« Le 9 mai – Mémoire interdite, mémoire trahie » Échos mémoirels – Ce que l’on préfère ne pas entendre

par Cassandre G
lundi 21 avril 2025

(En réponse surtout aux réactions suscitées par mon précédent article : « Le Naufrage mémoirel de l’Europe : Révisionnisme, Russophobie et Dérive Belliqueuse »)

J’ai publié il y a peu un article intitulé « Le Naufrage mémoirel de l’Europe », dont le titre — et plus encore le terme mémoirel — a, semble-t-il, suscité davantage d’interrogations sur sa forme que de réflexion sur son fond.

Certains ont tiqué sur ce mot rare, presque effacé des dictionnaires. Il est vrai que mémoirel n’est pas d’un usage courant. Mais ce n’est pas un caprice stylistique. Ce terme désigne autre chose que la simple mémoire historique ou les madeleines proustiennes de salon : il nomme et décrit ce terrain mouvant, ce champ trouble où se croisent souvenirs collectifs embarrassants, creusés tantôt profondément, tantôt de manière superficielle ; et des oublis stratégiques pour disculper et réconcilier les peuples ; réécritures organisées et glorifications douteuses.
Et peut-être est-ce justement là ce qui dérange.

Car parler de mémoirel, c’est éclairer aussi les angles morts. C’est braquer un projecteur sans détour sur les silences arrangeants, les non-dits diplomatiques, les inversions historiques remisées dans le soft power occidental et les manuels scolaires édulcorés. Et cela révèle — et réveille — parfois avec une netteté désolante, les désirs de revanche, les nostalgies perverses qui suintent dans les curriculums occultés de certains de nos aïeux compromis, les postures faussement modernes qui masquent mal le retour de très vieilles haines. Sous prétexte que « l’eau a coulé sous les ponts », on nous intime d’oublier. Mais oublier quoi ? Et au profit de qui ?

Ce que l’on feint d’ignorer, sous couvert d’équilibre, de réconciliation ou de « mémoire partagée », revient alors, doucement mais sûrement, à réhabiliter les racines mêmes de la violence.
Oui, la peste brune bien sûr — qu’on croyait reléguée aux marges délirantes de l’Histoire — rôde, désormais décomplexée, revancharde, et parfois même drapée dans les oripeaux du Bien, sous la bannière bleue et étoilée de l’Union européenne.

L’article précédent posait cependant une question simple : que devient la mémoire historique dans l’Europe contemporaine ?
Que fait-on, aujourd’hui, du rôle déterminant de l’Armée rouge dans la défaite du nazisme, du sacrifice des 27 millions de morts soviétiques, dont une majorité de civils ? Quelle place donne-t-on encore à cette mémoire, ce prochain 9 mai — et surtout, que signifie son effacement ?

Le 9 mai 2025 risque, à cet égard, d’être un point de bascule. Ce jour qui fut, jadis, celui de la victoire contre le IIIᵉ Reich, devient peu à peu un terrain d’affrontement idéologique. On sent poindre, derrière les hommages réécrits et les silences concertés, une volonté de réorganiser le récit. Les déclarations et menaces récentes de Kaja Kallas, commissaire aux affaires étrangères de l’UE, révisant sans détour les responsabilités historiques, nous le montrent avec une clarté glaçante  : on ne se contente plus d’oublier, on commence à inverser.

Et pourtant, à lire certains commentaires, on peine à croire que mon texte ait été lu. Ou alors, il a été lu comme on lit ce que l’on veut réfuter d’avance : à travers les filtres de la haine, du réflexe idéologique, du déni. C’est le paradoxe de Cassandre : dire les faits, les nommer, les démontrer — et ne recevoir en retour que sarcasmes, silences, ou accusations déplacées.

On me ressort le pacte germano-soviétique comme un joker historique, une sorte d’antidote supposé à tout ce que j’avance. Sans contexte, sans nuance, sans honnêteté. Il faudrait rappeler, encore et toujours, que ce pacte fut signé après les accords de Munich, dans une Europe déjà trahie par ses élites occidentales, où la Tchécoslovaquie fut livrée sans combattre. Que l’URSS, isolée, tenta en vain de construire un front commun avec la France et la Grande-Bretagne. Ce n’est pas une justification. C’est un fait. Serait-il possible que vous l’ignoriez, ou avez-vous une vision ethnocentrée des réalités historiques — et de toutes leurs nuances ?

Mais ce qui sidère, au fond, ce n’est pas ce genre de réaction mécanique — pour ne pas dire pavlovienne — : c’est l’absence totale de débat sur le fond.


Aucun mot sur les propos de Kallas, aucun frémissement face à la réhabilitation de figures nazies dans les pays baltes ou en Ukraine.
L’avenue menant au mémorial de Babi Yar à Kiev est aujourd’hui baptisée avenue Stepan Bandera. Un nazi notoire et génocidaire devient donc un héros ?
Un autre nazi notoire — vieillard ukrainien, supplétif des SS, presque centenaire — fut accueilli en héros au Parlement canadien en 2023, applaudi par l’ensemble des élus, salissant au passage, avec un cynisme à peine voilé, la mémoire des nombreux jeunes Canadiens tombés en combattant le nazisme… Cherchez les erreurs. Mais rien ne semble choquer l’Occident collectif.

