Amityville : la maison du diable ou le mirage d’une hantise ?

par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
mardi 15 avril 2025

Dans une paisible bourgade de Long Island, une maison de caractère au charme colonial cache un passé sanglant et des récits de terreur. Le 112 Ocean Avenue, théâtre d’un terrible massacre familial en 1974, est devenu une légende mondiale, portée par des livres, des films et des témoignages de phénomènes surnaturels. Mais que s’est-il réellement passé à Amityville ?

 

Les fondations d’un drame : une maison et une famille brisée

En 1924, au bord de la lagune d’Amityville, une maison de style colonial hollandais voit le jour. Avec ses cinq chambres, son hangar à bateaux et son panneau proclamant "High Hopes" (Grands espoirs), elle incarne le rêve américain. Pendant près de cinquante ans, rien ne trouble la sérénité de cette demeure bâtie sur un terrain anodin, loin des rumeurs de cimetières indiens ou de sorciers de Salem, comme le confirmeront plus tard les archives de l’Amityville Historical Society. Pourtant, en 1965, l’arrivée des DeFeo marque le début d’une tragédie qui fera basculer son destin.

 

 

Le 13 novembre 1974, à 3h15 du matin, Ronald DeFeo Jr., 23 ans, s’empare d’un fusil Marlin .35 et abat ses parents, Ronald Sr. et Louise, ainsi que ses quatre frères et sœurs : Dawn (18 ans), Allison (13 ans), Marc (12 ans) et John (9 ans). Les corps, découverts dans leurs lits, gisent dans une immobilité glaçante. Aucun voisin n’a entendu les coups de feu, un mystère que les enquêteurs attribuent à la disposition des lieux et à l’absence de silencieux, bien que des questions persistent. Ronald Jr., d’abord présenté comme une victime, avoue rapidement. Lors de son procès, il évoque des "voix" l’ayant poussé à agir, une défense qui ne convainc pas : il est condamné à six peines de 25 ans de prison.

 

 

Ce massacre, loin d’être un simple fait divers, devient le socle d’une légende. Les DeFeo, famille italo-américaine typique, cachaient des tensions : Ronald Sr. était autoritaire, Ronald Jr. luttait contre des addictions. Les psychiatres diagnostiquent chez lui un trouble de la personnalité antisociale, mais les spéculations sur une complicité – notamment de Dawn, dont la chemise portait des traces de poudre – alimentent les doutes. La maison, désormais tachée de sang, est mise en vente à un prix dérisoire, prête à accueillir de nouveaux occupants… et de nouvelles histoires.

 

 

Les Lutz : 28 jours dans l’œil du cyclone

En décembre 1975, George et Kathleen Lutz, un couple fraîchement marié, s’installent au 112 Ocean Avenue avec les trois enfants de Kathy, issus d’un précédent mariage : Daniel (10 ans), Christopher (7 ans) et Melissa (5 ans). Conscients du passé macabre de la maison, ils y voient une opportunité financière, séduits par son prix de 80 000 dollars. "Les maisons ne tuent pas les gens, les gens tuent les gens", dira George, balayant ainsi les superstitions. Mais après seulement 28 jours, la famille fuit, abandonnant meubles et effets personnels, affirmant avoir été chassée par des forces surnaturelles particulièrement violentes.

 

 

Selon leurs témoignages, relayés dans The Amityville Horror de Jay Anson (1977), les Lutz auraient vécu un cauchemar : odeurs fétides, bruits de pas, portes claquant, mouches envahissant la maison en plein hiver. George se réveillait chaque nuit vers 3h15, hanté par un froid inexplicable, tandis que Kathy aurait lévité au-dessus de son lit, son visage se transformant en celui d’une vieille femme. Leur fille, Missy, parlait d’une amie imaginaire nommée Jodie, un cochon aux yeux rouges. Un prêtre, venu bénir la maison, aurait été agressé par une voix criant "Sortez !". Pourtant, ces récits, aussi saisissants soient-ils, soulèvent des questions : pourquoi aucun enregistrement ou preuve tangible n’a-t-il émergé ?

Les Lutz, sous les feux des projecteurs, deviennent des figures controversées. George, géomètre de profession, et Kathy, mère dévouée, semblent sincères pour certains, opportunistes pour d’autres. Leur histoire, amplifiée par Anson, s’appuie sur 45 heures de témoignages enregistrés, mais des incohérences – comme l’absence de traces des prétendues intempéries décrites – éveillent le scepticisme. En 1979, William Weber, l’avocat de DeFeo, affirme avoir collaboré avec George pour embellir l’histoire, espérant ainsi rouvrir le dossier de son client. Les Lutz, jusqu’à leur mort (Kathy en 2004, George en 2006), n’ont jamais dévié de leur version, laissant planer un doute tenace.

 

La fabrique d’un mythe : de la plume au grand écran

L’histoire d’Amityville ne serait pas ce qu’elle est sans l’intervention de Jay Anson, un scénariste devenu écrivain. Publié en 1977, son livre The Amityville Horror : A True Story se vend à plus de six millions d’exemplaires, surfant sur un engouement pour l’occulte dans une Amérique post-Exorciste. Présenté comme un documentaire, le récit s’appuie sur les cassettes des Lutz, mais Anson prend des libertés, ajoutant des détails sensationnels – escaliers saignants, présence démoniaque – absents des témoignages originaux. Ce mélange de faits et de fiction pose la première pierre d’un empire médiatique.

