François, le pape rebelle : une révolution inachevée pour l’Église catholique
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
lundi 21 avril 2025
Le lundi 21 avril 2025, la mort du pape François, né Jorge Mario Bergoglio, a clos un pontificat de douze ans marqué par une audace réformatrice sans précédent. Premier pape jésuite et américain, il a tenté de dépoussiérer une Église catholique ankylosée, en s’ouvrant aux marges. Mais ses efforts, entre gestes symboliques et résistances internes, ont-ils vraiment transformé l’institution plurimillénaire ?
Un pape des marges : les fondations d’une vision réformatrice
Jorge Mario Bergoglio, devenu François en 2013, n’était pas destiné à bouleverser l’Église catholique. Né en 1936 dans le quartier populaire de Flores à Buenos Aires, il grandit dans une Argentine marquée par les inégalités et les soubresauts politiques. Ordonné prêtre jésuite en 1969, il forgea une spiritualité ancrée dans la proximité avec les pauvres, influencée par la théologie de la libération, bien qu’il s’en distançât prudemment sous la dictature argentine (1976-1983). Son élection, à 76 ans, surprit : un non-européen, jésuite, choisi pour succéder à Benoît XVI, théologien conservateur. Dès ses premiers mots – un simple "Buonasera" lancé à la foule – François signala une rupture : celle d’un pasteur humble, loin des fastes pontificaux.
Sa vision réformatrice s’enracinait dans une conviction : l’Église devait être une "maison ouverte à tous", selon ses mots lors de l’audience générale du 28 août 2013. Rejetant le moralisme rigide de ses prédécesseurs, il prônait une pastorale de la miséricorde, inspirée par le Concile Vatican II (1962-1965). Ses gestes – refuser les appartements pontificaux pour une modeste résidence à la maison Sainte-Marthe, laver les pieds de prisonniers ou de réfugiés – n’étaient pas de simples coups médiatiques. Ils traduisaient une volonté de recentrer l’Église sur les périphéries, ces "marges" où il voyait la présence du Christ. Pourtant, cette approche heurta une Curie romaine habituée à la centralité doctrinale et au contrôle hiérarchique.
François comprit vite que moderniser l’Église impliquait de confronter ses rigidités internes. Il lança le Synode sur la famille (2014-2015), un processus consultatif inédit, visant à débattre des défis pastoraux : divorcés remariés, contraception, homosexualité. Ce fut un premier choc : jamais un pape n’avait osé ouvrir un tel espace de dialogue, risquant de fissurer l’unité catholique. Mais cette audace, saluée par les progressistes, alarma les conservateurs, qui y virent une menace contre le dogme. Dès lors, François navigua entre deux feux : réformer sans rompre, inclure sans désavouer la tradition.
Une main tendue aux homosexuels : entre ouverture et limites doctrinales
L’un des marqueurs du pontificat de François fut son approche des personnes homosexuelles, un sujet explosif pour l’Église. En 2013, dans l’avion le ramenant des Journées mondiales de la jeunesse à Rio, il lâcha une phrase devenue célèbre : "Si une personne est gay et cherche le Seigneur avec bonne volonté, qui suis-je pour la juger ?". Ce n’était pas un blanc-seing à l’homosexualité – le Catéchisme de l'Église catholique qualifie toujours les actes homosexuels d’"intrinsèquement désordonnés" – mais un changement de ton radical par rapport à Jean-Paul II, qui dénonçait l’homosexualité comme un "péché" majeur, ou à Benoît XVI, qui la voyait comme une "menace" à la famille. François, lui, voulait accueillir sans condamner.
Son discours évolua avec audace. En 2020, dans le documentaire Francesco, il défendit l’union civile pour les couples homosexuels : "Les personnes homosexuelles ont le droit d’être en famille. Ce qu’il faut, c’est une loi d’union civile, elles ont le droit d’être couvertes légalement". Cette prise de position, inédite pour un pape, provoqua une onde de choc. Les progressistes y virent une révolution, les conservateurs une trahison. Pourtant, François ne toucha pas à la doctrine : il réaffirma que le mariage restait l’union d’un homme et d’une femme. Cette tension – ouvrir la pastorale sans réformer le dogme – fut au cœur de sa stratégie, mais aussi de ses limites.
Le point d’orgue vint en 2023 avec Fiducia Supplicans, une déclaration autorisant les bénédictions de couples de même sexe, à condition qu’elles ne soient pas confondues avec le sacrement du mariage. Ce texte, signé par François, fut salué comme un "grand pas" par le sociologue Josselin Tricou, mais critiqué par les épiscopats africains, notamment au Nigeria et en République démocratique du Congo, qui y virent une concession à l’Occident. François, conscient des divisions, insista sur la miséricorde : "Nous sommes tous des enfants de Dieu", répétait-il. Mais son usage maladroit du terme "frociaggine" (un mot italien péjoratif pour "pédés") en 2024 ternit son image, révélant les limites d’un pape octogénaire, prisonnier de sa génération et de sa culture.
