Les limites de Trump ou les limites de l’effort

par Jules Seyes
vendredi 25 avril 2025

L’élection de Donald Trump engage l’Amérique dans un formidable tournant pour renoncer aux politiques de mondialisation libérales dont la nocivité est désormais reconnue par l’immense majorité de l’opinion publique.

Seulement, comme le disait Bossuet, Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. Sans préjuger ni insulter l’avenir, car il nous manque la boule de cristal, un analyste prudent peut tout de même tenter dans le chaos ambiant de clarifier un peu les choses et à l’aune de la culture américaine délimiter les lignes rouges de l’équipe Trump. Celles où ils éprouveront des difficultés à trancher le nœud gordien.

Pour cela, tentons de clarifier l’objectif de ces nouveaux républicains ou, plus exactement, de délimiter ce que les militaires nomment l’état final recherché.

Si les démocrates n’ont épargné aucune mesure pour empêcher l’élection de Donald Trump allant probablement jusqu’à la tentative de meurtre (les balles sont un fait indéniable), il existait une raison : Trump est effectivement l’anti ! Anti leur monde, l’homme désireux d’inverser la vapeur d’une politique de mondialisation perdue dans une modernité mal comprise où une minorité trace du haut de sa morgue les traits de l’Homme nouveau sans se préoccuper de savoir si l’Homme le désire réellement. En réalité, le wokisme, le monde divers des minorités et la culpabilité de l’homme blanc (bien pratique pour le dépouiller, puisqu’il est coupable et doit réparer) attirent peu. Sans un barrage médiatique digne des pires feux de la première guerre mondiale, ces idéologies auraient depuis longtemps disparu dans les limbes de l’histoire.

Les objectifs de Donald Trump peuvent se résumer ainsi : Rétablir l’équilibre des balances commerciales, notamment celle des États-Unis. Cesser les interventions étrangères pour ramener les troupes à la maison. Reconstituer le pouvoir d’achat de la population américaine pour que celle-ci retrouve l’envie de vivre et d’avoir des enfants, gage d’avenir d’une nation.

Ce constat confirme l’analyse Démocrate : Trump est l’abomination de la désolation. Pour eux, pour cette caste mondialiste qui a profité des gigantesques profits engendrés par la mondialisation, au prix d’un appauvrissement des peuples. On comprend que, chez nous, le drame moral vécu par des gens comme un Raphaël Glücksmann, une Valérie Hayer ou une Nathalie Loiseau soit dramatique (Enfin, ma solidarité de classe envers ces individus étant dans le négatif, vous pardonnerez à mon âme sombre d’éprouver une certaine Schadenfreude à la vue du désarroi de ces individus.). L’élection de Donald Trump découpe à la tronçonneuse le piètre radeau grâce auquel les membres de cette caste en faillite surnagent et tirent leur épingle du jeu. Ces gens n’ont rien à offrir que leur servilité à un ordre nuisible ; où trouveront-ils un nouveau maître ?

Et c’est là que le bât blesse. Supposons que le plan de Trump réussisse, qu’il parvienne à rétablir les balances commerciales avec des industries équilibrées entre les pays. Imaginez-vous les individus précités trouver un travail dans le dur monde de l’industrie ? Là, il n’y a pas de place pour les rêveurs de ce calibre. Les machines ont cette désagréable tendance à s’occuper du réel et, si les ouvriers doivent tout de même baisser la tête pour assurer leur paie face aux abus de certains responsables, ils ne sont pas aussi malléables que des analystes de renseignement ou des assistants du Parlement européen.

Il va falloir du muscle, de l’effort, de l’intelligence. Là est le premier défi de Donald Trump : Ramener aux USA des gens avec de l’argent pour acheter des machines est parfaitement réalisable. Mais, ensuite, il faudra des ingénieurs, des techniciens, des programmeurs, des gens capables de gérer les flux. Où les USA les trouveront-ils ? Pas dans leur système éducatif ravagé par des décennies de sous-investissement et de politique. Jusqu’ici, les Américains importent ces cadres, mais le monde pourra-t-il, voudra-t-il continuer à fournir, sauf à offrir des salaires hors normes  ? La même question se pose pour nous : notre système scolaire peut-il encore fournir ses personnels ? Il faudrait une génération pour former de nouveaux enseignants, qui ensuite pourraient former les élèves  ; on imagine l’ampleur de l’effort à fournir.

Voilà une idée de l’effort à fournir. (À la fin, vous trouverez un encart avec une analyse spécifique sur ces besoins.)