En 1979, le film de Stuart Rosenberg, Amityville : La maison du diable, avec James Brolin et Margot Kidder, transforme la maison en icône pop. Produit pour moins de 5 millions de dollars, il en rapporte 86 millions, devenant l’un des films d’horreur les plus rentables de l’époque. Les lucarnes en quart de lune, assimilées à des « yeux diaboliques », hantent l’imaginaire collectif. Pourtant, le tournage, loin de la véritable maison (la ville ayant refusé l’accès), se déroule à Toms River, une ville située au New Jersey, dans une demeure modifiée pour l’occasion. Des rumeurs d’incidents paranormaux sur le plateau – lumières s’éteignant, objets disparaissant – alimentent la légende, mais aucune preuve ne les corrobore.

 

 

La franchise s’emballe : suites, préquelles, remakes (dont celui de 2005 avec Ryan Reynolds), documentaires et même un escape game voient le jour. Chaque œuvre s’éloigne un peu plus des faits, exploitant le nom "Amityville" comme un véritable label commercial. Les parapsychologues Ed et Lorraine Warren, figures incontournables du paranormal, enquêtent sur place en 1976, affirmant détecter une présence maléfique. Mais leur crédibilité, entachée par des accusations d’exagération, divise profondément. Ainsi, la maison devient un symbole, non pas d’horreur réelle, mais de la capacité humaine à transformer un drame en mythe universel.

 

 

Une quête de vérité entravée

L’affaire Amityville soulève des enjeux profonds, à la croisée de la psychologie, de la sociologie et de l’éthique. D’un côté, le massacre des DeFeo pose la question de la responsabilité individuelle : Ronald Jr. était-il un meurtrier calculateur ou une victime de troubles mentaux ? Les traces de poudre sur Dawn suggèrent-elles une vérité plus complexe ? De l’autre, les Lutz incarnent une société fascinée par le surnaturel, prête à croire en des forces invisibles pour donner sens à l’horreur. Leur récit, amplifié par les médias, reflète une Amérique des années 1970 en quête de frissons après les désillusions du Vietnam et de Watergate.

Les controverses abondent. Stephen Kaplan, parapsychologue sceptique, publie en 1995 The Amityville Horror Conspiracy, dénonçant une manipulation orchestrée par les Lutz et Anson. Il note que les propriétaires suivants – dont les Cromarty, de 1977 à 1987 – n’ont jamais signalé d’incidents paranormaux, se plaignant seulement des curieux. Les archives météorologiques contredisent les tempêtes décrites par les Lutz, et les témoignages de voisins ou d’enquêteurs locaux restent muets sur toute activité étrange. Pourtant, Daniel Lutz, dans le documentaire My Amityville Horror (2013), maintient la véracité des événements, décrivant un traumatisme durable. Qui croire, entre des récits humains marqués par la peur et des faits têtus ?

Les rapports de police, les procès-verbaux et les archives immobilières confirment le massacre et la vente de la maison, mais rien ne valide les phénomènes surnaturels. Les témoignages des Lutz, bien que poignants, s’appuient sur des souvenirs subjectifs, potentiellement influencés par le stress ou l’opportunisme. L’absence de preuves matérielles – photos, enregistrements – fragilise leur récit, tandis que l’exploitation commerciale brouille les pistes. Amityville devient ainsi un cas d’école : comment distinguer la réalité d’une légende lorsque l’émotion l’emporte sur les faits ?

 

Une maison immortelle dans l’imaginaire

Le 112 Ocean Avenue, aujourd’hui au 108 pour décourager les curieux, reste une maison habitée, vendue en 2023 pour 1,45 million de dollars. Aucun occupant récent n’a rapporté de hantises et les modifications architecturales – lucarnes remplacées, façade modernisée – semblent avoir exorcisé son aura maléfique. Pourtant, son ombre plane toujours. Les habitants d’Amityville, lassés des touristes, vivent dans une ville à jamais associée à l’horreur, un fardeau qu’ils n’ont pas choisi. La maison, devenue personnage, illustre la puissance des récits collectifs à façonner la mémoire.

 

 

Sur le plan culturel, Amityville a redéfini le genre de la maison hantée. Avant elle, peu de lieux réels avaient inspiré une telle frénésie médiatique. Le film de 1979, suivi de 27 longs-métrages et d’innombrables livres, a pavé la voie à des franchises comme Conjuring ou Paranormal Activity. Il a aussi révélé une soif de sensations fortes, où la frontière entre réalité et fiction s’estompe. Les Lutz, en partageant leur histoire, ont peut-être cherché à exorciser un traumatisme, mais ils ont aussi ouvert une boîte de Pandore, transformant un drame familial en un spectacle planétaire.

 

 

Enfin, l’affaire interroge notre rapport à la vérité. Dans un monde saturé d’images et de récits, Amityville nous rappelle que l’horreur naît souvent de l’humain : un fils tuant sa famille, une société amplifiant la peur. Si la maison était hantée, peut-être l’était-elle par les échos d’une tragédie trop lourde à porter. Sinon, elle reste un miroir de nos fascinations, où chacun projette ses propres démons. Comme le disait George Lutz, "il y avait des odeurs, des bruits, une présence". Réelle ou imaginée, cette présence vit encore, dans chaque frisson que le nom "Amityville" suscite.

 


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