Les migrants : un combat pour la "civilisation de l’accueil"
François fit des migrants une priorité absolue, voyant en eux les "crucifiés d’aujourd’hui". Sa visite à Lampedusa en 2013, île symbole des drames migratoires, marqua les esprits. Il y dénonça la "globalisation de l’indifférence" et pleura les morts en mer, un geste qui contrastait avec la frilosité de ses prédécesseurs. Ce n’était pas qu’un symbole : François ancrat sa réflexion dans la doctrine sociale de l’Église, notamment le principe de la destination universelle des biens, énoncé par Pie XII en 1952, qui légitime un droit naturel à l’immigration. Pour lui, accueillir était un impératif évangélique.
Ses prises de position furent sans équivoque. En 2017, il déclara que la sécurité personnelle devait primer sur la sécurité nationale, une phrase qui déclencha une polémique. En 2024, il qualifia de "péché grave" les tentatives de repousser les migrants, dénonçant les "cimetières" de la Méditerranée et du désert. Ces mots, prononcés lors d’audiences générales, visaient autant les politiques restrictives des États que les consciences des fidèles. Il soutint des initiatives concrètes, comme les corridors humanitaires pour les réfugiés syriens, et rencontra des migrants lors de ses voyages, notamment en Irak en 2021.
Mais ce plaidoyer se heurta à des résistances. En Europe, des catholiques conservateurs, proches des mouvements populistes, reprochèrent à François un "angélisme" déconnecté des réalités. Aux États-Unis, son opposition aux politiques anti-immigration de Donald Trump lui valut des critiques acerbes. Même au sein de l’Église, certains évêques, notamment en Afrique, plaidèrent pour des approches plus pragmatiques, craignant que l’accent mis sur les migrants ne détourne des priorités locales. François, inflexible, voyait dans ce combat un test pour l’humanité de l’Église : "Dieu voit les migrants que personne ne veut voir", martelait-il.
Une Église divisée et un héritage fragile
Les réformes de François ne se firent pas sans heurts. La Curie romaine, bastion du conservatisme, freina ses initiatives. Le Synode sur la synodalité (2021-2024), conçu pour décentraliser l’Église et donner voix aux laïcs, fut critiqué comme une "occidentalisation" par les épiscopats du Sud. Les cardinaux ultraconservateurs, comme l’Américain Raymond Burke, accusèrent François de diluer la doctrine. En 2018, l’archevêque Carlo Maria Viganò alla jusqu’à demander sa démission, l’accusant de couvrir un "réseau homosexuel" au Vatican. Ces attaques, souvent relayées par des médias de droite, révélèrent la profondeur des fractures.
François lui-même contribua à ces tensions par ses maladresses. Ses propos spontanés, comme l’association de l’homosexualité à la "psychiatrie" en 2018, nécessitèrent des clarifications. Sa santé fragile, marquée par une hospitalisation pour pneumonie en 2025, limita sa capacité à imposer ses réformes. Surtout, il ne toucha pas aux structures fondamentales de l’Église : le célibat sacerdotal, l’exclusion des femmes du sacerdoce et la centralité du Magistère restèrent intacts. Pour le sociologue Olivier Bobineau, François "avançait à pas feutrés", conscient que des changements radicaux risquaient un schisme.
À sa mort, l’héritage de François reste ambivalent. Il a incontestablement déplacé le curseur, rendant l’Église catholique plus accueillante pour les homosexuels et les migrants. Mais la doctrine, figée, limite la portée de ses gestes. Selon Piero Schiavazzi, professeur de géopolitique vaticane, François a redistribué le pouvoir vers les périphéries géographiques, mais sans briser le "verrou sacerdotal" qui structure l’institution. Son successeur héritera d’une Église plus ouverte, mais profondément divisée, où les tensions entre modernisateurs et traditionalistes risquent de s’exacerber.
Un pape visionnaire ou un réformateur incomplet ?
François a-t-il modernisé l’Église catholique ? Oui, mais à moitié. Il a brisé des tabous, humanisé le discours pontifical et donné espoir aux exclus. Ses paroles sur les homosexuels, ses pleurs pour les migrants, ses appels à une Église "hôpital de campagne" ont marqué les esprits. Mais il s’est heurté à une institution plurimillénaire, dont les rouages résistent au changement. Comme le note l’historien Denis Pelletier, François a incarné une "relative ouverture", sans jamais rompre avec la tradition. Son pontificat, tel un pont jeté vers les marges, reste inachevé.
Son décès, le lundi de Pâques 2025, a suscité une émotion mondiale. Sur la place Saint-Pierre, des fidèles pleuraient un "pape des pauvres", tandis que d’autres, plus critiques, pointaient ses ambiguïtés. L’image de cet homme frêle, s’appuyant sur sa canne pour bénir des réfugiés, restera gravée. François a rêvé d’une Église qui embrasse tous les humains, sans distinction. Mais, comme le Christ qu’il servait, il a porté une croix : celle d’une réforme entravée par les siens. Son successeur dira si ce rêve survivra.
"En vieillissant, on perd un peu la vue, mais le regard intérieur devient plus pénétrant, attentif et humain. On devient capable de voir des choses qui nous échappaient. Le Seigneur ne confie pas ses talents uniquement aux jeunes : il en a pour chacun".
Pape François