérances de vie plus longues, qui sont délétères. Le développement de la nourriture ultratransformée, ça permet à une grande partie de la population mondiale de vivre plus longtemps, ça augmente le risque de cancers, de maladies métaboliques, etc. Et les pesticides, c'est exactement la même chose. Et donc, à nous de trouver un équilibre ensemble, dans les prochaines années. C'est la même question que l'écologie ; l'écologie et la santé se rejoignent totalement dans de nombreux domaines. Je pense qu'une vision globale écologie santé pour le futur est absolument utile. ».

Cette vision globale aura évidemment du mal à se concevoir mais elle sortira sans doute plus aisément du monde scientifique que du monde politique trop occupé au très court terme.


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Sylvain Rakotoarison (05 févvrier 2024)
http://www.rakotoarison.eu


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