Le mystérieux client du bistroquet
par C’est Nabum
mercredi 5 mars 2025
Brève de comptoir.
Il est un lieu où se mêlent étrangement les solitudes les plus diverses tandis que dans le même temps, d'autres viennent y trouver la compagnie d'amis avec lesquels ils vont partager un bon moment autour d'un petit verre. Remarquez que dans un bar, le verre est toujours petit, un souci de modération linguistique qui ne tient pas à l'épreuve du réel. Mais ceci est une autre histoire et les tenants de la lutte contre l'alcoolisme éviteront de boire mes paroles.
Dans cet estaminet, Archimède, un vieil habitué tient le zinc à longueur de journée. Il pourrait écrire une chronique de l'endroit tant il passe son temps à épier chaque consommateur, à tendre l'oreille pour saisir des bribes de conversations et de temps à autre, tenir le crachoir à qui s'aventure à lui adresser la parole. Rien ne lui échappe en ce lieu qui est devenu au fil du temps le théâtre de son existence.
Pour meubler les temps morts, il siffle de temps à autre un petit blanc qui se chargera de cassis à l'heure de l'apéritif ; seule entorse qu'il s'autorise à sa cure exclusive de sauvignon. Il faut bien admettre qu'au fil de la journée, sa capacité d'observation perd un peu de son acuité tandis qu'il a le verbe plus haut et le regard plus brillant. L'activité d’ethnologue du bistrot n'a pas que des heures de gloire.
Rien pourtant n'échappe à son observation aiguë de cette faune qui vient s'échouer ici, le temps d'une petite escale ou d'un ravitaillement substantiel. C'est ainsi que notre ami eut à observer un comportement qui aiguisa son insatiable curiosité. Un homme seul s'installa à une table. Quand le loufiat vint prendre sa commande, il parut surpris. Puis, sans demander d'explication, il apporta deux verres de pastis qu'il déposa devant ce curieux consommateur.
Archimède ne peut que noter cette surprenante manière d'étancher sa soif. Il fut plus encore éberlué quand l'homme trinqua avant que de boire lentement l'un après l'autre les deux verres. Notre observateur prit ce jour-là, ce comportement pour une manifestation sans grande conséquence d'une originalité assez inhabituelle.
Comme la chose se reproduisit pour devenir une habitude, chaque jour à la même heure, Archimède n'eut plus l'esprit en repos avant que de s'enquérir d'une explication de la bouche même de ce personnage pittoresque. Il finit par se résoudre à lâcher son comptoir tout tenter l'aventure de se mouvoir jusqu'à la table de ce drôle de paroissien.
Le curieux de s'enquérir alors du pourquoi de ce comportement qui sortait de l'ordinaire. Dans cet établissement respectable, il était d'usage admis de tous et respecté par chacun, de ne boire qu'un verre à la fois, une pratique qui donnait satisfaction à ses stakhanovistes de l'hydratation compulsive.
Son interlocuteur de lui offrir tout d'abord un autre petit blanc avant que de lui confier une bien étrange histoire… L'homme avait été enrôlé pour la conscription navale. Il avait embarqué sur les vaisseaux du roi et se lia d'amitié avec un compagnon, embarqué lui aussi dans cette maudite galère. Ces deux-là devinrent rapidement inséparables et c'est en mémoire de cet ami, qu'il agit de la sorte.
Archimède de présenter ses condoléances à cet homme qui manifestement honorait la mémoire d'un disparu. L'autre de bien vite rectifier sa méprise. Son ami était bien vivant mais le retour à la vie civile les avait séparés. Il s'était ainsi promis de boire l'apéritif chaque jour que dieu fait, à la même heure, de cette manière, pour se retrouver en pensées.
Le curieux fut satisfait et de ce jour, respecta scrupuleusement le rituel de celui pour qui l'amitié était sacrée. Quand l'homme entrait, nos deux larrons se saluaient d'un signe de tête tandis que chacun de son côté, s'adonnait un rituel qui supposât des calices de formes différentes. Le temps passa ainsi, sans que rien ne diffère jusqu'à ce qu'un jour, l'homme ne commande qu'un verre de pastis et un verre d'eau.
Archimède ne peut résister à la curiosité et s'en vint présenter ses condoléances à ce collègue de rade. L'autre de s'étonner d'une telle démarche tout en demandant le pourquoi de cette mine d'enterrement. Notre ethnologue des cafés de déclarer qu'il a pensé que l'ami lointain venait de mourir puisque son vis à vis ne prenait plus qu'une seule consommation alcoolique.
L'autre de partir d'un éclat de rire avant de rassurer son interlocuteur : « Mon ami se porte le mieux du monde. Je vous remercie de vous inquiéter ainsi de sa personne. Lorsqu'il l'apprendra, il en sera touché. » Archimède manifestement n'y comprenant goutte avait une question qui lui brûlait les lèvres. Soucieux en premier lieu de répondre à cette première urgence, il commanda exceptionnellement un blanc cass.
Puis la douleur atténuée, il put posément interroger celui qui lui faisait face : « Mais pourquoi diantre, n'avez-vous commandé qu'un seul Pastis mon ami ? ». L'autre de boire une rasade de cette boisson anisée avant que de répondre : « C’est bien simple, de mon côté, pour des raisons qui me sont personnelles, j'ai arrêté de boire ! »
Notre pilier de comptoir s’en retourna précipitamment à son poste de contrôle. Voilà bien une réponse qui le laissa sur sa soif, soif qu'il s'empressa de combattre ainsi que ce mal de crâne soudain que fit jaillir une conversation qui lui resta sur l'estomac.
Je dois ce récit à un ami conteur qui se fit un malin plaisir de nous narrer à sa manière ce qui tient plus de la blague de comptoir que de la tradition de la littérature orale. Elle m'a pourtant semblé digne d'intérêt et j'ai à mon tour sacrifié à son charme. N'hésitez pas un seul instant à m'inviter boire un verre afin que je puisse vous la raconter de vive voix.