Aucune indignation, non plus, sur la manière dont on efface aujourd’hui toute une mémoire résistante, tout un pan de l’histoire européenne — comme si les victimes et les sacrifiés d’autrefois avaient gêné dès le départ.

 

Ce silence n’est pas neutre. Il est complice.
Il suggère que, pour certains, le retour de cette mémoire-là représente une menace, et que son effacement est une victoire.
Et s’il est permis de poser la question frontalement : que cherchent donc à protéger ceux qui refusent de voir, d’écouter, ou simplement de lire ?

Ce que je ressens, devant certaines réactions, ce n’est pas seulement de la tristesse ou de l’agacement. C’est une inquiétude plus profonde.
L’impression que ce texte n’a pas tant provoqué de désaccords argumentés que suscité des crispations passionnelles, venues de lecteurs apparemment imprégnés de haines anciennes, bien installés dans leurs dissonances cognitives, incapables de soutenir une analyse cohérente — mais tout à fait disposés à participer, sciemment ou non, à un climat de revanche, surtout s'il est anti-russe.
Car c’est bien cela qui est en jeu : une revanche idéologique, où le nazisme devient flou, où les responsabilités se diluent, où les victimes s’invisibilisent, se confondent avec leurs bourreaux — que l’on finit parfois par réhabiliter.

J’insiste : il ne s’agit pas ici de défendre le système soviétique. Il s’agit de défendre la vérité historique. La mémoire des résistants, des rescapés et des victimes — de l’Est comme de l’Ouest. La dignité de millions de morts dont le sacrifice permit à l’Europe — et à l’Occident — d’exister encore.

Si nous ne parlons pas aujourd’hui allemand, si nos livres, nos écoles, nos langues, nos libertés n’ont pas été broyés par le IIIᵉ Reich, c’est parce que l’URSS a tenu, au prix du sang, ce front de l’Est que d’autres avaient abandonné.

Dans cette lumière crue, mémoirel n’est plus un mot étrange. C’est un mot juste.
Il désigne ce qui reste quand la mémoire n’est plus qu’un champ de ruines, où l’on choisit soigneusement les fragments qu’on veut conserver.
Il désigne l’émotion embarrassante de ceux qui savent mais ne veulent plus se souvenir.
Et il désigne aussi le devoir de ceux qui ne renonceront pas à nommer les absents, à faire parler les silences, à résister — précisément là où la mémoire se brouille.

Pour certains, on dira que ce texte dérange, qu’il ose troubler les récits bien rangés où le Bien et le Mal sont distribués à l’avance, selon les nécessités du moment. On dira peut-être qu’il relativise, qu’il trouble les certitudes. C’est possible. Mais il ne relativise rien : il rappelle seulement que l’Histoire ne supporte pas les amputations volontaires, et que l’oubli organisé est une forme de trahison.

Car ce ne sont pas « les Soviétiques » qu’on efface aujourd’hui : ce sont les peuples, les ouvriers, les paysans, les mères, les soldats de l’Armée rouge — ces millions de femmes et d’hommes qui, par patriotisme et par dignité, ont brisé l’échine du nazisme. Ce sont eux que l’on insulte en déboulonnant les statues, en débaptisant les rues, en raturant les manuels. Ce sont leurs enfants et leurs petits-enfants que l’on somme de croire qu’ils doivent désormais s’excuser d’avoir vaincu.

Et les mêmes qui, hier, feignaient d’applaudir les commémorations du 8 mai, se trouvent aujourd’hui bien à l’aise lorsqu’il s’agit de réhabiliter ceux qui ont combattu du mauvais côté de l’Histoire — au nom de la « lutte contre le communisme », comme si cela pouvait justifier toutes les régressions, tous les révisionnismes. Je vous le rappelle, nous sommes en 2025, et les Russes ne sont plus communistes depuis 1991.

Alors, les réactions à ce texte ? Elles sont prévisibles. Les plus cyniques se contenteront de détourner les yeux. Les plus alignés hurleront au scandale, comme si rappeler les faits était déjà un crime. Et les plus bornés, ceux qui croient que l’Histoire doit se plier aux exigences de l’OTAN ou aux caprices de Bruxelles, pousseront des cris hystériques outragés, vociférant leur haine sans jamais répondre au fond.

Mais qu’ils sachent une chose : ce texte ne leur demande pas d’aimer la vérité — seulement de ne plus pouvoir l’éviter.
Et s’ils préfèrent continuer à cautionner l’imposture, alors qu’ils sachent qu’il se sont dès lors irréversiblement compromis avec la bête. Car le crime, ici, n’est pas d’avoir été soviétique, mais de vouloir effacer ceux qui ont sauvé le monde. Aujourd’hui, le 9 mai, n’est pas seulement un rappel historique.
C’est un test. Un test moral, politique, et intellectuel. Et de ce test, beaucoup, aujourd’hui, s’excluent eux-mêmes. 

Cassandre G

Note concernant l’illustration :

Image empruntée à Calvo (La Bête est morte, 1944–45), qui n’en aurait sûrement pas désavoué le détournement.

Allégorie toujours vive : la Bête rôde encore — sous d’autres masques, parfois même acclamée.

 

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