 

Diplômes d'ingénieurs par décennie (approximations)

Décennie

États-Unis

Chine

Europe (UE)

Russie

1990

 60 000

 112 000

 95 000

Données non disponibles

2000

 97 000

 360 000

 134 000

Données non disponibles

2010

 120 000

 1 000 000

 139 000

Données non disponibles

2020

 237 000

 2 000 000

 1 000 000

 454 000

 

Là est le second problème de toute révolution. La Chine a reçu les usines, car son peuple était prêt à fournir les efforts nécessaires pour les faire fonctionner, cf. l’évolution de son nombre d’ingénieurs. Dans un monde occidental où tout le monde rêve de développement personnel, de croisière au soleil, où trouver les ouvriers pour s’atteler huit heures de rang à la machine. Désolé, hormis dans le monde merveilleux d’Agnès Panier Runacher, l’industrie n’a rien de magique. C’est un univers d’effort, de rigueur, où les corps marquent. Les Chinois ont publié des sketchs générés par IA sur les ouvriers américains dans les sweatshops. Si les vidéos sont fausses, elles frappent juste, car elles décrivent la réalité : une large partie de nos populations est physiquement incapable de ces efforts.

 

Évolution du poids moyen des adultes (en kg)

Décennie

États-Unis

Chine

Union européenne (approx.)

1990

Hommes : 82 kg

Femmes : 69 kg

Hommes : 63 kg

Femmes : 55 kg

Hommes : 75 kg

Femmes : 65 kg

2000

Hommes : 86 kg

Femmes : 74 kg

Hommes : 66 kg

Femmes : 57 kg

Hommes : 77 kg

Femmes : 67 kg

2010

Hommes : 89 kg

Femmes : 76 kg

Hommes : 69 kg

Femmes : 58 kg

Hommes : 79 kg

Femmes : 68 kg

2020

Hommes : 90 kg

Femmes : 77 kg

Hommes : 69.6 kg Femmes : 59 kg

Hommes : 80 kg

Femmes : 70 kg

 

Là encore, il nous faudra des décennies pour rendre à nos populations une santé suffisante pour, enfin, reprendre sa place dans des usines. Peut-être Trump aurait-il dû laisser quelques années à Kennedy avant de lancer ses droits de douanes.

La Chine commence à affronter le problème et celui du vieillissement de sa population. Pour cette raison, elle s’efforce de robotiser. Voilà une solution, mais faute d’avoir investi le domaine depuis des décennies, nous devrons revenir à des usines de moindre niveau technologique, ou acheter les robots à la Chine…

Dans ce cas, comment se fera la distribution des revenus ? Trump achète des investisseurs avec des garanties de faible prix de production, d’impôts limités. Certes, l’effet prix est utile, mais on risque de revenir à la bonne vieille limite keynésienne : Une usine n’existe que pour servir des marchés. On a solvabilisé les marchés occidentaux par la dette et le procédé atteint ses limites. Trop de gens sont au bord (ou déjà au-dessus du précipice) du surendettement. Les milliardaires autour de Trump sont sûrement sincères dans leurs idées de mettre fin à la mondialisation pour remettre de la substance dans l’économie dont eux aussi vivent, mais seront-ils prêts au moment où il faudra parler redistribution ? Il y a fort à parier que cela restera business as usual, mais alors le peuple de Trump n’aura pas le soulagement attendu.

Dans tous ces domaines, on retrouve les limites de la guerre en Ukraine. Santé, éducation, inégalités. Les hauts patrimoines en ont profité, mais le système devient désormais délétère pour la société tout entière et même pour les grandes fortunes : les rendements décroissants sont enclenchés. Comme une voiture engagée dans une impasse, avancer revient à heurter le mur du fond, manœuvrer est difficile tant la route est étroite et parsemée d’obstacles. Quant à reculer ? Il faudra constater la perte de quarante ans de dopage de l’économie à coup de mensonges monétaires et de dettes étatiques, qui absorbera la facture d’une fête dont seule une poignée a profité et dont le coût total dépasse les bénéfices privatisési ?

Redoutable ciseau, Trump a appuyé sur la pédale d’un ajustement qui aurait dû être mené dès 2008. Le sursis a aggravé la situation et le toit risque de tomber sur la tête du président américain confronté au mur de la réalité.

Une situation difficile, encore aggravée par les défauts de notre système politique : Pour rester au pouvoir, Trump doit vendre une Amérique conquérante, un monde qui se plie à ses oukases. La démocratie est un régime difficile pour les deuils, nous l’avons vu avec Charles de Gaulle et la liquidation de l’Algérie. Cela demande du doigté, du talent et la culture américaine, faite d’action, de bruit et de fureur, s’y prête peu. L’Amérique a besoin d’un diplomate, d’un Cavour, et non d’un Garibaldi ; seulement, peut-elle l’accepter ?

Trump est contraint de charger, il en a d’ailleurs probablement le goût, mais il transforme ainsi une manœuvre complexe en une immense bataille, et tout historien militaire le sait : les faiblesses de l’exécution peuvent condamner la meilleure des manœuvres.

 

À ce stade, nous manquons de données pour préjuger du résultat. Un président américain agit en début de mandat pour récolter, trois ans plus tard, les fruits de sa politique. Il conviendra alors, une fois la poussière retombée, d’examiner les conséquences et les résultats. Nous pouvons tout de même constater les limites de l’exercice et les formidables obstacles. Emanuel Todd avait constaté que Trump serait le président de la défaite de l’Amérique. N’ayant pas la sagacité, je ne saurais conclure aussi vite, mais vu l’ampleur des défis à relever, l’univers multiplie les obstacles.

 

Trump réussit : L’Amérique relance son industrie, crée des emplois et il aura réinventé les théories de List.

Trump vend une réussite : Les choses vont mal, mais par un mélange de défausse sur ses prédécesseurs (qui méritent le blâme) et de communiqués victorieux, il donne un sentiment de succès qui, peut-être, peut permettre à son remplaçant en 2028 d’avoir le temps d’achever les réformes profondes.

Trump échoue et cela se voit : la même coterie néolibérale reviendra au pouvoir, l’Occident incapable de se réformer s’enfoncera dans la crise. Les touristes du reste du monde viendront visiter nos pays transformés en musées et se taper les putes sur nos trottoirs qui remplaceront Pattaya comme hauts lieux du commerce de la misère humaine. Nous sommes, hélas, sur le bon chemin.

 

 

Ex cursus :

La pénurie de diplômes :

Plus grave, l’économie moderne requiert de grandes quantités de personnels qualifiés. Durant la Seconde Guerre mondiale, l’armée et l’industrie US purent compter sur ces centaines de milliers de bricoleurs qui réparaient, modifiaient leur voiture durant le week-end et avaient ainsi développé de véritables compétences mécaniques. Eux se réjouissaient de bricoler sur des chars.

Plus tard, les entreprises ont développé la pratique des ingénieurs maison, par la formation de leurs techniciens, voire d’ouvriers talentueux qui, au fil des décennies, ont su acquérir les savoirs spécifiques dont ces établissements avaient besoin.

Seulement, la technique a progressé, les besoins sont plus spécifiques, plus spécialisés et chaque développement exige davantage d’effort. En ce sens, l’hypertechnologisme requiert une explosion exponentielle des efforts à fournir.

 

Évolution des lignes de code par génération d'avions de combat

Génération

Avion emblématique

Années de service

Lignes de code estimées

3e génération

Mirage 2000

1983

 100 000

4e génération

F-16, Rafale

1978 / 2001

1 à 2 millions

4.5e génération

Eurofighter Typhoon

2003

 3 à 5 millions

5e génération

F-22 Raptor

2005

 2 millions

 

F-35 Lightning II

2015

8 à 25 millions

6e génération

NGAD, SCAF (en projet)

2030s (prévu)

50 à 100 millions (prévision)

Rester compétitif exige de dominer des industries à la pointe de la technologie et, dès lors, de développer le capital humain au niveau nécessaire à la compétition.

En ce sens, la désindustrialisation suit davantage une stagnation, un refus d’investir et non un effondrement. Il convient donc de calibrer les besoins de formation à ce développement exponentiel de la demande. En ce sens, l’IA et tous ces outils permettront à chacun d’accomplir davantage, mais le rendement sera décroissant. La fin du travail risque de se heurter à ces besoins croissants. Trop souvent, le raisonnement sur : « L’IA va mettre tout le monde au chômage » vient du calcul sur la base d’un monde stable, éloigné de la réalité des exigences technologiques.

En ce sens, Trump peut faire mobiliser 500 mds par ses amis pour réaliser de nouvelles IA. Avec la concurrence chinoise, ils auront même de brillants résultats, s’ils trouvent assez d’ingénieurs pour développer !

 

iAinsi sous Macron, les grandes fortunes semblent avoir augmenté de 360 mds€. La dette est, par contre, certaine : +1000 mds€. A chacun de faire le ratio.


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